L’archéologie agraire : état de la question
Notre étude s’inscrit dans un courant dynamique de recherches sur l’organisation des paysages, leur évolution et leur gestion. Les travaux archéologiques sur ces problématiques ont pris, en France, un véritable essor depuis une quinzaine d’années, à l’instar de l’archéologie spatiale anglo-saxonne et de ses recherches sur les champs protohistoriques fossiles (Bowen et Fowler (ed.) 1978, Rackham 1986, Fleming 1984). Jusqu’alors, ce domaine était traditionnellement étudié, en France, par des géographes. Il s’agit de Vidal de la Blache, Daniel Faucher (1927), Georges Bertrand (1975) ou Marc Bloch (1931), Mais également par des historiens comme Gaston Roupnel (1932), Georges Duby (1975) ou Emmanuel Leroy Ladurie (1967). Ils travaillèrent sur les éléments moteurs des paysages ruraux aujourd’hui disparus (Guilaine 1991). Par ailleurs, le recours à la photographie aérienne verticale et oblique pour la recherche des gisements archéologiques ou «sites», comme les appellent les archéologues, et la mise en évidence de structures linéaires dans le paysage a également été très tôt un moyen d’appréhender ces questions sur le paysage et son organisation. Cette approche prend en effet ses racines dans les travaux réalisés à la fin de la première guerre mondiale (John Crawford, Charles Saumagne…). La prospection aérienne à basse altitude s’est véritablement développée dans les années 50 avec les travaux de Jean Baradez, John Bradford, Max Guy, Raymond Chevallier et Roger Agache. Elle a alors revêtu un caractère systématique, couvrant de vastes régions de plateaux ou de plaines alluviales. Les objets analysés étaient de deux types : ponctuels ou sous forme de réseaux. Dans le premier cas, il s’agissait la plupart du temps de sites archéologiques circonscrits, souvent des villae romaines ou des enclos protohistoriques. Les réseaux étaient abordés par l’identification ponctuelle de voies antiques, mais également de centuriations. Néanmoins, les techniques de prospection à basse altitude ont conduit à des recherches nettement plus développées sur l’occupation du sol et les formes de l’habitat que celles sur les réseaux.
Dans les années 70-80, les chercheurs se tournèrent préférentiellement vers les photographies aériennes verticales de l’I.G.N. qui permettaient d’embrasser un vaste territoire et de travailler, aussi bien sur les réseaux (parcellaire et voirie), que sur les vestiges ponctuels. Ainsi, la mise en évidence des centuriations romaines prit son essor au cours de ces deux décennies, sous l’impulsion de Raymond Chevallier et de Max Guy, puis de l’équipe de recherche de Besançon (Monique Clavel-Lévêque, Gérard Chouquer, François Favory du Centre de Recherches d’Histoire Ancienne, Pierre-Yves Baurès et Daniel Charraut du Laboratoire d’Optique de Besançon) (Clavel-Lévêque (ed.) 1983, Chouquer et Favory 1980, Chouquer et al. 1987). Si les efforts de la recherche sur la morphologie des parcellaires ont, dans un premier temps, essentiellement portés sur les centuriations romaines, les formes médiévales du paysage font désormais l’objet de travaux récents qui déstabilisent les idées préconçues sur l’organisation médiévale des terroirs. Ainsi, les travaux sur les bastides et les villeneuves montrent l’importance des réseaux de fondation orthogonaux dans la structuration de l’espace médiéval, jusquelà envisagé avec des formes radio-concentriques (Abbé 1993 et 1995, Lavigne 1996 et 1997, Chouquer 1995).
Une analyse systémique
Notre recherche s’inscrit non pas dans une analyse de faits ponctuels, mais sur le fonctionnement en réseaux de structures linéaires (voies et fossés), qui organisent et structurent le paysage du Tricastin. Cette archéologie des réseaux, qu’il s’agisse de structures linéaires ou de systèmes de peuplement, est relativement nouvelle. En effet, longtemps la recherche archéologique a porté sur des objets ponctuels (tels que les sites) qui étaient analysés de manière exhaustive mais sans mise en perspective entre eux. Lorsque cela était fait, il s’agissait d’élaborer des typologies thématiques qui pouvaient avoir un effet plus réducteur que dynamisant. Aussi, pendant de longues années, l’archéologie du monde rural ne s’est intéressée qu’à la recherche sur les villae. La prise en compte de l’ensemble du réseau d’habitat et de production agricole (comprenant l’annexe agraire, l’établissement rural, la villa et l’agglomération secondaire) et les liens qu’ils entretiennent entre eux, est qu’une préoccupation très récente. Cette mise en réseau des faits archéologiques constitue actuellement un des pans moteur de la recherche en archéologie spatiale.
De même, l’étude des voies romaines s’est cantonnée, jusqu’à présent, essentiellement à des monographies sur les axes principaux, en l’occurrence les grandes voies militaires, dont on dressait un tableau très détaillé. L’étude d’un réseau viaire (incluant les voies militaires inter-provinciales, les axes secondaires régionaux ou locaux, les chemins de desserte des champs) constitue donc une nouveauté et a rarement été prise en compte par les chercheurs. Seuls les travaux de Pierre Sillières sur l’Hispanie romaine ont essayé d’aborder le réseau viaire antique de cette Province de manière globale (Sillières 1990), mais la pauvreté des observations archéologiques sur les chemins secondaires et de dessertes, ne lui a pas permis de pousser aussi loin que souhaité l’analyse du réseau viaire. L’étude archéologique de réseaux de fossés est totalement nouvelle. Jusqu’à présent, le travail sur les parcellaires pouvait être envisagé lors d’une analyse archéomorphologique, qui embrasse aisément un territoire étendu, et peut plus facilement mettre en réseau des linéaments présentant des caractéristiques similaires basées sur l’isoclinie. L’approche archéologique est, généralement, géographiquement plus restreinte et les structures fossoyées souvent isolées ou peu nombreuses. Si l’on peut néanmoins supposer un fonctionnement simultané et conjoint des différentes structures mises au jour sur un site et les relier à un réseau centurié reconnu, les rapprochements s’arrêteront le plus souvent à ce stade. C’est justement ce que l’on veut dépasser en poussant plus loin l’analyse systémique. L’étude d’un réseau parcellaire n’est effectivement pas une fin en soi (étude des formes et leur métrologie), mais son analyse prend un véritable sens si elle est réintroduite dans le système spatial (géosystème, agrosystème) et le système social (historique, savoir-faire, socio-économique) (Chouquer 1997). Afin de comprendre le fonctionnement et l’évolution de ce réseau, il s’agit d’observer les objets analysés en différents points de leur géosystème. Cette approche spatiale systémique doit être doublée par une répétitivité des observations (étude systématique) au sein de chacune des unités paysagères définies et selon un protocole défini et constant. Cette analyse globale du réseau permet alors de prendre conscience de la diversité des fonctionnements au niveau local, et des caractéristiques propres à chacun des éléments constitutifs du réseau, mais également de comprendre à un niveau plus général, son fonctionnement global. On aborde alors la notion de multi-scalarité. Elle est importante dans ce travail puisque l’on «jongle» sans cesse entre différentes échelles, aussi bien au niveau du type d’analyses (de la macroscopie à la microscopie), que de l’aire ou de l’objet d’étude (depuis la région à l’unité stratigraphique). Le niveau supérieur est celui du réseau parcellaire dans son organisation globale, à l’échelle de la région. Bien souvent les réseaux centuriés sont connus à ce niveau-là (travail sur l’extension, sur les modules de la centurie). Il faut également l’analyser au niveau des unités de paysage (versants, basses plaines alluviales ou hautes terrasses quaternaires) qui ne sont pas exploitées de la même manière. L’observation du tronçon de fossé ou de voie constitue une échelle encore différente qui nous permet réellement d’apprécier la structure fossoyée en elle même et de travailler sur la matérialisation du réseau et sur sa fonction. Le travail de microstratigraphie que l’on effectue sur la coupe du fossé permet de déterminer les rythmes de fonctionnement de celui-ci et par conséquent ceux du réseau. Chaque unité stratigraphique est prélevée afin de pouvoir effectuer une analyse microscopique des restes végétaux ou malacologiques piégés dans le fossé. Ceux-ci nous restitueront à la fois une image de la vie stationnelle au sein de la structure mais également une image de la culture des parcelles voisines et du paysage alentours et nous donnera également une idée sur le paysage et le climat de la région .
La vallée du Rhône
La moyenne vallée du Rhône, entre Vienne et Pont-Saint-Esprit, présente une alternance de zones où le fleuve est étroitement enserré par les massifs collinéens, et d’autres où il a pu divaguer et former des plaines alluviales. Si la rive droite est très vite limitée par les contreforts du massif central, au nord de Cruas, et par les massifs calcaires, au sud de Cruas, la rive gauche fait place à une succession de plaines et bassins alluviaux formés par le Rhône et par les rivières affluentes préalpines. Ainsi, entre Valence et Orange, se développent la plaine valentinoise, le bassin de Montélimar, la plaine de Pierrelatte et la plaine d’Orange, séparées entre elles par des massifs calcaires épis géniques (collines de Marsanne, Robinet de Donzère, massif d’Uchaux) .
Le Rhône fait partie des grands cours d’eau européens et son régime hydrique a de tout temps impressionné ses observateurs. Aussi, le fleuve est-il devenu un être de légende qui a enflammé l’imagination. Dès l’Antiquité, il est décrit par les auteurs (Polybe, Tite Live, Sirius Italiques…) comme un fleuve dangereux et sauvage aux confins de l’aire civilisée. Plus tard, les récits des voyageurs médiévaux et modernes (Guy de Basoche, Madame de Sévigné…) évoquent également sa redoutable force. Il est vrai que la déclivité du Rhône, entre Valence et Pont-Saint-Esprit, qui varie entre 0,76 et 0,80 m par kilomètre, est la plus importante des grands cours d’eaux européens. En effet, la Saône et le Rhin en aval de Strasbourg, par exemple, présentent une déclivité de 0,04 m/km, et la Loire, une déclivité de 0,10 m/km. Cette forte pente donne au fleuve un débit torrentiel (Bethmont 1972, 88). Celui-ci est amplifié saisonnièrement par les crues alternées ou concomitantes du fleuve et de ses affluents. Au printemps, la fonte des neiges gonfle les eaux du Rhône et de l’Isère (régime alpin). Elle peut se conjuguer aux fortes précipitations méditerranéennes, qui donnent un caractère dévastateur aux affluents du sud de la zone, au printemps et à l’automne. Ces facteurs combinés provoquent régulièrement de fortes crues, qui inondent largement les basses plaines alluviales et entraînent des modifications dans le cours du fleuve jusqu’à perturber fortement la navigation des sociétés anciennes (Denoël 1970, 290). En plus de sa forte déclivité, le Rhône franchit également des seuils (à Cruas, au Robinet de Donzère et à la hauteur de Mondragon-Mornas) qui accentuent localement la pente du profil en long du fleuve. En aval de ses accidents topographiques, son cours s’élargit et développe un lit majeur qui peut être large de plusieurs kilomètres et où l’on observe de nombreuses métamorphoses fluviales (Berger et al.., sous presse). La carte de Cassini illustre d’ailleurs le cours en tresse du Rhône en aval des défilés . Avant les aménagements de son cours, commencés au XVIIIe s., le lit mineur du Rhône pouvait donc évoluer à chaque saison de façon radicale. Ainsi, les archives modernes de Donzère mentionnent, au niveau de cette agglomération, de nombreux conflits entre les riverains, relatifs à l’appropriation de telle ou telle île du Rhône ou à la perception de l’impôt sur des terres emportées par les « divagations du fleuve » (Peloux 1994).
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Table des matières
INTRODUCTION
Présentation du sujet et situation géographique générale
L’archéologie agraire : état de la question
Problématique et présentation de la recherche
Une analyse systémique
Présentation des chapitres du mémoire
1- LE CADRE GENERAL ET HYDROGRAPHQUE
1-1 La vallée du Rhône
1-2 Les affluents du Rhône
Le Roubion
Le Jabron
La Riaille
La Berre
Les Echaravelles
Le Lauzon
Le Lez
1-3 Les réseaux de communications induits par les vallées de pénétration
Les vallées affluentes
L’axe nord-sud rhodanien
1-4 Les limites géographiques historiques et le peuplement pré-romain
1-4-1 Les limites géographiques historiques
1-4-1-1 Les limites géographiques d’après Barruol
1-4-1-2 Les limites géographiques d’après Chastagnol
1-5 Le peuplement préromain
2- LES MARBRES DU CADASTRE B D’ORANGE ET LES ANALYSES ARCHEOMORPHOLOGIQUES
2-1 Historique de la découverte
2-2 Description et présentation des fragments de marbres du cadastre B d’Orange
2-2-1 L’inscription de Vespasien
2-2-2 Les marbres du cadastre B
2-2-2-1 Les terres assignées
2-2-2-2 Les terres de la colonie
2-2-2-3 Les terres subsecives
2-2-2-4 Les terres nouvellement conquises sur les eaux et celles remises en eau
2-2-2-5 Les terres rendues aux Tricastins
2-2-2-6 Les éléments topographiques et la voirie
2-3 Les travaux sur la localisation des marbres et sur le parcellaire
2-3-1 Morphologie du cadastre B d’Orange
2-3-1-1 La reconstitution et l’extension de la centuriation
2-3-1-2 Les structures intermédiaires de la cadastration
2-3-1-3 L’organisation des parcelles au sein de la centurie
2-3-2 Les travaux sur la voirie antique du Tricastin
2-3-2-1 Florian Vallentin
2-3-2-2 Claude Boisse
3- LES RECHERCHES ARCHEOLOGIQUES SUR LA PLAINE DU TRICASTIN
3-1 Les agglomérations antiques du Tricastin
3-1-1 Saint-Paul-Trois-Châteaux – Augusta Tricastinorum ?
3-1-2 Montélimar – Acunum
3-1-3 Le Logis de Berre – Novem Craris
3-1-4 Saint-Pierre-de-Senos – Senomago
3-1-5 Bollène – Ad Letoce
3-1-6 Les abords de Pierrelatte et Bourg-Saint-Andéol – Bergoiata
3-1-7 Châteuneuf-du-Rhône, Le Palais
3-1-8 Donzère
3-2 La dynamique du peuplement antique et médiéval
3-2-1 les descripteurs archéologiques d’Archaeomedes
3-2-2 Le haut Empire
3-2-3 Le bas Empire et l’Antiquité tardive
3-2-4 Du proto Moyen Age à la fin du Moyen Age
3-2-5 Le haut Moyen Age et le Moyen Age classique (IXe-XVe)
3-2-6 La période moderne
Conclusion
3-3 Localisation du peuplement au sein de la cadastration
3-4 Les vestiges archéologiques de la cadastration
3-4-1 Les traces de la cadastration en prospection aérienne
3-4-2 La fouille d’axes centuriés avant les travaux du TGV
4- LES TRAVAUX SUR LE RAPPORT HOMME-MILIEU
4-1 Les travaux du Centre d’Archéologie Préhistorique de Valence (CAPV)
4-2 L’expérience Archaeomedes
4-2-1 Les tarifs de locations dans le cadastre B d’Orange et les types de sol
4-2-2 Le découpage parcellaire et les types de sol
4-2-3 Le positionnement des sites dans le paysage
4-3 Les travaux de Jean-François Berger
CONCLUSION
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