La physiologie est l’étude du fonctionnement des organes. Les organes concernés par cette thèse sont le cerveau, mais aussi les yeux et le cœur. Pour observer l’activité de ces organes, nous avons appliqué des électrodes sur la peau des participants à nos expériences. Cela nous a permis de suivre l’activité électrique liée au fonctionnement de ces organes, pour ensuite chercher des manifestations de la fatigue dans cette activité. La fatigue mentale, de part l’origine du financement qui a permis la réalisation de cette thèse, est celle des pilotes d’aéronefs dans l’aviation militaire. Cependant, la fatigue des pilotes d’aéronefs ayant très probablement des points communs avec la fatigue rencontrée dans un certain nombre d’autres métiers et activités, nous nous sommes par conséquent intéressés à la fatigue mentale dans un entendement très général. Enfin, l’aspect « détection en temps réel » sous-entend ici que des outils d’analyse d’une certaine catégorie ont été employés pour mener la recherche des manifestations de la fatigue dans l’activité électrophysiologique. C’est le chaînon qui relie fatigue mentale et électrophysiologie. Ainsi, trois domaines de compétence ont été nécessaires pour réaliser ce travail : l’électrophysiologie et la quantification des activités électriques enregistrées, la fatigue mentale et la conception d’expérience la faisant intervenir et l’analyse de données.
La fatigue mentale
Le concept de fatigue
Le terme « fatigue » est issu du langage courant et fait référence à un état subjectif. Il accompagne l’individu tout au long de sa vie, dès le plus jeune âge, par exemple lorsque l’enfant découvre l’impérialité du nycthémère (le cycle jour-nuit) sur son rythme de vie, jusqu’au troisième âge, où le corps et l’esprit s’affaiblissent, en passant par la majeure partie de la vie où une activité scolaire, professionnelle ou relative au ménage (tâches domestiques mais aussi, pour un parent, élever ses enfants, etc) est nécessaire à l’intégration sociale. La notion de fatigue est de plus un concept vaste, qui par conséquent est susceptible de revêtir différentes réalités, selon le vécu et l’environnement social de chaque individu. En effet, comme toute notion subjective relative à un état interne, la notion de fatigue se construit au gré des corrélations avec d’éventuels « symptômes » plus aisément identifiables, et est donc partiellement dépendante de l’activité. Ainsi, chez certaines personnes dont les rythmes circadiens sont peu stables (quelle qu’en soit la raison) ou décalés (travail posté par exemple) ou celles dont l’activité professionnelle est souvent monotone (citons la conduite routière), la notion de fatigue mentale se confond avec celle d’hypovigilance, et la fatigue est réduite par l’expérience à un état précurseur du sommeil. Chez d’autres personnes, par exemple celles pour qui la fatigue est plus souvent physique que mentale, l’hypovigilance est un concept bien distinct de la fatigue mentale car alors, la fatigue, qu’elle soit physique ou mentale, est en général la conséquence d’un excès d’activité, d’un effort relativement intense, et moins, à l’inverse, d’une activité prolongée à faible charge de travail, ou sujette à un contexte circadien peu favorable. La fatigue est également souvent perçue comme un état anormal. Prenons l’exemple vécu d’une personne qui répond à la question coutumière « ça va, pas trop fatigué ? » par « non, non ; je m’endors un peu mais je ne suis pas fatigué(e) ». Il y a en fait deux sujets de réflexion ici. En premier lieu, on lit dans la réponse que la fatigue est perçue comme différente du début d’hypovigilance relaté par l’affirmation « je m’endors un peu », puisque la seconde personne déclare dans le même temps : « je ne suis pas fatigué ». Dans la situation précise d’où est extrait cet échange, la seconde personne effectuait en fait une tâche de pilotage. Or, le fait de s’endormir représente un problème dans ce genre de tâches. On remarque également que la première personne, celle qui a posé la question, a mis en opposition l’état « ça va » avec l’état « fatigué ». Cet état fatigué a donc été présenté d’emblée comme un état anormal. La seconde personne, souhaitant probablement se montrer rassurante sur son état, a implicitement répondu « ça va » ou du moins « ça va encore, à ce stade ».
