Le discours officiel franco-algérien est marqué par un paradoxe. Rupture par la guerre de libération nationale coexiste avec continuité de certaines institutions, particulièrement scientifiques. Là, résident mes questionnements initiaux. Un site internet, géré par le ministère de l’Intérieur de l’Algérie, présente l’actuel Centre de Recherche en Astronomie Astrophysique et Géophysique (CRAAG) comme « issu de la création de l’Observatoire d’Alger en 1890 et puis de l’IMPGA en 1931 ». Le laboratoire actuel s’identifie donc à ses homologues et prédécesseurs de l’époque coloniale. Cette homologie, et prétendue continuité, est mise en doute par certaines des pratiques actuelles du CRAAG. En 2013, par exemple, l’État lui a confié la détermination de la direction de la Qibla de la Grande Mosquée d’Alger, écartant les imams et chouyoukh traditionnellement associés à cet acte . Cette pratique me semblait relever plutôt d’une pratique de l’astronomie médiévale arabe, au service du sultan, que de celles des astronomes français en Algérie pendant la période coloniale. Pour sonder la réalité de ces tensions apparentes, la définition de l’objet « observatoire d’Alger » dans son rapport à l’État, pendant la période coloniale, était un passage nécessaire.
La problématique de recherche a été façonnée par deux évènements. Tout d’abord, un projet de recherche monographique sur l’observatoire d’Alger et son patrimoine préexistait au mien. Mené par Françoise Le Guet Tully, Jean Davoigneau, Youcef Hamid Sadsaoud, avec la collaboration de Anthony Turner et de Marc Heller, ce programme de recherche s’attachait à inventorier et documenter le patrimoine astronomique de l’observatoire d’Alger dans le cadre d’une mission française d’inventaire national et d’une convention avec le ministère des Affaires étrangères. Une mission conduite à Alger en 2000 était à l’origine de plusieurs articles et communications . En 2010, la diffusion par l’UNESCO auprès de ses états membres d’une initiative pour le patrimoine astronomique, dans le cadre du classement au patrimoine mondial, a relancé les intérêts algérien et français pour la collection de l’observatoire d’Alger. La thèse de doctorat fournissait un cadre idéal pour la réalisation d’une étude monographique approfondie. Ce projet s’est cependant heurté à la réalité du terrain. La cotutelle de thèse envisagée avec la partie algérienne n’a pas pu être mise en place et une redéfinition du projet de recherche a été nécessaire pour préserver des intérêts locaux algériens, déplaçant et limitant la période temporelle à la période coloniale et élargissant la monographie à une étude plus vaste. Ce travail de recherche porte donc sur le développement de l’astronomie française en Algérie pendant la période coloniale.
Le baromètre (1830 – 1855) : les sciences de l’observatoire au combat
Les astronomes français en Algérie avant 1830
Lorsque l’armée française débarque en 1830 à Sidi Ferruj , l’astronomie n’est, aux yeux des envahisseurs, plus que marginalement pratiquée en Algérie. Ce sentiment est un des éléments qui alimentent la rhétorique d’une grande civilisation arabe pervertie par son gouvernement et en déchéance. Elle justifie la mission civilisatrice des Français, selon les acteurs français de l’époque, et entraîne la « rupture de parité » qui conduit à la domination et à la colonisation de l’Algérie par la France.
L’astronomie, science cardinale pour la pratique musulmane, fut largement répandue dans le Maghreb médiéval. Des foyers importants existèrent sur le territoire de ce qui est devenu l’Algérie : Béjaïa, Tlemcen, Mazouna ou Tahart . Dans ces centres, des ouvrages théoriques sont conçus et les recherches entamées à Bagdad et Damas poursuivies. Mosquées, qui abritent des bibliothèques et des établissements d’enseignement supérieur , zaouïa , medersa ou khizanat al-kutub de riches particuliers sont les nœuds du réseau de conservation et de transmission des savoirs pieux maghrébins dont les tolba et les cheikh sont les acteurs. Peu à peu cependant, une pédagogie défaillante et stéréotypée, centrée sur la mémorisation des savoirs, conduit le savant Ibn Khaldoun à faire état « d’un certain relâchement et d’un certain vide intellectuel qui commençait à s’installer au Maghreb » dès le XIVe siècle. L’époque ottomane d’Alger, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, est une période de faible innovation. Pour Abu l-Qasim Saâdallah, « le calcul était enseigné uniquement pour comprendre les opérations relatives aux partages successoraux, la médecine pour comprendre les Hadiths du Prophète concernant la physiologie, et l’astronomie pour déterminer les moments de la prière . » Cet auteur donne la liste d’une quinzaine d’ouvrages relatifs à l’astronomie, publiés dans cette période sur l’espace du Maghreb central.
