Déterminants de l’accumulation du carbone organique
La prédiction des réponses du cycle du carbone aux perturbations qui affectent les écosystèmes est un enjeu majeur pour de nombreuses problématiques environnementales et de développement durable. Elle passe par la compréhension des processus de stockage et de déstockage du carbone organique dans les divers compartiments de son cycle, aussi bien en milieu terrestre qu’en milieu aquatique.
En milieu terrestre
Dans les écosystèmes terrestres les stocks de carbone de la végétation et du sol sont trois fois plus élevés que celui de l’atmosphère : leurs dynamiques à court (quelques années) et à moyen termes (quelques dizaines, centaines ou milliers d’années) se traduisent par des rétroactions positives ou négatives sur la composition chimique de l’atmosphère et, par conséquent, sur le climat (Davidson & Janssens 2006). Plus spécifiquement, les sols jouent un rôle majeur puisqu’ils représentent le plus important réservoir de C organique sur Terre avec 615 Gt C stockées dans la couche supérieure à 0,2 m et 2344 Gt C pour des profondeurs allant jusqu’à 3 m, ce qui est plus que dans la biomasse et l’atmosphère cumulées (Jobbágy & Jackson 2000). Par conséquent, étant donnée l’ampleur de ce compartiment, même une légère modification de sa taille peut avoir un impact important sur le climat (Minasny et al. 2017). Les flux entrants dans le sol (puits de C) proviennent principalement de la production primaire alors que les flux sortants (source de C) sont dus à l’érosion, au lessivage et à la respiration hétérotrophe des décomposeurs. Ces flux sont modulés par différents facteurs tels que la température (Bardgett et al., 2008), les perturbations naturelles et anthropiques (Magnani et al. 2007), l’utilisation des terres (Smith et al. 2008) ou la disponibilité de l’azote (Beedlow et al. 2004), la diversité végétale, l’herbivorie, etc.. qui ont tous des impacts directs sur l’activité microbienne, mais également indirects via les changements de productivité et de diversité végétale (Bardgett et al., 2008). La respiration du sol, comme tous processus vivant, est en fait insérée dans un réseau complexe d’interactions à toutes les échelles (Wardle et al. 2004; Högberg Read 2006; De Deyn et al. 2008).
Mais l’importance du C organique des sols va au-delà de sa dimension purement biogéochimique en cela qu’il est le constituant majoritaire de la matière organique du sol, source d’énergie et de matériaux de synthèse pour tous les organismes de ce milieu. Cette matière influence donc la diversité biologique ainsi que la structure et la dynamique des réseaux trophiques du sol, ainsi que les réseaux trophiques en surface (Kallenbach & Grandy 2011; Lavelle et al. 2001, Bardgett at al. 2005). La catabolisation du C organique par les microorganismes et les animaux du sol engendre la production de composés minéraux assimilables par les végétaux supérieurs, ce qui module la productivité primaire des écosystèmes (Wardlee et al., 2004). La matière organique (OM) est une composante clé de la qualité des sols : elle est l’un des déterminants majeurs de leur fertilité chimique, contribue à la structuration des sols et à leur sensibilité à l’érosion, ainsi qu’à leur capacité à retenir l’eau et les nutriments (Diacono & Montemurro 2010; Guillou et al. 2012) .
La décroissance de leur teneur en carbone organique est considérée comme un mécanisme clé de la dégradation des sols à l’échelon mondiale ainsi qu’une perturbation majeure du cycle du C. Les pertes de C dans les sols agricoles soumis à des pratiques intensives se sont révélées être une cause majeure de perte de fertilité (Kuzyakov 2010), et d’émissions de gaz à effet de serre (Schlesinger & Andrews 2000; Pascault et al. 2013). Cela est particulièrement inquiétant dans le contexte actuel où plus de 37% des surfaces continentales sont allouées à l’agriculture et l’élevage (Smith et al. 2008), et ce chiffre ne cesse d’augmenter, au détriment des forets (IPCC 2014) dont l’abattage représente lui aussi une catastrophe écologique à part entière (Guo & Gifford 2002; Murty et al. 2002; Foley et al. 2005; Zhang et al. 2005; Malhi et al. 2008). En fonction de leurs propriétés et de l’usage que nous en faisons ainsi que de la nature des impacts du climat, les sols peuvent se comporter comme des puits ou des source de gaz à effet de serre, notamment de CO2 (Lal 2004; Bradford et al. 2017).
