Longue de cinq années de réflexion, de recherche et d’écriture, ce rapport s’inscrit dans un cadre professionnel puisqu’elle fait suite à une demande institutionnelle émanant de l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE) : représentant étatique de la filière équine. C’est donc sous le double emploi de doctorante et de professionnelle que je vous présente ce manuscrit relatant une sélection des résultats obtenus. Reste la frustration de ne pouvoir rendre compte de l’ensemble des savoirs acquis au cours de cette formation doctorale. Le tâtonnement du début de recherche, puis le changement de regard au cours de l’exercice de mes fonctions ont fait évoluer ce travail et ses objectifs. Mais le point de départ de ma volonté de réaliser cette thèse, était (et reste) celui de répondre à la confidence d’un cavalier de plus de 25 ans d’expérience :
« Je suis rentré pour les chevaux, je suis sorti à cause de la filière ».
En tant qu’actrice de la filière par mes missions professionnelles, cette réflexion m’a conduite à m’interroger sur la place que tient une filière dans la question des carrières professionnelles. Il me fallait parvenir à combiner la demande de mon employeur, d’apporter des solutions à la pénurie de personnel qualifié, et une aspiration personnelle de comprendre ce qui détermine les choix et décisions des professionnels. Je pris donc le parti de suivre une double piste : la construction des carrières des professionnels, d’une part, et le désajustement entre la formation et l’emploi, d’autre part. Ces deux thèmes de recherche demandant à être problématisés dans leurs relations.
Les mondes équestres et hippiques à l’épreuve des carrières
Science du social, la sociologie est née dès la moitié du XIXe siècle alors que la société est en pleine mutation avec l’apparition du travail industriel et la rationalisation des sciences. C’est en 1839 qu’Auguste Comte nommera sociologie toutes les réflexions sur la société. S’intéresser à la société consiste alors à découvrir les règles de fonctionnement, expliquer le sens et le devenir historique des sociétés et établir les pratiques sociales et politiques. Historiquement, la société se définit à travers deux grands courants opposant Emile Durkheim et sa vision fonctionnaliste de la société prônant les études explicatives des faits sociaux, à Max Weber et sa vision individualiste s’appuyant sur une compréhension des faits sociaux. De nos jours, séparer strictement les deux courants n’a plus de sens. Les apports successifs sur la notion de société permettent d’adapter le cadre théorique à des faits sociaux spécifiques. Un groupe composé d’hommes et de femmes en relation avec le cheval peut dans ce sens être compris comme une société.
À la naissance de la sociologie, le cheval fait partie intégrante de la vie des citoyens. Il est alors utile aux travaux agricoles, miniers, industriels ainsi qu’aux déplacements des personnes. Un siècle plus tard, le cheval est en déclin : la société n’a plus besoin de sa force de traction et de portage. Pourtant, hommes et chevaux continuent de coexister. Au sein de cette coexistence interagissent des professionnels, des amateurs, des organismes de formation et des institutions. Ces interactions appartiennent à la réalité structurelle de la société dans le sens où les individus occupent successivement des fonctions et des rôles. Structurée ainsi, la société fait apparaître des groupes sociaux soumis à une hiérarchie sociale. La constitution des groupes sociaux peut se faire, entre autres, à partir des métiers exercés. Après la famille, le travail représente la deuxième forme d’identité sociale (Garner, Méda, Sénik, 2006). En 1844, Marx avait d’ailleurs une pensée radicale sur la question « l’histoire universelle n’est rien d’autre que l’engendrement de l’homme par le travail humain, que le devenir de la nature pour l’homme » (Marx, 1972, p.91). Si la division du travail a contribué à la création de métiers, elle a aussi rendu les individus interdépendants. Emile Durkheim explique que plus les individus sont nombreux et plus ils se spécialisent. La spécialisation des individus au travail les rend plus autonomes, mais aussi interdépendants. Pour exister et fonctionner, les secteurs ont besoin les uns des autres créant ainsi une cohésion sociale entre individus. L’exercice successif de métiers, d’emploi, de postes trace le parcours professionnel des individus, certains diront qu’ils font carrière. Finalement, appartenir à une société influence-t-elle la construction de sa propre carrière ? Si les éléments de notre contexte décrivent objectivement la situation dans laquelle évoluent les professionnels de la filière équine, nous savons moins les effets qu’opèrent les désajustements des champs de l’emploi et des formations sur ces professionnels.
