Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire d’EDF

Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire d’EDF

L’impasse d’un diagnostic à partir des outputs, ou les ambivalences de la performance

La « sous-performance » au sein du CNEN : constat objectif ou malaise subjectif ?

L’oubli organisationnel involontaire se comprend, dans la littérature, comme une baisse de performance (un Δ négatif dans un critère output déterminé) imputable à une perte de capacités (un Δ négatif dans les inputs). L’approche des « capacités», des modifications intervenues au sein des facteurs participant à la performance, est donc inférentielle et déductive. Tout commence donc avec la possibilité d’avérer un différentiel de performance négatif dans le temps.

Le point de départ de notre travail de diagnostic était donc bien l’expression de difficultés opérationnelles rencontrées sur le projet EPR Flamanville 3. Celles-ci se traduisaient par un petit nombre de données objectives quant aux dépassements des plannings et des budgets. Ces données étaient par ailleurs largement relayées et commentées dans les médias, exposant ainsi EDF à la critique du grand public : elles concernaient le non-respect des plannings et des budgets initialement prévus: entre 2007 et 2012, la durée prévisionnelle du chantier est passée de 5 à 9 ans, et le budget global est passé de 3,3 milliards d’euros à 8,5 milliards sur la même période, soit une multiplication par un facteur supérieur à 2,5.

Sur de telles bases, il semblait a priori difficile de conclure autre chose qu’un « échec » industriel, ce que nombre de médias, mais aussi bien sûr de militants « anti-nucléaire » ne se sont pas privés de clamer. Il aurait été tentant pour des chercheurs de s’engouffrer dans cette brèche pour statuer définitivement sur le fait que ces dérives étaient le symptôme irréfutable d’une perte par EDF de ses capacités élémentaires à mener ce type de projet.

Les défenseurs du projet, au premier rang desquels EDF, ont toutefois toujours tenu d’une part à apporter des explications et des justifications à ces écarts (sur lesquels nous reviendrons notamment en détails dans le prochain chapitre), mais également à nuancer leur gravité réelle. Ainsi, le 21 juillet 2011, dans un communiqué de presse intitulé « EDF commercialisera les premiers kWh produits par l’EPR de Flamanville en 2016 », l’électricien invoque d’une part le caractère de « tête de série » du projet, ainsi que plusieurs « aléas industriels » (incidents survenus sur le chantier, sollicitation des équipes d’ingénierie par les études post Fukushima) expliquant les retards pris. Quelques jours plus tard, la Société Française d’Énergie Nucléaire (SFEN) publie un communiqué intitulé « EPR de Flamanville : relativiser le retard et le surcoût ». Ce communiqué est très intéressant quant à son appréhension de la question de la « performance » du projet Flamanville, qui s’écarte des conclusions simplistes inspirées par le constat d’écarts importants de coûts et de délais. Le premier argument développé dans ce communiqué revient sur le caractère novateur de l’EPR, qui fait la spécificité du projet FA3 et implique qu’on doive le juger selon des critères différents des réacteurs produits en série. Il est ainsi précisé qu’il s’agit d’un « réacteur d’un type nouveau, marquant le passage à un autre modèle de centrales nucléaires, celles de troisième génération. On peut comprendre qu’une telle réalisation (soumise à des exigences de sûreté toujours plus draconiennes) connaisse des contretemps et des dépassements de calendrier. Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique ce que l’on a déjà fait. Le processus est évidemment plus exigeant et peut connaître, ce n’est pas anormal, des difficultés et des imprévus ».

Un deuxième argument consiste à euphémiser l’ampleur réelle du « retard » suggéré par l’écart entre planning initial et durée réelle du chantier : « Le délai total de construction de l’EPR de Flamanville, de l’ordre de 8/9 ans, n’est pas aberrant par rapport aux durées de réalisation des précédentes séries de deuxième génération, s’établissant en moyenne à 7,5 ans. Sur un plan mondial, une durée de construction de 8/9 ans n’est pas extravagante pour une centrale nucléaire à ce jour ». Ainsi, si l’on replace le chantier dans une norme mondiale de durée de construction, alors le retard apparaît beaucoup moins spectaculaire. Plus encore, l’enjeu véritable de la durée du chantier est minimisée au regard de la durée de vie future du réacteur : « Si l’on considère la durée de vie totale de l’installation, en théorie 60 ans (mais potentiellement plus selon toute vraisemblance), on peut estimer que 3 ou 4 ans de plus dans le planning de réalisation et la date d’entrée en service constituent un contretemps d’une portée très relative pour une installation appelée à fonctionner durant presque tout le siècle ». En synthèse : non seulement le chantier n’est pas si en retard qu’il n’y paraît compte tenu des normes en vigueur dans le monde, mais plus encore, ces quelques années de plus sont négligeables compte tenu de l’horizon temporel dans lequel ce projet doit être resitué.