Le déclin de la puissance de l’empire ottoman dans ses périphéries africaines est marqué par l’expédition égyptienne de Bonaparte. En Égypte, après le départ des armées françaises, le règne de Muhammad Ali débuté en 1805 est une période de modernisation des sciences, largement étudiée par Pascal Crozet . Puisant aux mêmes sources que les Européens, les savants égyptiens rénovent leurs enseignements, sans qu’il y ait continuité avec la courte présence française sur leur territoire . Un observatoire, « institution experte » selon la classification de Crozet, « fonctionne une première fois à Bulaq entre 1845 et 1850 », « puis à nouveau dans le quartier d’al-‘Abbasiyya à partir de 1867, et dont les missions dans la seconde moitié du siècle semblent pouvoir être résumées de la façon suivante : réalisation et publication de relevés météorologiques, détermination journalière du midi moyen, établissement du calendrier . » .
Ces mêmes processus de modernisation et de transferts sont à l’œuvre au Maroc et en Tunisie entre le milieu du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle . Les instruments scientifiques participent de ce processus de modernisation des sciences . Dans tous ces pays, l’intrusion coloniale, française ou anglaise, interrompt ces processus. A Alger, le Dey d’Alger conservait au début du XIXe siècle quelques instruments d’astronomes médiévaux arabes. Après sa chute, les instruments sont exposés dans le premier musée de l’Alger colonial . Au côté des instruments arabes médiévaux, des instruments européens plus récents étaient présents dans le palais du Dey, comme en témoigne Jean-Toussaint Merle dans les premiers jours de l’occupation d’Alger.
Je crois y avoir vu aussi un baromètre anglais monté sur une table d’acajou, avec les légendes gravées sur des plaques de platine. Il y en avait plusieurs du même genre, et de formes différentes, dans les appartemens [sic] du dey, un surtout très beau et très riche, de Dollon : c’était, un cadeau du prince régent, en 1819 .
Ainsi donc, au début du XIXe siècle, instruments et connaissances européennes contribuent à la modernisation des sciences, entreprise dans le Maghreb comme en Égypte. En Algérie, ce processus est brutalement interrompu par l’occupation française.
Pour les astronomes français, l’intrusion dans l’espace maghrébin à partir du second quart du XIXe siècle, objet de notre étude, n’est pas une première rencontre. Comme le souligne Jocelyne Dakhlia, « la Méditerranée était de toute façon, depuis les périodes médiévales au moins, le lieu d’une interaction constante entre sociétés d’Europe occidentale et Occident islamique ». Ainsi, plusieurs astronomes européens sont passés à Alger avant 1830. Marcel Emérit évoque dans la Revue Africaine , la figure du prêtre mercédaire Fau . Venu à Alger dans le cadre de son engagement pour le rachat des captifs chrétiens, il y réside pendant trois mois à la fin de l’hiver 1728 – 1729 . À son retour, il donne un rapport sur l’état d’Alger à l’Académie des sciences de Bordeaux. Urbanisme, pouvoir, religion, marchés, populations, fortifications, port et campagne sont méthodiquement commentés. Il effectue aussi une observation astronomique très importante pour déterminer la position d’Alger.
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Table des matières
Introduction
Définition de l’objet d’étude
Quelques choix méthodologiques
Périodisation
Bibliographie et sources
1 Le baromètre (1830 – 1855) : les sciences de l’observatoire au combat
1.1 Les astronomes français en Algérie avant 1830
1.2 1830 : la brigade topographique
1.2.1 Un moment initial
1.2.1.1 Débarquer et mesurer
1.2.1.2 Le pavillon de la zenkat Dar En-naas
1.2.2 Militaires en mission
1.2.2.1 La brigade topographique
1.2.2.2 La mission
1.2.2.3 Observer et se battre
1.2.3 Des pratiques
1.2.3.1 Économie des hommes et des instruments
1.2.3.2 Terrain et Dépôt
1.2.3.3 Des savoirs d’astronomie géodésique
1.2.3.4 Observations météorologiques
1.2.4 Patrimoine militaire méditerranéen : géodésie et météorologie en campagne
1.3 Parcours d’expert : Georges Aimé, « le jeune physicien de l’Algérie »
1.3.1 L’Algérie plutôt qu’enseigner en Province
1.3.1.1 Formation
1.3.1.2 Le collège d’Alger et son observatoire
1.3.1.3 Les premiers travaux d’Aimé
1.3.1.4 L’expert des services civils du Gouvernement Général
