De garde et appelé dans le service de gériatrie au milieu de la nuit, j’accompagnais une vieille dame dans les derniers instants de sa vie. Je dû appeler son fils pour lui annoncer le décès. Je lui proposais, à cet instant, un soutien « s’il en ressentait le besoin » sans avoir la moindre idée de ce qui l’attendait. N’ayant à l’époque, jamais vécu personnellement un deuil et ayant reçu que quelques notions sur ce processus, il m’était impossible de pouvoir lui proposer plus qu’une oreille empathique. Il ne m’est jamais venu à l’esprit de parler de cette expérience à quiconque. Mon premier réflexe a donc été d’oublier cet événement. Était-ce le reflet du tabou qui existe dans notre société autour de la mort et du deuil ? Au cours d’un stage en psychiatrie, je fus amené à rencontrer une patiente, retraitée, qui venait de perdre son mari. Elle venait régulièrement me voir et à chaque entretien elle répétait « je ne comprends pas Docteur, je n’arrête pas de pleurer ». Après 50 ans de vie commune cette femme vivait son deuil. Aujourd’hui, je peux l’affirmer son deuil était « normal », ses larmes l’étaient tout autant. Je n’avais pas compris, à l’époque, que ce que cette dame cherchait était d’être rassurée sur la normalité de son deuil.
Etymologiquement le mot deuil dérive du mot latin « dolus » qui signifie douleur. La situation la plus emblématique reste la mort d’un être cher. Il s’agit d’une expérience incontournable à laquelle aucun être humain ne peut échapper à moins de mourir très jeune ou de vivre bien seul. Le deuil est le prix à payer pour l’amour et l’attachement.
Le terme deuil désigne à la fois la perte, les manifestations psychologiques et les rituels qui y sont associés. Le deuil n’a été abordé comme sujet d’étude que relativement tard. Sigmund Freud est l’un des premiers, en 1915, dans son ouvrage « deuil et mélancolie » à s’y intéresser. Il définit ainsi le deuil comme « la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal etc. » Dès lors, de nombreux travaux ont été réalisés pour conceptualiser ce processus psychologique d’adaptation à la mort. Elisabeth Kübler Ross parle de cinq étapes pour décrire le deuil. Il s’agit d’un processus normal, universel et intime qui dans certaines situations peut se compliquer. La mort, le deuil, la naissance ne sont pas des maladies ; ces trois moments n’en sont pas moins objets de préoccupation pour le médecin. Pour ce qui est de la naissance, sa formation l’a préparé à aider à mettre l’enfant au monde. Quant à la mort, il est de plus en plus apte à traiter ou à accompagner les mourants. Qu’en est-il pour le deuil ? Normal mais à l’origine d’une souffrance incomparable, parfois compliqué, quand et comment les médecins peuvent-ils aider leurs patients ? les meilleures pratiques restent incertaines plutôt basées sur l’opinion d’expert que sur des preuves.
ASPECT THEORIQUE
La théorie des stades
La théorie des stades est la notion selon laquelle le deuil est un processus psychologique naturel qui suivrait un plan, une progression ordonnée à travers différentes étapes. Différents stades ont été décrits, qui permettent non pas d’affirmer une ligne clairement définie que devrait suivre la personne endeuillée, mais plutôt de conceptualiser un processus complexe. Historiquement, Bowlby et Parkes ont été les premiers en 1970 à proposer une théorie en quatre étapes. Elisabeth Kübler Ross décrit cinq étapes : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation (2). Il ne faut pas y voir des paliers distincts les uns des autres, définissant une chronologie linéaire. Mais plutôt des outils qui peuvent aider à cerner des sentiments et permettre de mieux comprendre comment une personne traite de manière cognitive et émotionnelle la perte d’un proche. Chaque deuil est unique comme chaque vie l’est. L’intensité, la durée les symptômes du deuil, la façon de s’adapter à une vie sans l’être cher sont très variables, non seulement chez le même individu au fil du temps ou après différentes pertes, mais également chez différentes personnes aux prises avec des pertes apparemment similaires. La connaissance des limites d’un deuil normal et adaptatif peut permettre d’éviter de diagnostiquer à tort une complication du deuil ce qui pourrait amener à intervenir dans un processus normal au risque de le perturber. Et au contraire, ne pas diagnostiquer une complication du deuil serait tout aussi délétère pour la santé physique et mentale de l’individu endeuillé. En France lors de l’enseignement universitaire, trois étapes sont retenues : la phase d’impact, la phase d’état et la phase de récupération .