En milieu aquatique
Les océans, les eaux douces et leurs sédiments contiennent une quantité de OC (sous forme d’organismes vivants et de carbone dissout et particulaire) du même ordre de grandeur que les continents(Bianchi 2011). La dynamique à court et moyen termes de cette matière organique (OM) induit des rétroactions sur la composition chimique de l’atmosphère et sur le climat. De manière analogue à ce qui est observé pour les sols, dans les sédiments aquatiques la OM est une source d’énergie et de matériaux de synthèse pour les organismes et impacte la dynamique des réseaux trophiques : le catabolisme des décomposeurs aquatiques produit lui aussi des éléments assimilables par le phytoplancton et les végétaux immergés – notamment en minéralisant du C organique en CO2, en dépolymérisant des molécules organiques complexes et en produisant des éléments minéraux, autant de déterminants de la productivité primaire aquatique.
En milieu aquatique, la sédimentation des OM autochtones (issues de la production primaire aquatique) et allochtones (issues de l’érosion des surfaces continentales) alimente les stocks organiques profonds, constituant ainsi des puits de carbone à long terme (Cole et al. 2007; Tranvik et al. 2009). L’érosion sur les continents peut donc être vue comme un mécanisme de séquestration du carbone. A ce jour, on estime que les activités humaines telles que l’usage des terres et la désertification sont à l’origine de près de 60% de l’érosion totale des sols (Lal 2005; Lal & Pimentel 2008; Yang et al. 2003), ce qui induit une augmentation des flux de carbone vers les systèmes aquatiques : à l’échelle de la biosphère, ces flux [terres → eaux] liés aux actions anthropiques sont de 0,8 Pg C an-1 , contre 1,1 Pg C an-1 pour les flux naturels (Regnier et al. 2013). Les divers types de OM dans les systèmes aquatiques couvrent un large gradient de résistance à la dégradation (Jiao et al. 2010).
Or, les molécules considérées comme très récalcitrantes proviennent principalement de la productivité primaire terrestre (Amon & Benner 1996; Thorp & Delong 2002). Toutefois, la proportion de la matière organique autochtone et allochtone qui atteint réellement les couches profondes de l’océan demeure largement inconnue, et selon les géochimistes, la moitié de la OM disparaît au cours de ce transfert entre continent et sédiments océaniques (Bianchi 2011). Le débat, ouvert depuis plus de 15 ans sur le rôle de l’érosion comme puits ou source de carbone, n’a pas encore débouché sur un consensus (Smith et al. 2001; Lal 2003; Lal 2005; Oost et al. 2007; Lal & Pimentel 2008; Chappell et al. 2012). En effet, les potentiels de décomposition de la OM allochtone sont contrastés : cette OM peut sédimenter jusqu’aux zones anoxiques où sa décomposition est très lente, mais les agrégats stabilisant jusqu’alors physiquement la OM en provenance des sols (Box. 1, page 169) peuvent être délités sous l’action de l’eau et la OM rendue ainsi disponible aux microorganismes, nonobstant sont âge et son degré de récalcitrance.
Ainsi, le C terrigène minéralisé dans les lacs et les cours d’eau peut être du C stable, ancien à très ancien (Mccallister & Del Giorgio 2012) (de 1000 à 3000 ans d’âge). La métabolisation de la OM terrigène semble avoir lieu en grande partie au cours du transfert via les cours d’eau (Mayorga et al. 2005) et les zones littorales des lacs et des océans (Guenet et al. 2010). En conditions naturelles, ces apports terrigènes sont un facteur majeur de contrôle de la production des systèmes aquatiques (Guenet et al. 2010; Pace et al. 2004; Carpenter et al. 2005; Cole et al. 2006). Dans un contexte de changements climatiques, d’augmentation des surfaces agricoles et d’accélération de l’érosion des sols et des zones côtières, il est indispensable de mieux appréhender le devenir de la MO allochtone en milieu aquatique afin d’en déterminer la contribution quantitative au phénomène de minéralisation du carbone à l’échelle globale et de sa possible rétroaction sur le cycle du carbone.