1.3.2 Le temps de l’Exploration scientifique de l’Algérie
1.3.2.1 Un recrutement tardif
1.3.2.2 Aimé au sein de la Commission d’exploration scientifique
1.3.3 Le temps de la maturité : publier et organiser l’avenir
1.3.3.1 Un hôtel à Paris, une chaire à Alger
1.3.3.2 Aimé et le premier réseau météorologique algérien
1.3.3.3 La doctrine météorologique militaire
1.3.3.4 Le réseau s’étend vers l’intérieur
1.3.4 Retour en Algérie
1.3.4.1 « Mort, pour ainsi dire, au champ de bataille »
1.3.4.2 Conclusions
1.4 Conclusion : de la rainette au baromètre
2 Le Grand télescope d’Alger (1855 – 1885) : Fonctions symboliques des sciences de l’observatoire
2.1 « Être sur la carte »
2.1.1 La demande des notables européens d’Alger
2.1.1.1 Vialar, son astronome et son observatoire
2.1.1.2 Réaction de la Marine
2.1.2 La projection de l’Observatoire de Paris vers l’Algérie
2.1.2.1 Le délégué météorologique
2.1.2.2 Le retour de la question astronomique
2.1.3 Une station astronomique pour Alger
2.1.3.1 Les soirées chez Foucault
2.1.3.2 Charles Bulard
2.1.3.3 Tensions communautaires et terrain algérien
2.1.4 Conjonction
2.2 L’astronome et les soldats
2.2.1 Changement de bannière
2.2.1.1 La coexistence transitoire
2.2.1.2 De l’Instruction publique au Gouverneur général
2.2.1.3 Les parrains Pélissier et Vaillant
2.2.2 Pratiquer l’astronomie physique sous bonne garde
2.2.2.1 Traces de la production d’astronomie physique
2.2.2.2 Bulard dans sa communauté
2.2.2.3 Les moyens militaires
2.2.3 Les pratiques de Bulard : un exemple de régime régulatoire
2.2.3.1 Des points et des frontières
2.2.3.2 Une heure pour l’Algérie
2.2.3.3 Le champ magnétique terrestre au service de la politique foncière
2.2.4 « C’est fabulard ! »
2.3 Représenter et prédire le temps
2.3.1 « N’est point astronome qui veut, encore moins météorologiste » : Œuvre météorologique de Charles Bulard
2.3.1.1 L’observatoire initiatique de Midhurst
2.3.1.2 Projet de réseau algérien
2.3.1.3 L’observation continue et le panorama météorologique
2.3.2 Tensions
2.3.2.1 « Mr Bulard s’est fait, en matière de météorologie, une théorie personnelle»
2.3.2.2 « La catastrophe Bulard », facteur de désordre météorologique
2.3.2.3 Bulard le polémiste
2.3.3 Reprise en main de la météorologie algérienne par la métropole
2.3.3.1 Les docteurs de la « Société climatologique »
2.3.3.2 La conquête algérienne de Le Verrier
2.3.3.3 Les concurrents de la Société Météorologique de France
2.3.3.4 Les concurrents du Génie militaire
2.3.4 « Donner, s’il se peut, à l’observatoire une direction plus sûre »
2.4 Conclusion : astronomie et propagande
3 Les lunettes d’astrométrie (1885 – 1939)
3.1 « Le triomphe des colons »
3.2 Le raccordement franco-algérien
3.2.1 Convergences : le Bureau, l’Observatoire, le Dépôt
3.2.1.1 « Faire avancer la Géodésie en France »
3.2.1.2 Sur terre : le capitaine François Perrier et la méridienne
3.2.1.3 Sur mer : l’amiral Ernest Mouchez et l’hydrographie de l’Algérie
3.2.2 L’observatoire permanent d’astronomie géodésique de la colonne Voirol
3.2.2.1 Un observatoire à vocation permanente
3.2.2.2 Des techniques nouvelles
3.2.2.3 Des observatoires abandonnés
3.3 Appuyer l’édification de l’empire français
3.3.1 Un marin à la tête de l’astronomie française
3.3.1.1 Mouchez, l’Observatoire de Montsouris et l’empire
3.3.1.2 Des marins de la mer au désert
3.3.1.3 L’élimination de Bulard et le nouvel observatoire de Kouba
3.3.2 Assistance à explorateurs
3.3.2.1 Astrométrie et exploration
3.3.2.2 Le service de l’heure : de la ville à l’Empire
3.3.2.3 L’observatoire de la Bouzaréah : formation et traitement de données
3.3.3 La tradition astrométrique
3.3.3.1 La Carte du Ciel comme programme fondateur
3.3.3.2 Redéfinition socio-technique d’un observatoire
3.3.3.3 Émergence et consolidation d’une tradition astronomique
3.4 L’Université d’Alger : sujétions et opportunités
3.4.1 L’École préparatoire à l’enseignement supérieur des sciences
3.4.1.1 Une tutelle administrative pour l’Observatoire
3.4.1.2 Un partenaire financier
3.4.1.3 Un espace de mobilité
3.4.2 Effets de cisaillement dans les sciences de l’Observatoire
3.4.2.1 Gonnessiat reprend la main sur le SMA
3.4.2.2 Développement de la Physique du Globe à l’Observatoire
3.4.2.3 Le siphonage par l’Institut de météorologie et de physique du globe d’Algérie
3.5 Conclusion : de Paris à Tamanrasset
4 Conclusion
Conclusion