La phase d’impact
Elle est également appelée phase de détresse ou d’hébétude. C’est la phase qui suit directement l’annonce du décès. L’endeuillé est en état de choc. La personne continue à vivre et à effectuer des gestes de la vie quotidienne mais de façon automatique et n’aura que peu de souvenir de cette période. Il existe une anesthésie des émotions. Cet état peut durer quelques heures, quelques jours rarement quelques semaines. On la divise en deux phases :
Une phase de sidération
Le patient est obnubilé. D’autant plus marqué que le décès est brutal, l’information relative à la perte ne peut être analysée. Ainsi des réactions de déni (refus complet de reconnaître la réalité), d’incrédulité (connaissance intellectuelle de la réalité mais refus émotionnel d’y croire), de colère, d’agressivité s’apparentent à des mécanismes de protection permettant une mentalisation progressive de l’information afin que l’individu ne soit pas submergé par une charge émotionnelle trop importante. Le vécu somatique se traduit par les manifestations observées lors des événements à forte charge émotionnelle : oppression thoracique, palpitations, crampes pharyngées, inconfort digestif, tendance lipothymique avec parfois syncope, hypotension, gêne respiratoire, fatigue intense, insomnie, anorexie.
Le déni peut être total comme le montrent certaines situations, notamment le cas d’une veuve qui a perdu son mari la veille et retourne à l’hôpital le lendemain comme si rien ne s’était passé. A un autre niveau c’est l’incrédulité, la personne ne peut intégrer émotionnellement l’information « je n’arrive pas à y croire » « ce n’est pas possible » mais l’a intégré intellectuellement puisqu’elle organise en même temps les obsèques du défunt. Voir le corps au cours de cette étape peut être important pour initier le travail du deuil, permettre un début d’intégration de la réalité que tout en soi refuse. (6) On comprend l’importance de la veillée aux morts qui malheureusement tend à disparaître. A l’hôpital, le corps est rapidement préparé et descendu à la morgue. La famille se voit retirer le droit de se recueillir auprès du corps en toute quiétude. Cependant des progrès sont fait en ce sens car l’impact de ce temps sur l’évolution du deuil tend à être reconnu.
Une phase de décharge émotionnelle et de recherche de la personne disparue
L’état de sidération se dissipe peu à peu. Le sujet est en proie à de violentes décharges émotionnelles, de sanglots et de pleurs. Des périodes d’abattement et de prostration alternent avec des périodes d’agitation anxieuse correspondant aux moments où la personne endeuillée prend peu à peu conscience de l’absence du défunt. Cette période s’accompagne d’une recherche de l’autre. Plus on a conscience qu’on le perd jour après jour, plus on va tenter de préserver les liens. Il n’y a plus qu’une seule préoccupation dans l’esprit de la personne en deuil, c’est le défunt.
Cette recherche se manifeste par les éléments suivants :
• L’endeuillé ressent le besoin de rester concrètement en lien avec le défunt. Il a besoin de contact visuel (photo), tactile (en s’entourant de ses objets ou en portant ses vêtements), auditif (en écoutant la messagerie du téléphone ou en lui parlant directement), olfactif (en utilisant son parfum).
• Le marchandage : nous formulons toutes sortes de « si seulement » qui nous amènent pour de courts instants à un scénario différent de la réalité dans lequel le défunt reprend sa place. Il s’agit de brefs moments de répit qui vont de pair avec la culpabilité, ces « si seulement » nous amènent souvent à nous reprocher de ne pas avoir agi différemment.
• La personne en deuil peut avoir l’impression de voir le visage du défunt, d’apercevoir sa silhouette. Il peut s’agir également de perception tactile, auditive ou olfactive. Il s’agit d’illusions perceptives et non d’hallucinations dans la mesure où l’endeuillé a conscience que ce n’est pas réel. Ces illusions n’ont pas de caractère péjoratif quant à l’évolution du deuil. Ces manifestations portent le nom de « vécu subjectif de contact avec le défunt » (VSCD) (7). Ces manifestations ne sont pas rares et leur fréquence est un argument en faveur de leurs normalités.
La Phase d’état ou phase de dépression
Elle est également appelée phase de repli et apparaît plusieurs semaines ou mois après le décès. L’endeuillé prend conscience que le défunt ne reviendra jamais. Le vécu dépressif signe le désinvestissement libidinal, c’est-à-dire le retrait de l’énergie psychique investie sur l’objet d’amour, nécessaire au processus du deuil (6). On ne parle ici non pas de dépression clinique correspondant à une pathologie psychiatrique, pouvant compliquer le deuil, mais d’un vécu dépressif qui est une étape essentielle et normale au cours du deuil. La différence est difficile à établir mais est d’une importance majeure car une confusion peut être à l’origine d’une intervention inappropriée dans un processus normal qui pourrait alors en être perturbé. A l’inverse, ni l’entourage ni les acteurs de santé ne souhaitent laisser agoniser une personne endeuillée dans un épisode dépressif majeur qui s’ajouterait à la souffrance du deuil.
