Des usages politiques de la « culture populaire

Des usages politiques de la « culture populaire

La Catalogne et l’Espagne : de la Renaixença au procés

Bien que les origines lointaines de la Catalogne comme entité politique soient souvent situées dans l’empire de Charlemagne (Morera 1992 : 13), c’est généralement dans la Couronne d’Aragon (1137-1716), que l’on situe la genèse d’une conscience nationale dans certaines couches de la population. La Principauté de Catalogne y existait en effet en tant qu’entité politique distincte jouissant d’une certaine autonomie. Le catalan était alors la langue de l’Église et des institutions politiques (Llobera 2004). C’est au cours de cette période qu’ont été conquises les îles Baléares puis le royaume de Valence, constituant ce que de nombreux nationalistes ou défenseurs de la langue continuent aujourd’hui de nommer les « Pays catalans » (Morera 1992 : 41-48). Cette autonomie relative prend petit à petit fin après l’union des couronnes d’Aragon et de Castille et la formation du royaume d’Espagne. Cette époque sera ponctuée de nombreuses révoltes de la part de la population catalane, notamment en 1640 avec la « guerre des moissonneurs » (guerra dels segadors), un soulèvement paysan auquel fait allusion l’actuel hymne national catalan, El cant dels Segadors (ibid. : 77). De nouvelles révoltes survenues en 1714, à Barcelone cette fois-ci, précipiteront la dissolution des institutions politiques catalanes et l’interdiction de la langue catalane dans les domaines officiels et judiciaires. Le catalan perd alors de son prestige, mais reste la langue majoritaire de la population, tandis que la bourgeoisie marchande et industrielle, qui s’enrichit du commerce avec les Amériques au long du XVIIIe siècle, prend son essor (ibid. : 86-87). Après la victoire de la monarchie espagnole contre l’empire napoléonien (1814), l’industrialisation reprend de plus belle et la population croît de façon spectaculaire, dans un climat d’instabilité politique entre libéraux et partisans de la monarchie. Dans ce contexte apparaissent aussi les premières révoltes ouvrières (ibid. : 93-100). C’est au cours de ce XIXe siècle agité que se développe la Renaixença (« renaissance »), un mouvement porté par des intellectuels romantiques qui visent à revitaliser le catalan comme langue de culture, tout en glorifiant le passé médiéval de la Catalogne (Llobera 2004 : 17 ; Morera 1992 : 103). L’éphémère République espagnole de 1873 (renversée l’année suivante) voit se former les premières organisations politiques que l’on peut qualifier de catalanistes (Garcia 1998 : 20-21). Après la restauration de la monarchie, ces tendances politiques continueront à se développer. La pression effectuée à Madrid par des élus catalanistes de la Lliga Regionalista (« Ligue régionaliste») aboutira à un décret autorisant la fédération des quatre provinces catalanes. Celles-ci constituent en 1914 la Mancomunitat de Catalunya, une fédération qui, en plus de sa charge symbolique, aide à coordonner le développement régional d’infrastructures et d’institutions nouvelles, notamment dans le domaine de l’éducation (Morera 1992