L’état fatigué, comme repris par la deuxième personne, a probablement été pensé, cette fois-ci, comme un état plus anormal, plus extrême, que celui de « [s’endormir] un peu », c’est-à-dire peut-être un stade plus avancé de ce qui pourrait être un même état, qualitativement parlant. Sur cet exemple, on peut légitimement se demander quel est le poids de l’implicite dans le langage usuel, lorsqu’on parle de fatigue. Les langues, dont les cultures associées sont à fort contexte historique, comme le français (de France), sont connues pour faire un usage très conséquent de l’implicite. D’autres cultures, comme celle des États-Unis, font porter la préférence sur une explicitation plus systématique de l’information échangée, même lors d’une simple conversation. Toutes les notions subjectives sont donc susceptibles de plus ou moins « souffrir » de biais propres au contexte de l’échange langagier qui permet à un individu de rapporter son niveau de fatigue. De plus, l’effort de recherche scientifique portant sur la fatigue mentale a été rapporté jusque là dans la langue anglaise, et celle-ci offre un vocabulaire que l’on peine parfois à transposer au français. Face à la multiplicité des situations et sensations associées à la fatigue, toute étude sur le sujet semble donc condamnée à restreindre son champ d’application, et à choisir éventuellement un autre terme pour éviter la confusion. Le terme « fatigue mentale » a en revanche l’avantage de souligner l’origine cérébrale de ce phénomène, mieux que d’autres termes qui apparaissent plus tard dans ce texte comme celui de « performance ». Il laisse mieux imaginer l’intérêt des techniques d’imagerie cérébrale pour l’étude de cet état. Faisons donc un rapide tour des définitions de la fatigue dans la littérature scientifique.
Les trois aspects de la fatigue
Trois quarts de siècle auparavant…
Dès 1937, A. Bills présentait la fatigue sous trois angles différents qui restent pleinement pertinents encore de nos jours. Citons quelques extraits de son essai intitulé Fatigue in mental work (travail mental et fatigue) : « [The term fatigue] can refer to at least three entirely different, and, to a certain extent, independent things. By derivation it means “weariness” or “feelings of exhaustion”; in other words, the subjective experience of the worker. But as used by the physiologist, it usually means that change in the condition of the cells or organs which have undergone excessive activity resulting in a loss of power. And from the point of view of output or product, it means that decrement in the quantity or quality of the product which results from the continuity of the work. We might call these 1, the subjective; 2, the organic, and 3, the product definitions of fatigue. […] Subjective fatigue is measured by the change in feeling-tone described as loss of readiness for work, or increasing desire to terminate work. […] Organic fatigue, on the other hand, is measured in terms of quantitative change in metabolism. […] Objective fatigue, or decrement in output, […] » (Bills, 1937) .
[Le terme fatigue] peut correspondre à au moins trois choses complétement différentes et, dans une certaine mesure, indépendantes. Par dérivation, il évoque une « usure » ou des « sensations d’épuisement », en d’autres termes l’expérience subjective de l’individu. Mais, de l’usage des physiologistes, il désigne en général un changement dans la condition de cellules ou organes qui présentent une activité excessive, ce qui entraîne une baisse de leurs capacités dans leurs fonctions. Et du point de vue du travail produit, ou « sortie », il désigne une diminution, en quantité ou en qualité, du produit qui résulte de la continuité du travail. On désignera chacune de ces définitions de la fatigue par les qualificatifs suivants : fatigues 1) subjective, 2) organique et 3) retranscrite dans le travail produit. […] La fatigue subjective est mesurée par le changement, dans le ressenti de l’individu, décrit comme une diminution de la disponibilité visà-vis du travail, ou un désir croissant de terminer ce travail. […] La fatigue organique, d’un autre côté, est mesurée en termes de changements quantitatifs du métabolisme. […] La fatigue objective, ou dégradation du travail produit, […]
Quelques définitions empruntées à la littérature contemporaine
Avant de discuter à nouveau des objectifs généraux de cette thèse et certains des choix faits quant à son orientation, présentons les définitions les plus reprises dans la littérature scientifique contemporaine. L’auteur de la définition suivante s’intéresse dans ses recherches à la fatigue au volant. Il décrit la fatigue mentale comme :
« […] a subjectively experienced disinclination to continue performing the task at hand. » (Brown, 1994)
[…] un désengagement de la tâche, lorsque celle-ci doit être prolongée jusqu’à son terme, accompagné d’une sensation subjective caractéristique.
