Descartes face à la phénoménologie

Il peut sembler banal, presque convenu, de prendre pour objet d’étude l’idée de l’infini dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas. Le renouveau que connaît la notion d’infini dans l’éthique est sans doute un des thèmes les plus fréquents du commentaire et les mieux connus du lecteur. Les études sur l’infini, sur l’emprunt de son idée à Descartes ou sur les sources juives de sa lecture par Levinas sont déjà nombreuses et riches en enseignements . Et pourtant il n’existe pas d’interprétation d’ensemble de l’œuvre de Levinas menée depuis la question de l’infini. Nous nous proposons de tenter une telle interprétation en prenant l’idée de l’infini pour objet d’analyse.

Descartes face à la phénoménologie

L’ambivalence du cogito

Le point de départ : le cogito cartésien selon Husserl

La thèse de troisième cycle de Levinas, sa Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl de 1930, évoque Descartes dans une perspective strictement husserlienne. Le chapitre II veut expliciter, comme son titre l’indique, « La théorie phénoménologique de l’être : l’existence absolue de la conscience ». Il procède d’abord négativement, en démontrant que Husserl dégage un sens de l’être distinct de l’exister des choses, et propre à la conscience. Quel est donc cet « être » de la conscience ? La question, ainsi posée, est ontologique, et tout le propos de Levinas consistera à montrer que si le cogito cartésien parvient effectivement à séparer la région de la conscience par la réflexion, il reste mondain : seul le cogito husserlien dégage le sens ontologique de la conscience. Ces pages suivent et reprennent donc fidèlement l’argument des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl : le cogito de Descartes appartient encore à l’attitude naturelle. Levinas dit d’emblée l’enseignement du cogito husserlien : la conscience n’existe pas sur le même mode que les choses, l’« être comme conscience » est distinct de l’« être comme chose ». On ne peut pas assimiler cette découverte à celle de Descartes sans « fausser la pensée la plus originale du philosophe allemand », car l’« absoluité [de la conscience] n’est pas seulement un caractère de la vérité qui concerne la conscience, sa certitude, mais un caractère de son existence même » (TIPH, 54).

Le développement que Levinas consacre à Descartes est structuré par cette différence entre la vérité et l’existence, entre la connaissance et l’ontologie. Toute la démarche de Descartes – et surtout ses limites, accentuées par la confrontation avec la phénoménologie – s’explique à partir du primat accordé à la théorie. La connaissance veut démontrer que les choses existent, mais elle ne s’interroge pas sur le sens de cette existence. « On comprend alors qu’après le cogito, Descartes se propose de déduire de l’existence de la conscience celle de Dieu et du monde extérieur. Descartes ne remonte donc pas à la source de l’évidence du cogito ; il ne cherche pas sa racine dans l’être de la conscience qui rend possible cette évidence. Pour lui, le sens de l’existence n’est pas un problème. Conduit sans doute par l’idée qu’exister signifie partout et toujours la même chose, il veut simplement montrer que le monde extérieur existe, comme il vient de montrer que la conscience existe » (TIPH, 58). Fidèle à la lecture de Husserl, Levinas conclut que Descartes s’est arrêté en chemin dans son analyse du cogito, et qu’il n’est pas allé jusqu’à la découverte du sens propre de l’exister de la conscience – diagnostic qui permet de parler du « progrès de Husserl » ou du « pas en avant effectué par Husserl sur Descartes » (TIPH, 59). Descartes sépare la connaissance de l’objet et l’être de l’objet, alors que Husserl estime que le mode d’apparaître de l’objet est constitutif de son être. Le phénoménologue démontre que, pour la conscience, exister signifie « être continuellement présente à elle même » (TIPH, 60) : or si ce mode d’apparaître de la conscience est constitutif de son être, alors la conscience n’est pas au même sens que les choses du monde. Descartes voit bien que la conscience est présence à soi, mais il rabat cette découverte sur un concept univoque d’existence, valable aussi pour l’étendue. Il a traité la conscience comme une substance, une chose du monde qui existe en un sens mondain, et qui se distingue seulement par son attribut essentiel, la pensée. D’accord avec Husserl, Levinas affirme que Descartes n’a pas su mener jusqu’au bout le geste radical de la réduction : il reste dans l’attitude naturelle et manque l’exister absolu de la conscience .

Concluons que Levinas reprend en 1930 la critique de Husserl et qu’il l’approuve en raison de la clarté supérieure de l’idée phénoménologique de l’existence qui ne s’applique pas de la même façon à la conscience et au monde – et remarquons que la critique de Levinas porte sur l’application du concept d’existence à la conscience mais n’interroge pas son application à Dieu. La Théorie de l’intuition reprend la lecture husserlienne de Descartes sans la soumettre à un examen critique : elle ne cite pas Descartes et s’en tient à son sujet à un propos très général qui fait l’économie d’un retour aux Méditations métaphysiques. En 1930, le Descartes de Levinas est celui de Husserl, un Descartes qui a manqué l’essence de la conscience après l’avoir entrevue ; et ce manquement, Levinas le met sur le compte du projet théorique qui gouverne toute la philosophie cartésienne.

Une chose qui pense

En 1947, dans De l’existence à l’existant, Levinas déploie pour la première fois une interprétation originale de Descartes qui, tout en restant largement husserlienne, retrouve dans le cogito cartésien une vérité phénoménologique de premier plan.

La phénoménologie originale que Levinas conduit dans l’ouvrage partage avec le cogito cartésien une même situation dramatique : la nécessité de trouver un commencement après l’anéantissement de toutes choses. L’emphase qui mène Levinas à l’expérience horrible de l’il y a relève du même tour hyperbolique que le doute méthodique précédant le cogito. Les deux situations sont identiques : chez Descartes, le sujet méditant s’est installé dans un doute si radical qu’il nie toute existence, avant de conquérir une première vérité avec le cogito ; de même en 1947 l’existant fait l’épreuve de l’il y a dans la destruction de tous les étants, et doit se poser dans le lieu pour se faire sujet. Une expérience-limite de la perte de sens constitue à chaque fois le fond sur lequel vient se détacher l’événement d’un pur commencement . C’est pourquoi, outre la situation initiale (et la méthode d’emphase qui la pose), la pensée du commencement rapproche aussi Levinas de Descartes. Le cogito cartésien fait alors l’objet d’une interprétation et d’un usage nouveaux et originaux (DEE, 117) :

La pensée que l’idéalisme nous a habitués à situer hors de l’espace est – essentiellement, et non pas par l’effet d’une chute ou d’une dégradation – ici. Le corps exclu par le doute cartésien, c’est le corps objet. Le cogito n’aboutit pas à l’impersonnelle position : « il y a de la pensée », mais à la première personne du présent : « je suis une chose qui pense ». Le mot chose est ici admirablement précis. Le plus profond enseignement du cogito cartésien consiste précisément à découvrir la pensée comme substance, c’est-à-dire comme quelque chose qui se pose. La pensée a un point de départ.

L’idéalisme cartésien lui-même a beau avoir absolument distingué la pensée de l’étendue, il n’en a pas moins découvert le rapport essentiel de la pensée à l’espace. Le doute ne porte que sur le corps objet, le Körper que Husserl distingue du Leib (corps propre, corps de chair) : le corps de chair, lui, fait partie de la pensée (puisque penser, c’est aussi imaginer et sentir). Le cogito, la pensée absolument certaine dans l’évidence présente de son actualité, inclut le corps de chair ou la position dans le lieu. Bien sûr, Levinas ne veut pas dire que le cogito permettrait à l’ego de savoir qu’il a un corps, mais que l’existence de l’ego comme ego cogito est l’événement de sa position dans l’être. Descartes affirme que je suis une chose qui pense, une substance pensante. Plutôt que de voir, à la suite de Husserl, dans cette référence à la substance un retour à une conception mondaine de la conscience, Levinas entend l’expression en son sens étymologique : hypo-stase, sub-stance, ce qui se tient dessous. En qualifiant le «je» de « chose qui pense » (res cogitans), Descartes désigne l’événement par lequel la pensée se pose. Dans ma pensée présente, je me pose comme point de départ, je surgis dans l’instant et dans le lieu où je me pose. La chose, c’est la substance pensée comme existant surgissant de l’exister dans la stance du présent. Levinas convoque Descartes parce qu’il trouve dans le cogito l’événement que sa propre phénoménologie décrit. La lecture de Descartes n’est plus ici celle de Husserl ; elle coïncide avec un usage singularisant le cogito cartésien pour y retrouver une description phénoménologique.

Est-ce à dire que Descartes n’est plus critiqué pour avoir omis d’interroger le sens ontologique de l’existence de la conscience ? La mise en lumière d’un rapport essentiel entre pensée et existence dans le lieu ne remet-elle pas en cause la lecture husserlienne ? Au contraire, elle la maintient. Levinas, en effet, reprend moins la démarche propre au cogito cartésien que son résultat, la chose qui pense et par là se pose : la démarche reste idéaliste, et donc critiquable pour le phénoménologue. Descartes prouve l’existence indubitable de la pensée, mais, « sur le mode d’existence de la pensée, il n’apporte aucun enseignement. Comme l’étendue, la pensée, existence créée, court le risque du néant si Dieu – seul être dont l’essence implique l’existence, s’en retirait » (DEE, 136). Levinas reprend de nouveau l’axe de lecture husserlien en reprochant à Descartes d’avoir laissé inquestionné le sens de l’existence de la pensée, dérivant ainsi vers la question théorique du fondement de la certitude du cogito. Cette certitude se montre incertaine, et nécessite de recourir à Dieu pour assurer la science. « Mais en même temps, la forme personnelle du cogito, le « je » du « je pense » force cette certitude » (DEE, 137). Descartes a beau s’être arrêté à la question de la certitude, il a découvert une situation ontologique – la position de l’existant dans l’existence – qui force, donc excède et fonde, la certitude. « Le cogito n’est pas une méditation sur l’essence de la pensée, mais l’intimité de la relation entre le moi et son acte, la relation unique du « je » au verbe à la première personne. Enfin, c’est l’acte du doute – c’est-à-dire l’acte négatif, l’exclusion de toute position en dehors de l’instant qui est la situation privilégiée où s’accomplit irrésistiblement l’existence du présent et du « je » » (ibid.). La relation du sujet-substance au verbe – le surgissement de la différence ontologique dans la stance de l’instant (cf. §38) – se trouve déjà décrite avec l’ego comme res cogitans (DEE, 172-173) :

Derrière le cogito, ou plutôt dans le fait que le cogito se ramène à une « chose qui pense », nous distinguons une situation qui précède la scission de l’être en un «dedans » et un « dehors ». La transcendance n’est pas la démarche fondamentale de l’aventure ontologique. Elle est fondée dans la non-transcendance de la position. L’« obscurité » des sentiments, loin d’être une simple négation de la clarté, atteste cet événement antérieur. 

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Table des matières

INTRODUCTION
CH. 1 L’USAGE DE DESCARTES
I. Descartes face à la phénoménologie
§1. L’ambivalence du cogito
a) Le point de départ : le cogito cartésien selon Husserl
b) Une chose qui pense
§2. Descartes a-t-il raison ?
a) Idéalisme et phénoménologie
b) Une première idée de l’infini
II. L’exception cartésienne
§3. Abstraction et concrétisation
a) Descartes et la philosophie
b) L’abstraction de la structure formelle
c) La concrétisation de la structure formelle
§4. La place de Descartes dans Totalité et infini
a) Le nouvel ordre cartésien
b) Le sens de l’emprunt
c) Cartographie des usages de l’idée de l’infini dans Totalité et infini
III. L’idée de l’infini comme discours
§5. Après le texte fondateur
§6. Les énoncés de l’idée de l’infini
a) La lecture et l’usage
b) La forme, le sens et la question
CH. 2 L’IDEE FORMELLE DE L’INFINI
I. La transcendance comme idée de l’infini
§7. Phénoménologie et transcendance
a) La transcendance de l’intentionnalité
b) L’ambivalence de l’intentionnalité
c) La grammaire de la transcendance
§8. Négativité et idée de l’infini
a) Totalité et mauvais infini
b) La réduction de l’Autre au Même
c) Une pensée pensant plus qu’elle ne pense
II. La structure formelle de l’idée de l’infini
§9. La relation à l’absolu ne relativisant pas l’absolu
a) La dialectique de la séparation et de la relation
b) La structure cartésienne de la séparation
c) Séparation, absolution, infinition
§10. L’idée mise en nous
a) La visée intentionnelle de l’infini
b) L’éclatement de l’intentionnalité
c) Positivité et négativité
III. L’emphase de l’infini
§11. La forme n’arrêtant pas son dessin de forme
a) Métaphores, hyperboles
b) (Dé-)structure et (dé-)formalisation
c) L’emphase du discours formel
§12. Le Désir de l’infini
a) Désir et idée de l’infini
b) Analyse formelle du Désir
c) De la représentation au Désir
CH. 3 AUTRUI ET LA GENESE DE L’IDEE DE L’INFINI
I. Le face-à-face et l’idée de l’infini
§13. Autrui et l’idée cartésienne de l’infini selon Sartre et Levinas
a) Deux lectures de l’histoire de la philosophie d’autrui
b) Deux voies cartésiennes pour une phénoménologie d’autrui
c) Deux phénoménologies cartésiennes
§14. Les ontologies du face-à-face
a) L’ontologie du face-à-face de 1947
b) L’historicité du face-à-face
§15. Analyse formelle du face-à-face
a) Autrui en tant qu’autrui
b) La structure du face-à-face
c) Les termes : moi et autrui
II. Le Désir érotique
§16. La genèse du Désir
a) L’amour sans fusion
b) De l’amour au Désir de l’infini
§17. La place de l’éros et de la fécondité dans la phénoménologie du Désir
a) Le Désir érotique
b) Le Désir du Désir
§18. Un amour sans éros
a) L’absence de l’éros après Totalité et infini
b) Eros et autrement qu’être
III. Visage et idée de l’infini
§19. Le visage ou la façon de l’infini
a) La manière qu’a l’infini de dépasser son idée
b) Autrement que phénomène
§20. La genèse de l’idée éthique de l’infini
a) La genèse du visage
b) La genèse de l’infini éthique
CH. 4 PARLER OU APPARAITRE
I. Infini et signification
§21. L’introduction de l’idée cartésienne de l’infini en phénoménologie
a) L’intrigue de l’infini
b) L’idée de Dieu dans la phénoménologie
c) Horizon et infini
§22. Phénomène et signification
a) Les modalités du sens
b) Phénomène et expression
c) Signe et signifiance
II. La présence et la trace
§23. La présence du maître
a) Le langage du maître
b) L’ordre cartésien du langage
c) Les apories de la présence
§24. Les noms de l’infini (I) : illéité
a) La présence et la trace
b) Désir et illéité
CH. 5 PARLER OU TUER
CONCLUSION

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