« Les problématiques élaborées sur le mode du passage de la description à l’explication sont celles où l’on reconnaît qu’on est en possession d’une description acceptable d’un phénomène donné, qu’on en connaît bien la nature, les composantes et les caractéristiques, mais que malheureusement on n’a pas encore exploré les causes du phénomène, ses raisons, ses effets, voire ses fonctions » (Gosselin, 1994, p.128).
Parmi ces effets, la carrière des travailleurs en lien avec le cheval semble encore trop peu considérée par la littérature. Or, pour gérer les carrières encore faut-il en connaître les réalités, la structure et les spécialisations. Ainsi, notre travail propose d’étudier le processus de construction des carrières des professionnels du cheval en considérant la totalité de leur environnement.
Issu de la sociologie individualiste et non déterministe, le courant des interactionnistes se focalise, entre autres, autour de la question du conflit et des crises suscitées par la relation entre les identités sociales. Contrairement à la conception du social comme un ensemble déterminant les conduites individuelles (approche déterministe), l’approche interactionniste perçoit davantage le social comme l’agrégation des conduites individuelles où l’individu a conscience de l’ensemble dans lequel il évolue et interagit. Cette approche « évite l’écueil de percevoir l’individu sous la stricte détermination de ses comportements par des éléments extérieurs, sans pour autant le considérer comme une monade détachée de toute influence » (Le Breton, 2012a, p. 48). Au cours de son existence, l’individu connaîtra diverses situations (familiales, scolaires, professionnelles, personnelles, sportives…) où des rôles lui seront attribués (enfant, époux, élève…). Conscient des mondes auxquels il appartient et dans lesquels il intervient, l’individu est en capacité d’adapter son action en fonction de la situation ou de son interlocuteur. La société globale serait alors constituée de mondes composés eux-mêmes d’individus en interactions et conscients des règles communes à leur monde d’appartenance à un instant donné.
Parmi ces mondes, celui du cheval se définit comme un ensemble de « sous-univers » (James, 2007) plus ou moins perméables les uns aux autres dans lesquels les individus participent à la production d’une activité commune, celle de rendre le cheval utilisable. Quelle que soit la destination prévue pour le cheval, les professionnels du cheval ont pour objectif de le rendre « performant » dans sa spécialisation. Ainsi, un poney dans un centre équestre sera choisi pour sa gentillesse et sa patience et dressé pour devenir un maître d’école tandis que dans les écuries de courses et de sport les chevaux seront travaillés dans un but de victoire sportive.
Le cheval à la fois acteur et objet d’une filière, de mondes et de sous champs
« Faire carrière dans les mondes du cheval ? » Le titre de cette thèse aurait tout aussi pu s’intituler « Faire carrière dans la filière équine ? ». L’emploi du terme monde est volontairement choisi, car il remet en cause celui de filière, habituellement utilisé pour désigner les activités en lien avec les équidés. Cette partie prend le temps de présenter la filière équine telle qu’elle existe aujourd’hui avant d’ouvrir vers une vision sociologique qui introduit les notions de monde et de champ social.
C’est bien l’idée de travail collectif et de mise en réseau qui a attiré notre attention vers la notion de monde social, mais aussi sa faculté à envisager un univers sans le cloisonner, tel qu’a pu le faire Becker avec les mondes de l’art. La notion de monde est donc ici retenue pour expliquer le choix d’une mise au pluriel des « mondes du cheval », notion employée dans le titre de cette thèse. Cependant, elle envisage un système relationnel très élargi auquel les individus n’ont pas nécessairement de conscience d’appartenance. C’est pourquoi nous retenons la notion de champ social dans ce qu’elle éclaire les luttes qui s’opèrent entre les individus et les groupes dans les secteurs particuliers des courses et de la compétition sportive.
Une filière divisée en différents secteurs d’activité en voie d’unification ?
Alors qu’il n’apparaît plus indispensable au bon fonctionnement de nos sociétés modernes, le cheval demeure présent sur nos territoires ruraux et périurbains (Vial, Gouguet, 2014). Principalement employés de nos jours pour l’équitation (sportive ou ludique) et les courses, les usages du cheval restent nombreux. Face à ces grands secteurs d’utilisation du cheval, des niches d’emploi telles que le débardage forestier, la traction agricole ou encore le transport hippomobile résistent tandis que d’autres, à l’image de la médiation équine, se développent. La spécialisation du cheval au cours des siècles par l’Homme divise encore aujourd’hui la filière équine en plusieurs secteurs. Cette division se matérialise par des organisations, des économies et des cultures différentes. Calqués sur ces secteurs, les emplois se sont diversifiés, spécialisés, et hiérarchisés.
La filière équine telle que nous la connaissons aujourd’hui se compose de quatre grands secteurs d’activité : les courses hippiques, les sports et loisirs équestres, les services (cheval utilitaire) et la viande. L’ensemble de ces secteurs génère un chiffre d’affaires annuel de près de 14 milliards d’euros (OESC, 2015) et dénombre un total de 146 000 emplois dont 66 000 en activité principale (OMEFFE, 2018a). Parmi ces emplois en activité principale, 7/10 sont qualifiés d’agricoles (46 910), ce qui représente moins de 7% des emplois agricoles .
L’estimation du nombre d’emplois dans la filière équine révèle d’autre part que 40% d’entre eux sont sous statut de dirigeant/gérant/associés puisque 28 000 (sur 47000) sont des emplois salariés. Parmi ces emplois agricoles en activité principale, le secteur de l’équitation (sport et loisir) est le plus pourvoyeur (27 792 emplois), devant les courses (8 296). La place prédominante du secteur sports et loisirs équestres est confirmée sur cette même période par le service d’équi ressources qui dénombre 1 474 offres d’emploi dans ce secteur, soit 51% du nombre d’offres total. Mais au vu du nombre d’entreprises, le secteur des courses compte davantage de travailleurs par écurie (4,3 en moyenne) que dans le secteur des sports et loisirs (3,3 en moyenne).
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Table des matières
Introduction générale
I. Un projet à la fois professionnel et personnel
II. Une situation épistémique entre science et action
III Une problématisation en deux temps
IV Des carrières à construire
II. Le cadre de l’étude : enjeux et objets de la recherche
I. L’origine de la recherche
II. Les enjeux de la recherche
III Objet de la recherche
Première partie : Les mondes équestres et hippiques à l’épreuve des carrières
I Chapitre 1 – Le cheval à la fois acteur et objet d’une filière, de mondes et de sous-champs
II Chapitre 2 – L’usage de la notion de monde pour une mise en lumière d’un collectif scindé
II Chapitre 3 – Les champs sociaux pour expliquer la hiérarchie des positions
I Chapitre 4 – Les professionnels du cheval : une carrière, une trajectoire, des mobilités et une socialisation aux métiers
Résumé de la première partie
Deuxième partie : Désajustement du lien entre la formation et l’emploi au sein des mondes du cheval
I. Chapitre 5 – La formation et l’emploi un lien objet de controverses
II Chapitre 6 – Le lien entre la formation et l’emploi au prisme des étapes de carrière
Résumé de la deuxième partie
Troisième partie : Problématique et méthodologie
I. Problématique
II Chapitre 7 : Protocole méthodologique général de la recherche et construction des données quantitatives
II Chapitre 8 : Les fondements théoriques de l’approche méthodologique et l’enquête par entretien
Résumé de la troisième partie
Quatrième partie : Analyse des résultats et perspectives
I. Chapitre 9 : Une photographie des carrières dans les mondes du cheval
X. Synthèse des résultats quantitatifs
I. Chapitre 10 : Une approche compréhensive des carrières des professionnels du cheval
XI. Synthèse des résultats qualitatifs
II. Chapitre 11 – Préconisations aux instances de la filière équine
Résumé de la quatrième partie
Conclusion générale