Le même raisonnement est étendu aux coûts : « Le surcoût annoncé doit être lui aussi relativisé » est-il ainsi affirmé. La raison en est que, certes, l’EPR nécessite un investissement initial accru pour EDF, mais celui-ci sera nécessairement amorti dans le temps, grâce aux retours d’expérience et aux effets de série promis : « Au fil du temps, à mesure que l’investissement initial sera progressivement amorti, l’EPR devrait se révéler de plus en plus compétitif et rentable. Cette situation jouera dans le sens d’un renforcement de la compétitivité globale du parc nucléaire d’EDF ». L’argumentaire va encore plus loin, en affirmant que ce surcoût à court terme n’est pas significatif compte tenu des économies qui sont permises annuellement à la France par le fait de disposer d’un parc de réacteurs électronucléaires aussi dense : « Si la France ne disposait pas de centrales nucléaires et devait en conséquence acheter à l’étranger les combustibles – en l’occurrence le gaz – nécessaires à la production de 78 % de son électricité, il lui en coûterait entre 20 et 25 milliards d’euros chaque année… soit chaque année la valeur de quatre EPR “tête de série“ ! Le nucléaire permet à la France d’éviter cette ponction sur sa richesse nationale, et l’EPR de Flamanville se positionnera, avec sa puissance inégalée de 1.650 mégawatts, comme le premier contributeur à cette économie ».

Ces arguments ne constituent pas simplement un plaidoyer pro domo des acteurs du nucléaire : ils soulèvent des questionnements fondamentaux sur la nature de ce qu’on appelle la « performance » sur un projet de ce type, dont la stricte comparaison avec une prévision initiale ne rend guère compte. Ils mettent également en évidence le caractère ambigu et instable des critères de jugement mobilisés pour apprécier si le projet est, oui ou non, « sous-performant ». Comment intégrer, en effet, dans le processus de jugement, le caractère exploratoire du projet, c’est-à-dire l’« effet tête de série » ? Quels sont les véritables critères de jugement de la « réussite » ou de l’« échec » du projet ? Et à quelles normes de « bonne » performance convient-il de comparer le projet sur la base de ces critères ?

Ces questions ont toujours été présentes en filigrane lors de la phase de diagnostic, et étaient source d’un inconfort structurel pour les chercheurs dans la perspective de donner un point de départ « objectif » à notre démarche de diagnostic. La recherche collaborative trouvait en effet son origine et sa justification dans un constat initial de « sous-performance », mais ce postulat de départ butait sur une difficulté de fond à clairement spécifier et objectiver la nature, l’ampleur, voire la réalité de cette « sous-performance ». Les entretiens menés auprès des acteurs du CNEN ont renforcé ce malaise, puisque nous avons dû constater le caractère contradictoire, voire paradoxal, des représentations des acteurs du CNEN relativement à la question de leur propre performance collective. Ces contradictions étaient le signe d’une grande indétermination des critères de jugement de la performance au sein de l’unité, et ce à différents niveaux. Nous devons nous arrêter sur ce point, car il conditionne la possibilité même de raisonner en termes d’« oubli organisationnel » pour la suite de nos analyses. Nous proposons de décomposer cette indétermination comme la résultante de trois plans d’ambivalence différents :

– le plan des « bons » critères de jugement de la performance ;
– le plan des « bonnes » normes de comparaison de la performance du projet ;
– le plan du lien causal entre « capacité » et « performance ».

Trois plans d’ambivalence qui se renforcent mutuellement

1er plan d’ambivalence : quels sont les critères de jugement de la « réussite» du travail de conception ?

Comme nous l’avons largement montré dans notre revue de littérature, les travaux statistiques sur l’« oubli organisationnel » infèrent l’existence de ce dernier à partir du constat de différentiels négatifs de productivité dans le temps, exactement comme l’apprentissage est décelé « derrière » la croissance de la productivité. Ces travaux ont donc besoin de fixer un critère de jugement de la performance d’un collectif censé être un « signe », un « révélateur » de modifications intervenues dans les capacités de ce collectif. Dans ses travaux les plus récents, Linda Argote a toutefois souligné le caractère trop restrictif de cette approche, et la nécessité pour cette littérature de s’ouvrir davantage à des approches multicritères de la performance (Argote, 2013b). Ce constat est d’autant plus pertinent si l’on souhaite élargir le spectre de l’analyse aux activités telles que les activités intellectuelles, de conception ou de développement de produits, qui se prêtent particulièrement mal à être jugées selon un critère unique de performance, fût-il synthétique.

2ème plan d’ambivalence : à quelles normes de comparaison se rattacher pour juger de la performance ?

