Gestion des connaissances et industries de processus
L’évolution de la société vers ce que l’on appelle la Société du Savoir (Prax, 2007, p. 18) représente un véritable challenge pour les industries qui vont être amenées à changer leurs modes d’organisation ainsi que leurs perceptions vis-à-vis de leurs collaborateurs, les réseaux d’acteurs émergeants, et de la notion même de connaissance.
Les industries de processus : définition et enjeux
L’industrie se définit par une organisation spécifique de l’activité humaine (il est alors question de division du travail) et une notion d’échelle. Les industries dites « de processus », qui font l’objet de cette étude, sont caractérisées par « un flux régulier et important de matières premières destinées à être transformées en matières plus élaborées » (Ghedira, 2006, p.13). Associées à une notion de risque, elles sont structurées autour de routines et de processus centrés sur les cœurs de métiers. Parmi elles, les industries pharmaceutiques, chimiques ou pétrolières qui requièrent :
– l’adaptation à l’environnement : évolution de la réglementation, des équipements, des normes (actualisation permanente des connaissances) ;
– le maintien de la dynamique de production ;
– une capacité d’innovation permanente.
Les industries de processus connaissent par conséquent une organisation et des modes de fonctionnement qui leur sont propres ; elles s’organisent autour de processus métier (Business Process), définis comme « un ensemble de procédures et d’activités plus ou moins liées qui réalisent collectivement un objectif métier, en général au sein d’une structure organisationnelle définissant les rôles et des relations fonctionnelles » (Godart, C., Perrin, O., et Tata, S., 2009, p. 31).
Ainsi, un processus est caractérisé par (Brandenburg et Wojtyna, 2006, p. 62) :
– des entrées (mesurables) ;
– une séquence organisée, stable et reproductible d’activités ;
– des ressources mises à disposition ;
– un résultat final attendu (sorties mesurables) qui apporte une valeur ajoutée.
Un processus est donc constitué d’activités, ces dernières étant « une description d’un fragment du travail qui constitue une étape logique à l’intérieur d’un processus. Elle peut être manuelle (non automatisée) ou automatique. Pour s’exécuter, une activité utilise des ressources humaines et/ou machines » (ibid). L’activité est donc un sous-ensemble du processus requérant la combinaison de ressources (notamment humaines) visant la bonne mise en œuvre de ce dernier. Confrontées à des contraintes de production (volume, variété, variabilité ), (King, Kroeger, Foster, Williams & Proctor, 2008), d’organisation, de sécurité et d’environnement, ces industries doivent faire preuve d’une grande adaptabilité et demeurer innovantes dans un contexte économique évolutif et concurrentiel.
Mais produire en nombre ne suffit plus : ces industries doivent également répondre aux attentes d’un marché de plus en plus exigent sur le plan qualitatif et, qui plus est, en demande de nouveauté. Se distinguer autrement que par la production en nombre et par la réponse à court terme des demandes clients devient une nécessité : il faut anticiper et innover. Ces industries doivent développer une connaissance accrue de leur marché, capitaliser l’expérience détenue pour créer de la valeur : la connaissance devient un véritable facteur de différenciation.
« Les entreprises vont se différencier sur la base de ce quelles savent » (Davenport & Prusak, 1998, p.13).
Dans cette recherche d’efficience, les industries sont amenées à se centrer davantage sur leur cœur de métier ; les activités de développement de produits et processus, correspondant aux « core compétences » et aux connaissances clés de l’organisation, sont en train de devenir la première fonction interne des entreprises, et l’un des plus gros potentiels d’avantage concurrentiel. Pour ces industries, la notion de facteur humain s’apparente plus généralement à une gestion des risques dans un environnement hostile ou représentant un danger potentiel (machines ou produits dangereux, milieux d’intervention difficiles, organisation du travail particulière, etc.) : il s’agit alors de développer des dispositifs d’automatisation et de contrôle afin d’anticiper les défaillances humaines en situation de travail et par là même, de renforcer la sécurité des individus.
Une seconde approche de cette notion de facteur humain permet toutefois de considérer l’individu non pas comme un élément de risque mais comme une ressource. Elle admet et accepte le caractère imprévisible du comportement humain et identifie l’individu comme un potentiel de création de valeur pour l’entreprise. Ces deux approches sont présentées dans le tableau qui suit, d’après la synthèse de Dejours (1995, p. 8) des travaux de recherche réalisés sur la notion de facteur humain. Si ces deux visions semblent s’opposer, elles ont toutefois pour finalité commune de contribuer à la performance de l’entreprise.
Le management des connaissances ou comment créer des opportunités pour gérer les risques associés à la perte de connaissances « critiques »
La vision « défaillance » de la notion de facteur humain implique la création et la mise en œuvre de processus et normes formalisés. Ces derniers sont élaborés par des individus, lesquels s’appuient sur leurs connaissances (et expérience) et créent par là même de la valeur, rejoignant ainsi la vision « ressource ». En outre, la perte des connaissances critiques pour ces industries, la méconnaissance des connaissances détenues, l’évolution du risque nécessitant un ajustement permanent des ressources disponibles, ou encore la non acquisition d’un savoir différenciant associe la gestion des connaissances à une gestion des risques (McBriar et al., 2003).
Du phénomène de mondialisation résulte un éparpillement des connaissances (Eppler, 2001), renforcé par la taille et la dispersion géographique des entreprises et constituent alors des freins à la localisation et à la mobilisation des connaissances existantes et appropriées en temps voulu (Davenport et Prusak, 1998, p.17). Ceci est d’autant plus vrai pour les industries de processus, dont l’activité implique le maintien de la production dans un contexte en perpétuel changement. Cette globalisation, et l’incertitude économique dans laquelle elles évoluent, les conduisent à mettre davantage l’accent sur leurs compétences clés – leurs cœurs de métier – afin d’identifier des voies d’amélioration en termes de production, de service et de gestion des coûts (Evans, 2003).
À ces contraintes, s’ajoute l’évolution (rapide) des technologies ainsi que celle des métiers impliquant un changement de l’organisation et des modes de travail pour une plus grande adaptabilité et performance. Cette adaptabilité passe notamment par la mobilité des individus, qu’elle soit poussée par l’organisation (politiques de mobilité) ou par les individus euxmêmes, tels les Millénials, cette nouvelle génération de salariés qui n’hésite plus à changer d’entreprise pour satisfaire ses attentes (Dudezert et ali, 2008). Cette mobilité renforce les difficultés d’une gestion déjà complexe des connaissances de l’organisation. À cela s’ajoute une nouvelle gestion encore peu organisée : celle des « séniors », issus de la génération des Baby-Boomers qui, de part leur expérience, sont potentiellement détenteurs de connaissances dites « critiques » pour l’entreprise. Cette génération amène pour les organisations une double contrainte : la gestion des départs massifs à la retraite (avec pour conséquence une perte substantielle de connaissances issues de l’expérience) ou le maintien à l’emploi desdits « séniors » (accords en faveur des salariés âgés : articles 138-24 et suivants du code de la sécurité sociale).
Dans ce contexte, des démarches de management des connaissances sont mises en place dans les organisations pour optimiser l’exploitation de leur capital connaissance. