De quoi « Zhu-Lu » est-il le nom ?
Après cet aperçu iconographique, penchons-nous sur le patronyme des deux lettrés.L’association des noms de Zhu Xi et Lu Jiuyuan est courante dans les travaux sinophones de « philosophie chinoise », et rares sont les ouvrages traitant de l’un qui n’évoquent l’autre. De ces deux noms, un éditeur occidental désireux de faire connaître la pluralité des traditions de pensée en Chine tirerait probablement une belle affiche, celle d’un duel au sommet propre à attirer un lectorat curieux. N’a-t-on pas dans cette « controverse de Zhu et Lu » un dialogue séminal, la confrontation de deux figures majeures du « confucianisme » rénové des Song – de ce « néoconfucianisme » dont ils incarneront rétrospectivement l’un la version orthodoxe, l’autre l’hétérodoxe ? Ne tient-on pas là, pour la période contemporaine des disputationes de notre Moyen Âge, un équivalent chinois tout aussi raffiné de dispute argumentée sur des questions de portée métaphysique ? N’y découvre-ton pas, à l’échelle de l’histoire chinoise, un digne écho prémoderne, voire franchement moderne, aux débats des « Cent Doctrines » (bai jia 百家) de la Chine préimpériale? Sous un tel titre, un chercheur de Chine continentale nous promet un « combat de géants [de] l’histoire de la philosophie chinoise ». Si la formule est sans doute excessive, il reste que pour l’amateur de denrées intellectuelles relevées au sel de la polémique, la séquence s’annonce électrisante, spectaculaire. Quant à l’exotisme du contexte, il ne rend que plus captivant le suspense quant à l’issue du match : deux représentants éminents de ces « shi 士 », de ces lettrés chinois que l’on dit d’ordinaire si peu querelleurs et si réfractaires à la théorie, semblent se confronter ici à la loyale, dans un débat d’envergure, c’est-à-dire nullement cantonné aux questions circonstancielles du gouvernement auquel prennent part les lettrés. Si bien que sous les noms de « Zhu et Lu », on croit d’abord tenir de l’abstraction chinoise à l’état vif, d’autant plus accessible que débattue pied à pied : de la philosophie en acte. Aussi, quoi de plus naturel que d’associer dans un même syntagme les patronymes des deux protagonistes ? Ne résume-t-on pas là fort lisiblement, à travers ce duo de choix, un grand moment de l’aventure de l’esprit en Chine ? Et n’est-ce pas la clé, pour l’historien, d’une clarification salutaire quant aux « écoles » qui semblent s’agréger en amont et autour des deux duellistes, et dont les fils plus ou moins distants ou entrelacés paraissent courir à partir d’eux jusqu’à notre modernité ? Ainsi, le « Zhu » en question sera souvent associé par les commentateurs (qu’ils soient partie prenante ou non de la tradition) à ceux que Zhu Xi s’est reconnu comme prédécesseurs, et qui naquirent à quelques générations d’écart, au début de la dynastie des Song : au premier rang desquels Zhou Dunyi 周敦頤 (1017-1073), Zhang Zai 張載 (1020-1078) et les deux frères Cheng 程, Cheng Yi 頤 (1033-1107) et Cheng Hao 顥 (1032-1085). C’est cette référence appuyée à un quatuor de devanciers, ainsi que le monumental travail d’édition et de commentaire de Zhu Xi sur la tradition scripturaire antique et récente, qui vaudront plus tard à ce dernier d’être salué pour avoir « accompli une grande synthèse » (jidacheng 集大成)明 (1368-1644) qui se réclamera à demi-mot du lettré des Song. Pour cet appariement comme pour le précédent, un même tiret – « Cheng-Zhu », « Lu-Wang » – semble s’imposer. Pourtant, force est de constater que plusieurs dissymétries se font jour, tant dans le poids respectif des composantes « Zhu » et « Lu » au sein des deux binômes, que dans l’ordonnancement de ces derniers. D’abord, Cheng Yi et Zhu Xi ne sont distants que de quelques générations de disciples, mais ce sont trois siècles d’histoire tumultueuse qui séparent Lu Jiuyuan de Wang Yangming. Ensuite, si l’idée peut sembler recevable que Zhu Xi se serait probablement reconnu dans une appellation « Cheng Zhu », rien n’est moins sûr pour celle qui concerne Wang Yangming, qui a certes édité les écrits de Lu Jiuyuan, mais dont la référence à ce dernier semble moins directe que celle qu’il formulait, par exemple, à l’égard de Cheng Hao. Enfin, la référence des patronymes n’est pas aussi univoque qu’il y paraît au premier abord. En effet, ce ne sont pas toujours deux, mais parfois trois protagonistes auxquels peuvent renvoyer ces binômes onomastiques : l’expression « Zhu Lu » dissimule derrière son format dual le fait que ce sont deux membres, et non un seul, de la famille des « Lu de Qingtian 青田 » qui sont impliqués dans la discussion avec Zhu Xi (laquelle s’amorce à l’initiative de Lu Jiushao, l’un des frères aînés de Lu Jiuyuan) ; en revanche, cette binarité des « Lu » disparaît totalement dans l’appellation (comme on l’a vu autrement plus litigieuse) de « Lu Wang ». Par ailleurs, dans le cas de l’appellation « Cheng Zhu », qui limite la référence au seul cadet des frères Cheng, ne peut-on pas observer une éviction discrète de l’aîné, Cheng Hao, par les disciples de Zhu Xi, dans ce qui s’apparente à une captation d’héritage ? Pour sommaires qu’elles soient, ces quelques remarques suffisent à jeter un commencement de doute sur une composition onomastique qui, à la réflexion, ne semble se composer qu’au prix d’occultations.
Philosophes, confucéens, lettrés : vers le point de vue indigène
Dumont nous met cependant en garde : ce « tout » qui s’esquisse n’est sans doute pas la chose la plus facile à saisir. Marcel Mauss lui-même, dont l’indianiste était le disciple, n’a selon ce dernier « jamais [répondu] catégoriquement à la question : qu’est-ce qui caractérise un tout ? » (Dumont [1983] 1991, 206). De cette difficulté, une façon apparemment commode de se sortir pourrait consister à délimiter des domaines, en espérant que leur juxtaposition puisse à terme aboutir à une vision d’ensemble. Comme nous avons affaire à deux individus, on sera alors enclin à exemplifier ce domaine à partir d’eux : soit positivement, par leurs points communs, soit négativement, par ce qui les différencie d’autres – étant entendu que nous pouvons nous-mêmes, et démarcateur [defining and demarcating] dans l’histoire du daoxue […] qui allait déterminer [destined to determine] son cours futur à un degré substantiel » (Don Wyatt, dans Yao 2033, 394). Prendre un tel résumé pour argent comptant exposerait à des malentendus : Lu Jiuyuan ne s’est jamais expressément reconnu comme membre du « dao xue 道學 » (ces termes sont examinés plus bas), et l’on peut donc trouver égarant de supposer qu’une « histoire » de ce « groupe » ait pu commencer de se raconter ou de se vivre dès 1175 – d’autant que la démarcation préexistait à la rencontre ; par ailleurs, à supposer que l’« épisode » ait eu une influence substantielle, il faudrait dire à quel niveau, avant de dire à quel degré. La différence que nous établissons ci-dessous entre les notions de « relation » et de « rapport » permet peut-être de clarifier le tableau. Car comme dit également Dumont, « nous partons de nous quoi qu’il arrive » (Dumont [1964] 1975, 10). Si l’on optait pour cette voie agrégative, au moins deux entrées s’offriraient à nous : la « philosophie » et le « confucianisme ». Nous aurions là ce que Jean-Claude Passeron appelle des « abstractions incomplètes », quoique inégalement incomplètes à la vérité (Passeron 2006, 130). En effet, de ces deux termes, « philosophie » paraît le moins « indexé » sur une « série de cas singuliers » : il est en cela plus proche d’un nom commun que d’un nom propre. À l’inverse, « confucianisme » semble cantonné à une formation sociohistorique certes immense, mais moins facilement transposable36. Or, disons pourquoi cette double voie ne sera pas la nôtre. Pour ce qui est de la philosophie, nous serons brefs, la question ayant fait l’objet d’utiles mises au point depuis une quinzaine d’années. Certes, il restera toujours légitime de considérer les individus Zhu Xi et Lu Jiuyuan, ainsi que leur lien réciproque, à travers le prisme d’un « type d’homme » aux incarnations historiques multiples (de Libera [1991] 1996, 350-351). Les façons de définir ce type d’homme ne sont pas même en cause. On peut tout à fait, par exemple, considérer avec Bryan Norden que les « philosophes » sont ceux-là qui, en tout lieu et à toute époque, sont « spécialisés dans des terminologies et sont concernés par des problèmes spécialisés » [Philosophers use specialized terminologies and are concerned with specialized issues] (van Norden 2007, 2), ou, comme Paul Valéry, que « [p]resque toute la philosophie consiste dans la recherche du sens absolu isolé des mots » (cité dans Billeter 2006b, 55), ou encore, à la façon de Michel Foucault, que les activités « philosophiques » dans des domaines déterminés […] consistent en général à diagnostiquer le présent d’une culture[, et que telle est] la véritable fonction que peuvent avoir […] les individus que nous appelons philosophes (2001, 648 [vol. 2]). En dépit de leurs grandes disparités, ces définitions paraissent toutes assumer qu’un certain plan de discours, sans doute caractérisé par une forme de recul où réside sa « spécialisation », se laisse déceler dans les situations historiques et culturelles les plus diverses. S’agissant de la Chine, cette assomption a du reste effectivement joué un rôle historique, aussi bien en interne qu’en externe. Comme le montre Joël Thoraval, les « intellectuels » chinois du XXe siècle (à la remorque de leurs homologues japonais du XIXe siècle) se sont livrés à une appropriation active de la pratique et des concepts philosophiques occidentaux, utilisant ces derniers pour « repenser et réorganiser leur héritage culturel » (Thoraval 2002, 64). Mais la réciproque, quoique plus tardive et nettement moins massive, n’en est pas moins vraie : elle consiste dans l’idée fort légitime que l’on puisse « apprendre quelque chose de nous-mêmes » par la lecture des textes « philosophiques » chinois, fussent-ils requalifiés en tant que « pensée » – une démarche par définition multiforme par ses enjeux et ses ambitions (van Norden 2007, 6). Dans cette dernière démarche, on verra certes une expression de cette « politique de reconnaissance » prônée notamment par Charles Taylor, dans laquelle la neutralité propre aux sciences sociales ne peut que se reconnaître 38. Néanmoins, quand bien même il existerait des « questions cruciales » auxquelles la « philosophie chinoise » nous apporterait des réponses (par exemple sur « la nature du monde et la nature de la politique en particulier » 39), il demeurerait un problème insurmontable dans ce type d’approche. Comme Anne Cheng l’a bien montré, croire à une philosophie sui generis, indépendante des façons dont elle se vit et se nomme, serait la porte ouverte aux projections les moins maîtrisées sur l’objet envisagé. On aurait beau arguer d’une capacité à la décontextualisation des « philosophèmes », comme semble le suggérer Pascal Engel dans son article « La philosophie peut-elle échapper à l’histoire ? », que celle-ci n’en serait pas moins rattrapée par les schèmes collectifs, nécessairement situés, de la décontextualisation elle-même. C’est du moins ce que suggère une remarque de Michael Lackner, lorsqu’il recommande de se détourner de l’approche traditionnelle (remontant aux Jésuites) par les « ressemblances terminologiques », pour s’orienter au contraire vers « l’ordre du discours et des modes d’argumentation, ordre fondamentalement philologique » dans le cas de la Chine traditionnelle (Lackner 1996, 73).
« Reconnaître les différences » (Dumont) : mentalité et controverse
Si une certaine perspective pragmatiste incite donc à explorer la façon dont les acteurs (individus et groupes) se présentent à travers des nominations forcément contextuelles, il reste une question où le surplomb de l’observateur paraît incontournable : dans quelle mesure ces acteurs représentent-ils quelque chose qui les dépasse (par exemple : d’autres individus, les groupes dont ils font partie, la « société » dont ils émanent…) ? Nous avons choisi de nous intéresser à Zhu Xi et Lu Jiuyuan. En quoi leur lien nous apprend-il quelque chose de leur temps, ou de leur culture ? En quoi ce lien est-il au contraire seulement un cas particulier ? Remarquons que ce type de question se répercute sur les individualités elles-mêmes. Les deux lettrés que nous envisageons sont-ils avant tout des émanations de ce « fond institutionnel de la pensée chinoise » dont parle Léon Vandermeersch (certes sans viser Zhu et Lu par cette expression), ou sont-ils dignes de la qualification d’« homme[s] extraordinaire[s] » que l’anthropologue Patricia Ebrey semble volontiers attribuer à Zhu Xi ? (Vandermeersch 2005, III ; Ebrey 1991a, 102). S’agissant enfin des rapports entre les deux hommes, quels sont leurs points communs et leurs points de différence objectifs, en dehors donc du fait qu’ils semblent bien l’un et l’autre s’assimiler subjectivement à des lettrés ? À ce niveau de réflexion sur la représentativité des cas individuels, on touche forcément à la question de la mentalité. On sait que l’École des Annales n’accordait guère de prix à l’agentivité des acteurs, et il est probable que, si un Lucien Febvre avait pu s’intéresser aux productions « intellectuelles » des lettrés chinois, celles-ci lui auraient paru dénuées de tout pouvoir transformateur intrinsèque, à la façon d’« engendrements de concepts issus d’intelligences désincarnées ». Ainsi, selon cette approche ici à peine esquissée, on sera sans doute enclin à jauger un rapport interindividuel comme celui de Zhu Xi et Lu Jiuyuan à l’aune d’un critère de plus ou moins grande stabilité. Pour prendre un exemple d’« événement » (plus massif qu’interindividuel) passé au filtre d’une approche d’histoire des mentalités, Florence Hulak rappelle que « lorsque Georges Duby consacre un livre à une bataille qui ne dura que trois heures, ce n’est pas en raison de l’impact qu’elle aurait eu sur la suite de l’histoire militaire ou politique, mais du sens qu’elle a revêtu pour les hommes de ce temps et des époques ultérieures » (Hulak 2011, 101-102). Sans aller jusqu’à une perspective de « longue durée » dans le cas de Zhu et Lu, on pourra néanmoins se demander si leurs rapports ne manifestent pas des constantes qui les dépassent, à commencer par le degré de conflictualité qui caractérise les pratiques lettrées de la Chine impériale. D’une manière très générale, les lettrés chinois (à tout le moins ces « officiers » qui ne sont pas les militaires, également nommés « shi » à l’époque des Song) ont la réputation d’être peu querelleurs. Il s’agit certes d’une idée reçue, mais dont on pourrait penser qu’elle correspond à quelques faits d’envergure transhistorique. L’absence, depuis les choix fondamentaux de l’empire des Han, d’une séparation nette entre le politique et le religieux, l’indifférence fondamentale du pouvoir impérial aux enjeux idéologiques, la centralité d’un « savoir mandarinal » fondé sur un ensemble de compétences ou de gestes qualifiants , la ténuité de la réflexion formalisée ou normative sur une efficacité rhétorique pourtant manifeste dans les productions textuelles lettrées– tous ces traits apparents semblent constituer autant de causes pouvant expliquer certaines régularités chinoises en matière de conflictualité.
Un monde de relations
Ces réserves faites, il ne s’agit pas, bien entendu, de nier l’existence des rapports de force, de pouvoir ou d’influence. À l’instar d’un grand nombre des activités lettrées des Song, la pratique des eulogies recouvre bel et bien un certain nombre d’enjeux. Encore convient-il de situer ces enjeux à la bonne place dans la hiérarchie du sens. On va voir que cela implique la subordination logique des rapports individuels aux relations entre collectifs. Les enjeux de l’écriture eulogistique transparaissent d’abord dans la facture des écrits. Ainsi, une première disproportion apparaît dans la longueur des jiwen. L’eulogie que Zhu Xi consacre à Lu Jiuling, frère aîné de Lu Jiuyuan, est environ deux fois moins longue que celle que Lu Jiuyuan adresse à Lü Zuqian, lequel peut être décrit comme un ami et un collaborateur de Zhu Xi152. Quand on prend en compte les corpus respectifs dont nous tirons ces textes, le décalage paraît plus significatif encore. L’« Eulogie pour Lü Zuqian » est pour ainsi dire la seule eulogie en bonne et due forme que transmette le recueil des écrits de Lu Jiuyuan : la rubrique qui chapeaute le chapitre, dont elle constitue le premier élément, contient d’autres textes eulogistiques, mais de proportions bien moindres et de statuts un peu particuliers. Chez Zhu Xi en revanche, le nombre 151 On ne conteste pas le fait que Zhu Xi et Lu Jiuyuan doivent être pris, chacun pour lui-même, comme des individus « empiriques », à l’instar de n’importe quel individu dans n’importe quelle société. On se gardera en revanche de les modeler sur l’individu de nos sociétés modernes, que Dumont décrit comme l’« être de raison, le sujet normatif de nos institutions » (Dumont [1966] 2008, 22, 24, voir aussi 333 ; on trouve une distinction équivalente dans Dumont [1977] 2008, 16-17 ; 1991, 29-30, 37 – et, plus en amont dans la tradition sociologique française, dans Durkheim 2007, 155, 170-171). C’est dans la continuité de ces réflexions que s’inscrit Vincent Descombes lorsqu’il propose de distinguer entre « individuation » et « individualisation » (1996a, 257 ; 1996b, 88-91). D’une manière générale, l’approche en termes de règles conduit à une articulation logique du tout et des parties qui nous paraît salutaire pour les sciences historiques et sociales. Elle fournit une issue cohérente à une certaine quadrature du cercle méthodologique, celle que formule par exemple Roger Chartier lorsqu’il définit l’objectif de l’historien par la « nécessaire articulation entre, d’un côté, la description des perceptions, des représentations et des rationalités des acteurs et, de l’autre, l’identification des interdépendances méconnues qui, tout ensemble, bornent et informent leurs stratégies » (Chartier 2009, 11). Précisément, l’enjeu est de ne pas accorder de primat descriptif au stratégique, fût-ce à l’abri d’une « articulation » à prétention conciliatrice avec d’autres aspects de l’agir humain. Le stratégique existe à toute époque et en tout lieu, mais il n’est descriptible qu’en vertu de règles dont la description inductive est un préalable à sa saisie authentique. Les deux qualificatifs sont dans Chaffee 1985b, . Le terme de « collaborateur » suscite peu de réserves, eu égard à la participation de Lü Zuqian à la compilation de Jin si lu en 1175 (voir supra) – quoique on se demande encore aujourd’hui quelle fut la part effective que le lettré de Jinhua prit au processsus (dans quelle mesure il n’a pas servi de prête-nom à Zhu Xi : Marchal 2010, 47-48). Pour l’« amitié », nous tâchons plus bas de préciser ce qu’il faut entendre par là dans la Chine lettrée des Song. Or, c’est dans ce même chapitre que l’on trouve l’eulogie que Zhu Xi a consacrée à Lü Zuqian : d’une tonalité différente de celle de Lu Jiuyuan, elle est en revanche d’une longueur à peu près équivalente (nous y revenons ci-dessous). Qu’il nous suffise ici de souligner que ces eulogies jumelles de Lu Jiuyuan et Zhu Xi sont des écrits strictement parallèles, qui n’ont pas vocation à se mentionner mutuellement : on peut en effet déduire des observations ci-dessus qu’a priori, eu égard à sa fonction rituelle, un jiwen ne peut contenir de métalangage et ne peut donc faire allusion à autre jiwen – à plus forte raison quand celui-ci est destiné au même défunt. Autrement dit, l’indifférence mutuelle de ces deux écrits découle de leurs règles constitutives (de celles qui vont de soi pour leurs scripteurs sans qu’il soit besoin d’y insister) et ne doit pas être attribuée à une intention particulière. On va voir en revanche que dans d’autres formes d’expression, une mise en regard de cet ordre est possible. Cette différence objective entre les productions eulogistiques de nos lettrés appelle deux questions : celle de l’insertion respective de Zhu Xi et Lu Jiuyuan dans des réseaux d’interconnaissance plus ou moins étendus ; celle de la position de chacun des deux défunts dans ces mêmes réseaux. À l’arrière-plan de ces questions s’en dessine une autre, la relation respective de Zhu Xi et de Lu Jiuyuan à chacun des lettrés disparus. Toutes ces voies d’accès convergent enréalité vers le point focal de notre travail : la relation de Zhu Xi et Lu Jiuyuan. En effet, cette relation n’est pas dissociable du réseau de connaissances qui la traverse. Pour tenter d’en dénouer l’écheveau, nous nous proposons d’appliquer la démarche holiste susmentionnée à certains fils de ce réseau : à travers le relevé des rapports individuels, il s’agit de faire émerger divers niveaux d’appartenances à des collectifs d’échelles variables.
Quel monde des idées ? Critique du paradigme contextualiste
Il peut paraître naturel, pour délimiter un objet « intellectuel », de se pencher d’abord sur son « contexte ». On commence par brosser une toile de fond à partir d’une temporalité historique et d’un espace social ; on y localise un objet, reconnu comme suffisamment autonome pour être distingué du reste ; on dessine éventuellement une articulation entre les deux plans ainsi dégagés. Certains chercheurs, telle Anne Birdwhistell dans un article sur Lu Jiuyuan et la « réalité sociale » de son temps, font montre d’une certaine prudence réflexive à l’endroit de ce premier pas analytique. La sinologue pointe le risque d’une projection de soi dans la conception du contexte, en remarquant que l’écart entre les deux plans est analogue à celui qui sépare une réalité géographique de la carte que peut en faire un regard surplombant, et peut-être déformant. Nous verrons dans cette section que le scrupule mérite d’être entendu. Mais il vaut la peine d’interroger d’abord la démarche spontantée. À première vue en effet, la dissociation d’un objet proprement « intellectuel » et de son contexte semble incontournable pour nos recherches. Elle inspire notamment certains courants de l’« histoire intellectuelle », qui se démarque d’une « histoire des idées » souvent jugée désuette. Cette dernière, dans la formulation qu’en donna en son temps Arthur Lovejoy, croyait à l’efficience sociale des « idées-force » [unit ideas] définies comme un ensemble de formules en nombre limité, dotées d’une longue histoire spécifique et dont la prégnance se manifestait dans les domaines les plus variés de l’histoire humaine. Une telle approche a été rapidement critiquée comme idéaliste : non seulement elle tendait à ignorer l’historicité des médiations, soit des supports et des acteurs qui permettent la diffusion mais également l’altération des idées, mais, à trop vouloir isoler des unités idéelles, elle risquait d’ignorer la logique de leur insertion dans un tout social. Conscients de ces limites, des chercheurs tels que Maurice Mandelbaum ont proposé un modèle plus intégratif, capable de rendre compte des connexions entre niveau idéel et niveau contextuel (Mandelbaum 1965 ; Dosse 2003, 202-205 ; Bol 2004b, 64). Néanmoins, ce n’est sans doute pas un hasard si un Peter Bol, spécialiste de l’histoire « socio-intellectuelle » de la Chine prémoderne, reconnaît quelque mérite à la réflexion de Lovejoy. Cette approche permet en effet d’attirer l’attention sur la transférabilité de certains motifs idéels, relevant de registres apparemment hétérogènes, dont on observe la récurrence à différents moments de l’histoire chinoise et qui peuvent revêtir un sens pour des groupes divers . À cet égard, le surgeon allemand de l’histoire intellectuelle, la Begriffsgeschichte, complète la perspective : fort de ses discussions avec l’histoire des concepts politiques d’un Quentin Skinner ou d’un John Pocock, ce courant historiographique nous apprend à percevoir comment les motifs de la pensée peuvent s’insérer dans des situations communicationnelles changeantes, lesquelles conditionnent leur circulation et leur transférabilité.
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Table des matières
Introduction. Pour une anthropologie historique des controverses chinoises
De quoi « Zhu-Lu » est-il le nom ?
Philosophes, confucéens, lettrés : vers le point de vue indigène
« Reconnaître les différences » (Dumont) : mentalité et controverse
La pragmatique d’un corpus (comparaison et traduction)
Note. Traductions et annotations
Prologue. Une entrée dans les textes : des règles aux valeurs
Travail d’approche
Deux eulogies
L’antériorité des règles
Un monde de relations
Entre Zhu et Lu : Lü Zuqian
Entre Lu et Zhu : l’aîné Lu Jiuling
Contre Zhu Xi ? L’aîné Lu Jiushao
Quelle conflictualité ?
Silences
Critiques
« Les moments et leurs hommes »
Hiérarchie et relation
Des vies parallèles ?
Noms de lettrés : règles et valeurs
I. Le monde historique de Zhu Xi et Lu Jiuyuan : vers une contextualisation compréhensive
A. Quel monde des idées ? Critique du paradigme contextualiste
1. Approches internalistes et externalistes
a. isolement, juxtaposition, imputation causale
b. les impasses du « grand récit »
2. Un « territoire immense et indécis » : l’unité du sens
B. Les « études Song » et la question de l’institution
1. Questions historiographiques
a. la périodisation face à la question du continu
b. génération, tradition : le régime d’historicité
c. « Antique »/« présent » : vers l’opposition fondamentale
d. historicisation et historiographie impériale
e. changement et stabilité
2. Sous la robe lettrée : le point de vue empirique
a. institution du sens et processus d’institutionnalisation
b. l’idéal et l’aléatoire
3. Pragmatique d’une « culture politique »
a. carrières
b. implication et retrait
c. « quelque chose comme gouverner » (Schirokauer & Hymes)
d. savoir et pouvoir ?
e. complexité apparente et circularité analytique
II. Homo literatus. Savoirs lettrés et conflictualité à l’époque des Song
A. Identifications lettrées
1. Quelques projections instructives
a. l’hypothèse intellectuelle
b. capacités scripturaires et textuelles
c. réflexivités
d. l’« élévation » : reproche du maître ou sentiment du disciple ?
e. le facile et le difficile
2. Homo literatus : pour une anthropologie dumontienne du savoir
a. eux et nous (Dumont et Bourdieu)
b. identifications lettrées : la logique du flou
c. l’implication lettrée : prééminence et dominance
d. une complication : le retournement des porteurs de savoir
B. Dynamiques de savoir et tendances de groupes
1. Du consensus à la « discussion » (bian 辯) : le paradoxe de la normativité
a. le consensus du savoir
b. l’« intention » ou la transmission continuée
c. le savoir par-delà fait et valeur
d. la dimension de la parole et ses « autres »
e. les « distinctions difficiles » ou l’aporie de la discussion
2. Fréquentations et démarcations : l’épreuve des maîtres
a. trajectoires de savoir et affiliations parallèles
b. régimes de savoir : jeux de langage et épreuves
c. dynamiques collectives des supports de savoir
Conclusion. Zhu Xi et Lu Jiuyuan : quelle controverse ? (distinguer, discuter)
Bibliographie
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