Nous l’avons déjà souligné, le projet Flamanville 3 a été assorti initialement d’objectifs de coûts et de délais particulièrement ambitieux, qui ont été retenus par le grand public et les médias comme le cadre de jugement de référence de la performance réalisée. Nous avons également vu que ces objectifs n’ont pas été respectés. Mais, pour Georges Sapy, cette situation n’a rien d’exceptionnel en elle même : « si on analyse les délais et les coûts de construction des installations nucléaires dans le monde depuis l’origine de cette industrie, on s’aperçoit que très peu d’entre elles ont respecté leur planning et budgets initiaux. Ce qui revient à dire que, dans leur grande majorité ces installations ont dépassé leurs objectifs C et D initiaux, parfois de manière très importante » (op. cit., p. 253).

Ces dépassements parfois spectaculaires des prévisions seraient donc banals dans le domaine du nucléaire. Mais au-delà, il semblerait qu’ils soient même une propriété des très grands projets industriels à forte dimension politique et nécessitant des investissements très lourds. Flyvbjerg, Bruzelius & Rothengatter (2003), qui ont consacré une étude importante aux « méga-projets » notamment dans le domaine des infrastructures de transport, ont mis en évidence la banalité du phénomène : « les dépassements de budget de l’ordre de 50 à 100% sont communs dans les méga-projets. Les dépassements supérieurs à 100% ne sont pas inhabituels ». Ils ont surtout montré que le caractère systématique, transhistorique et global de ces dépassements invalidait l’hypothèse de l’« erreur »: il semble bien y avoir une « loi d’airain » de sous-estimation des délais et des coûts sur les projets de ce type. De façon surprenante, aucun progrès ne semble avoir été fait depuis le XIXe siècle, alors même que les techniques gestionnaires de prévision et de planification sont censées s’être constamment sophistiquées depuis. Hervé Dumez (2012) rappelle ainsi que le coût réel du canal de Suez était vingt fois supérieur aux prévisions, mais qu’au XXe siècle, des projets aussi divers que l’opéra de Sydney (quinze fois plus) ou le Concorde (douze fois plus) avaient connu exactement le même type de déboires. Plus près de nous, nous pouvons nous remémorer les retards en cascade enregistrés par la construction de l’Airbus A380. Ce qui fait dire à Flybjerg qu’en la matière « aucun apprentissage ne semble avoir lieu dans ce secteur important et très coûteux de la décision privée/publique » (p. 16). On pourrait imputer cela à des biais cognitifs optimistes dans la prise de décision, comme le font Lovallo & Kahneman (2003). Mais pour Dumez et pour Flybjerg, le fait majeur susceptible d’expliquer cette étrange répétition de l’Histoire est la sous-estimation systématique des risques à des fins proprement politiques de la part des promoteurs des projets, afin d’emporter l’adhésion des investisseurs et permettre aux projets d’avancer en dépit des risques.

3ème plan d’ambivalence : qui est « responsable » de la performance ? 

Un dernier élément faisait obstacle à la possibilité d’objectiver le fait que l’ingénierie nucléaire était ou non « sous-performante » dans l’avancement de ses projets. Outre la difficulté de savoir sur quels critères il était pertinent de juger l’activité et à quelles normes de « bonne » performance il était possible de comparer le réalisé, il ressortait également des entretiens un malaise quant à la possibilité d’établir clairement qui pouvait être tenu pour prioritairement «responsable » de ce réalisé. Cette difficulté procédait largement du caractère «éco-systémique » du projet EPR (et des projets de cette envergure en général), qui mobilise un vaste réseau de capacités distribuées d’une grande diversité, et relevant d’entités et d’institutions différentes.

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Table des matières

Introduction générale
Partie 1 : Revue de la littérature et problématique de thèse
Chapitre I : Désapprentissage et oubli organisationnels dans la littérature
Chapitre II : Limites de la littérature et problématique de la thèse
Partie 2 : Contexte industriel, présentation du terrain et méthodologie de recherche
Chapitre III : Généalogie et enjeux du projet EPR Flamanville 3
Chapitre IV : Présentation du terrain de recherche : le CNEN, Centre National de l’Équipement Nucléaire
Chapitre V : Une recherche collaborative : place des chercheurs dans un dispositif de réflexion collective
Partie 3 : Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire d’EDF : étude de cas
Chapitre VI : L’impasse d’un diagnostic à partir des outputs, ou les ambivalences de la performance
Chapitre VII : Le diagnostic d’une situation de « mur d’apprentissage »
Chapitre VIII : Un mur invisible ? Pluralité des réapprentissages et biais d’interprétation
Chapitre IX : Réapprentissage et action managériale : enseignements de l’expérience du CNEN et proposition de principes d’action
Conclusion générale
Bibliographie
Table des figures et tableaux
Annexe

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