Ethnicité, nationalisme et situation catalane

La fin du XXe siècle a vu se multiplier les ouvrages visant à expliquer l’émergence du phénomène national et son étonnante résilience (Hobsbawm 1992). La question de la définition même de la « nation » se révèle être particulièrement ardue. Si l’on choisit de se baser sur des éléments objectifs, tels que la langue ou l’ethnie, on se heurte de prime abord au fait que ces différents éléments sont eux-mêmes problématiques lorsqu’il s’agit d’en poser une définition claire. Par ailleurs, la non-correspondance desdits critères objectifs entre eux (par exemple l’ethnie avec la langue) relève davantage de la norme que de l’exception et porte un coup à la pertinence analytique de ce type de définition – ce qui n’empêche en revanche pas leur instrumentalisation idéologique à des fins de construction nationale. Quant aux approches que l’historien Eric Hobsbawm qualifie de subjectives, elles aboutissent rapidement à des tautologies, la nation étant définie sur la base de « la conscience qu’ont ses membres d’y appartenir » (Hobsbawm 1992 : 23). Face aux limites de ces deux approches, Hobsbawm considère alors qu’il est préférable d’étudier les évolutions de la notion même de nation, en relation avec les transformations sociales propres à chaque période historique (ibid. : 11-33). L’étude du nationalisme par Hobsbawm reprend la définition qu’en a donnée Ernest Gellner dans son célèbre ouvrage Nations and Nationalism, paru en 1983 : Nationalism is primarily a political principle, which holds that the political and the national unit should be congruent. Nationalism as a sentiment, or as a movement, can best be defined in terms of this principle. Nationalist sentiment is the feeling of anger aroused by the violation of the principle, or the feeling of satisfaction aroused by its fulfilment. A nationalist movement is one actuated by sentiment of that kind. (Gellner 2006 : 1) Cette définition pose en elle-même une série de problèmes – il s’agira notamment de définir ce qu’est une « unité nationale » –, mais elle permet néanmoins de rendre compte dans une certaine mesure du nationalisme en tant que mouvement caractéristique de la modernité et intimement lié au processus d’industrialisation des sociétés occidentales. Une des caractéristiques centrales du nationalisme est de définir en termes culturels des unités politiques géographiquement délimitées (les nations), ce qui suppose que l’ensemble de la population concernée partage une culture commune (Gellner [1989], dans Lew [1992]). L’idée même que la paysannerie puisse partager la même culture que les classes dirigeantes aurait semblé, à d’autres époques, tout à fait saugrenue et subversive. En ce sens, l’idéologie nationaliste représente une rupture avec l’ordre ancien et a pu, notamment lors de la Révolution française, être fortement associée à la notion de progrès (Eriksen 2010 : 123 ; Pratt 2003 : 12). Néanmoins, les nationalismes construisent en bonne partie leur légitimité sur l’idée d’une continuité avec le passé. L’« invention » des langues standardisées (qui acquièrent alors un caractère homogène et permanent), l’importance croissante de l’écrit (lié à la généralisation des techniques d’imprimerie), ainsi que l’avènement de l’instruction publique sont autant d’éléments qui contribuent à la construction d’une « communauté imaginée » (Anderson [1991], commenté par Hobsbawm [1992 : 115-120]). Hobsbawm rejoint Gellner sur le fait que le nationalisme – et toutes les (ré)inventions culturelles et même linguistiques qu’il suppose – est d’abord l’œuvre d’une minorité lettrée appartenant aux classes dominantes. Une des interrogations qui l’occupe alors consiste à se demander comment une idéologie minoritaire émanant des élites a pu devenir une idéologie de masse : 12 [On] est à mon avis confronté à un phénomène double, essentiellement construit d’en haut, mais qui ne peut être compris si on ne l’analyse pas aussi par le bas, c’est-à-dire à partir des hypothèses, des espoirs, des besoins, des nostalgies et des intérêts – qui ne sont pas nécessairement nationaux, et encore moins nationalistes – des gens ordinaires. (Hobsbawm 1992 : 29) L’historien s’interroge sur la question de savoir « comment un concept aussi éloigné de l’expérience réelle de la plupart des êtres humains que le “patriotisme national” a pu devenir une force politique aussi puissante » (Hobsbawm 1992 : 91). À travers le concept de « protonationalisme populaire », il cherche à rendre compte de sentiments d’appartenance collective au sein de réseaux humains préexistants, que les nationalistes auraient pu mobiliser en vue de la construction nationale. Toutefois, la recherche historique peine à apporter des réponses claires sur ce qui se passait dans la tête de la grande majorité de la population, à des époques où la production de textes était encore l’apanage des classes dominantes (ibid. : 91-151). Cet intérêt pour l’expérience réelle des gens ordinaires rapproche indubitablement Hobsbawm des préoccupations de l’anthropologie, dont l’une des tâches sera de comprendre d’où les nationalismes tirent leur étonnante résilience, alors que certains prédisaient leur disparition prochaine (Herzfeld 2007 : 13).

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Table des matières

1. Introduction
2. La Catalogne et l’Espagne : de la Renaixença au procés
3. Ethnicité, nationalisme et situation catalane
3.1. Nationalismes sans État et identifications duales
4. « Culture populaire » et symboles nationaux : l’exemple des castells
4.1. Des processions religieuses aux icônes nationalistes
4.2. Dans l’intimité du nationalisme
4.3. L’automne catalan : de la fête nationale à la déclaration d’indépendance
4.4. Les castells face à la « voie unilatérale
5. Une colla « très sociale » : entre « catalanité » et diversité
5.1. Une inclusion par la pratique corporelle et la fête
5.2. La Catalogne, une « terre d’accueil »
5.3. Migrants, travailleurs, castellers : la colla et son quartier
5.4. Le bilinguisme et les idéologies linguistiques
5.5. La colla comme espace de « catalanisation »
5.6. Du quartier à la République catalane
6. Des usages politiques de la « culture populaire
6.1. L’engagement « social » dans la colla
6.2. Lutte contre les expulsions, féminisme et indépendantisme
6.3. L’engagement indépendantiste de la colla
6.4. Des unionistes « respectables
6.5. Les dilemmes de la « voie unilatérale
7. Conclusion.

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