On retrouve l’expression « répulsion mentale à l’égard du travail » dans le dictionnaire de l’Office québécois de la langue française, et lorsque l’on consulte le dictionnaire Merriam Webster sur le sens du mot « disinclination », on trouve en réponse « slight aversion » (légère aversion). Les termes « réticence » et «lassitude» reflètent cette même part de la fatigue telle que définie par Brown. La seconde définition présentée ici a été publiée dans un journal médical : « The awareness of a decreased capacity for physical and/or mental activity due to an imbalance in the availability, utilization, and/or restoration of resources needed to perform activity. » (Aaronson et al., 1999)
La perception consciente d’une diminution de la capacité à mener une activité physique ou mentale, due à un déséquilibre entre la disponibilité, l’utilisation, et/ou le renouvellement des ressources nécessaires à cette activité.
Les deux définitions citées mettent au premier plan l’expérience subjective. En effet, la première définition place cet aspect (« subjectively experienced ») en première position dans la phrase et le mot « disinclination », dont la fatigue serait une forme, représente en lui-même une certaine charge émotionnelle. La seconde, construite comme une vraie définition où le terme parent plus général vient en premier, commence donc par « awareness ». Cependant, les deux définitions mentionnent une activité ou une tâche. Il n’y a qu’un pas pour penser aux effets de la fatigue sur cette activité et par dérivation à la fatigue objective. Enfin, dans la deuxième définition, l’auteur a choisi d’expliciter le rôle de ressources. La formulation fait penser en premier lieu aux ressources énergétiques, mais peutêtre peut-on y inclure d’autres types de ressources (psychologique, etc). Toujours est-il qu’une mention est faite au mécanisme de la fatigue et donc à la physiologie. On remarque également que la fatigue est présentée comme un état sous-optimal ou un phénomène associé à un tel état, avec des mots comme « disinclination » et « decreased ». Bien que nous aurons à reprendre ces dernières définitions, la communauté scientifique semble encore insatisfaite par les propositions de définition émises à ce jour. Le fond du débat se résume à une problématique de classification des états de fatigue et à la recherche d’un cœur commun à tous les types de fatigue que l’on peut recenser. Certains plaident en faveur d’une unique fatigue globale, d’autres favorisent une caractérisation dite multidimensionnelle de la fatigue (Shen et al., 2006). Pour mieux comprendre la complexité de cette tâche, la section suivante s’attache à inventorier les différents types de fatigue.
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Table des matières
1 – Introduction
1.1.Sujet
1.2.Objectif
1.3.Structure du document
2 – La fatigue mentale
2.1.Le concept de fatigue
2.2.Les trois aspects de la fatigue
2.3.Classification des états de fatigue
2.4.Techniques expérimentales pour l’étude de la fatigue mentale
3 – La physiologie
3.1.Pourquoi l’électrophysiologie
3.2.Principes
3.3.Fatigue mentale et système nerveux central
3.4.Quantifications
4 – Analyse de données
4.1.Vue générale de la chaîne des traitements
4.2.Classes et classification
4.3.Validation et mesures de pouvoir discriminant
4.4.Support d’interprétation
5 – Axes de recherche
5.1.L’approche générale
5.2.Objectifs des études
5.3.Matériel, prétraitements et quantifications
5.4.Classification, validation et interprétation
5.5.Résumé : classification multi-modalités
5.6.Résumé : reconstruction de sources
5.7.Résumé : simulation de vol
6 – Étude 1 : classification multi-modalités
6.1.L’expérience
6.2.Déroulement
6.3.Données comportementales et subjectives
6.4.Données physiologiques – Classification
6.5.Contribution des variables à la classification
6.6.Discussion
7 – Étude 2 : reconstruction de sources
7.1.Introduction
7.2.La simulation
7.3.Résultats de la simulation
7.4.L’expérience réelle
7.5.Analyse du comportement
7.6.Analyse des données EEG
7.7.Discussion
8 – Étude 3 : simulation de vol
8.1.Introduction
8.2.Méthodes
8.3.Résultats
8.4.Discussion
9 – Conclusion
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