Agir sur le cycle du carbone en milieu terrestre
La compréhension fine des processus qui contrôlent la dynamique de la matière organique est une nécessité, à la fois pour la prédiction des flux échangés entre les sols et l’atmosphère et pour l’élaboration de stratégies et de pratiques visant à réduire l’ampleur du changement climatique. Cela a été souligné à de nombreuses reprises dans la perspective d’une meilleure prise en compte de ces processus dans les modèles globaux (global Earth system models – ESMs) .
Quant à la “manipulation” de l’étape continentale du cycle du carbone, elle n’est plus une simple perspective mais est devenue une obligation depuis les accords de Paris de 2015, qui prévoient à l’horizon 2050 un équilibre entre les flux d’émission et les flux de séquestration vers la biomasse végétale et les sols.
Agir sur une composante d’un écosystème, en l’occurrence le carbone du sol, revient de fait à agir sur un ensemble complexe, à agir sur un réseau d’interactions entre organismes, entre processus écologiques et évolutifs, à diverses échelles de temps et d’espace. Pour cette raison, notre travail s’est inscrit dans une démarche d’ingénierie écologique, définie par le CNRS comme « l’utilisation, le plus souvent in situ, parfois en conditions contrôlées, de populations, de communautés ou d’écosystèmes dans le but de modifier une ou plusieurs dynamiques biotiques ou physico-chimiques de l’environnement dans un sens réputé favorable à la société et compatible avec le maintien des équilibres écologiques et du potentiel adaptatif de l’environnement ». Ainsi, l’agroécologie telle que nous la concevons est une ingénierie écologique, et fort heureusement, ces concepts tendent à être de plus en plus ancrés dans la réalité de nos pratiques actuelles. Il ne s’agit plus alors de chercher à maximiser les rendements à tout prix, mais plutôt à optimiser nos pratiques de façon réfléchie et durable.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 Le concept de priming effect
1.1 Déterminants de l’accumulation du carbone organique
1.1.1 En milieu terrestre
1.1.2 En milieu aquatique
1.2 Agir sur le cycle du carbone en milieu terrestre
1.3 Théories du priming effect en milieu terrestre
1.3.1 Historique et définition
1.3.2 Stratèges r et stratèges K – bactéries et champignons
1.3.3 Co-occurrence de la décomposition stœchiométrique et du nutrient mining ?
1.3.4 Dimension spatiale du priming effect
1.3.5 Priming effect positif vs. négatif
1.3.6 Dimension évolutive du priming effect
1.4 Biais et limites méthodologiques de l’étude du priming effect en milieu terrestre
1.4.1 Priming effect apparent
1.4.2 Equivalence entre minéralisation et décomposition
1.4.3 Hétérogénéité des signatures isotopiques
1.5 Théories du priming effect en milieu aquatique
1.6 Difficultés méthodologiques d’étude du priming effect en milieu aquatique
1.7 Priming effect et changement globaux
1.7.1 Effet de la température
1.7.2 Effet de la stoechiométrie
1.7.3 Conclusion sur les effets des changements globaux sur le priming effect
CHAPITRE 2 Objectifs et plan de la thèse
2.1. Objectifs spécifiques au milieu terrestre
2.2. Objectifs spécifiques en milieu terrestre
CHAPITRE 3 Le priming effect en milieu terrestre
3.1. Composting crop residues before their return to soils increases carbon sequestration in agroecosystems (article manuscript)
3.2. Temperature and soil management effects on carbon fluxes and priming effect intensity (article manuscript)
3.3. Discussion supplémentaire concernant les différences observées en sol agricole et sol forestier
3.4. Difficultés méthodologiques rencontrées avec les feuilles de Liquidambar
CHAPITRE 4 Le priming effect en milieu aquatique 101
4.1. Fractionnement isotopique et impact de la mixotrophie
4.1.1 Objectifs et principe général de l’expérience
4.1.2 Matériel et méthodes
4.1.3 Résultats préliminaires
4.1.4 Discussion
4.2. Changements globaux & priming effect aquatique
4.2.1 Objectifs et principe général de l’expérience
4 2.2 Système de culture : chémostat
4.2.3 Matériel et méthodes
4.2.4 Résultats préliminaires
4.2.5 Discussion
4.2.6 Perspectives
CONCLUSION