Le vécu dépressif comporte :
• Des symptômes affectifs : tristesse, pleurs, douleur morale, idéation suicidaire, sentiment de solitude même si l’on est accompagné, anhédonie avec désinvestissement des loisirs habituels mais aussi des relations interpersonnelles. On assiste à un état de retrait social comme si plus rien n’était agréable.
• Un ralentissement psychomoteur : trouble de la concentration, baisse des compétences intellectuelles, aboulie.
• Des troubles somatiques : une perturbation du sommeil, qui est non réparateur et s’accompagne d’une asthénie intense, modification de l’appétit le plus souvent dans le sens de l’anorexie.
Les pensées de la personne endeuillée sont centrées sur l’être disparu. Comme l’atteste l’intrusion répétée de souvenirs tristes, mais aussi heureux relatifs au défunt. Il existe souvent un phénomène d’idéalisation avec une tendance à effacer les défauts du disparu et à exagérer ses qualités. La culpabilité avec auto-accusation de s’être mal comporté envers le défunt, la colère portée sur autrui sont des sentiments fréquemment présents pendant cette phase. Il est important que l’endeuillé puisse les exprimer afin d’en réduire l’intensité. L’identification au défunt n’est pas rare. Par l’expression, de symptômes somatiques mimant sa pathologie ou de ses traits de caractères.
|
Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : ASPECT THEORIQUE
I. La théorie des stades
A. La phase d’impact
1. Une phase de sidération
2. Une phase de décharge émotionnelle et de recherche de la personne disparue
B. La Phase d’état ou phase de dépression
C. La phase de récupération
II. Complications du deuil
A. Deuil compliqué
1. Deuil absent et deuil retardé
2. Deuil intensifié
3. Trouble du deuil prolongé ou trouble du deuil complexe persistant
a) Présentation
b) Histoire du trouble du deuil prolongé
c) Caractéristiques du trouble du deuil prolongé (PGD)
(1) Prévalence
(2) Critères diagnostiques
d) Les craintes d’un surdiagnostic
B. Deuil pathologique
1. Syndrome psychiatrique
a) Trouble panique et trouble anxieux généralisé
b) Syndrome de stress post traumatique
c) Episode dépressif majeur
d) Episode maniaque
e) Trouble psychotique
2. Décompensation d’un trouble de la personnalité
a) Le deuil hystérique
b) Le deuil obsessionnel
III. Facteurs de risques de complication du deuil
A. Facteurs de risques liés à l’individu
B. Facteurs liés à la maladie ou à la mort
IV. Conséquences somatiques
A. Mortalité
B. Morbidité
1. Risque cardio-vasculaire
2. Cancers
V. Prise en charge
A. Pré deuil
B. A la phase initiale
C. En cas de trouble du deuil prolongé
1. Psychothérapie
a) Psychothérapie individuelle
b) Psychothérapie de groupe
2. Traitement pharmacologique
D. Deuil pathologique
E. Le rôle du médecin généraliste
1. Un rôle d’information
2. Un rôle d’écoute
3. Un rôle de reconnaissance
PARTIE 2 : L’ETUDE
VI. Matériel et méthode
A. Présentation de l’étude
B. Population étudiée
C. Questionnaire
D. Analyse des données et méthodes statistiques
VII. Résultats
VIII. Discussion
A. Pertinence du sujet et critique de la méthode
1. Données actuelles
2. Fréquence du problème rencontré en médecine générale
3. Les Biais de l’étude
a) Un taux de réponse faible
b) Biais liés à la méthode
c) Biais d’auto-sélection
d) Biais lié au vécu émotionnel
e) Choix des thérapeutiques
B. Interprétations des résultats
1. Les modalités pratiques
a) La transmission de l’informations relative au décès
b) L’attitude des médecins à l’annonce du décès
c) Un rôle de dépistage
d) Les circonstances du décès : un besoin d’information du patient
e) Des consultations de suivi au cours du deuil
f) La formation des médecins
g) L’examen somatique de l’endeuillé
h) La nécessité de trouver du temps pour le dialogue
i) Un besoin de rémunération spécifique de l’acte
2. L’apport de la onzième classification internationale des maladies
a) La temporalité de deuil
b) Une grille diagnostique pour les médecins généralistes
3. Le vécu émotionnel
a) Une participation émotionnelle intense
b) La distance avec le patient et une gestion des émotions problématique
c) La gestion du « trop plein » d’émotions du patient
d) L’influence d’une relation préalable avec le défunt
e) Le médecin est-il un endeuillé ?
f) Gestion des émotions par le médecin généraliste
(1) Le partage des émotions avec le patient
(2) Un débriefing à distance
4. Prescription médicamenteuse
5. L’orientation du patient
6. La place des associations de soutien pour patients endeuillés
CONCLUSION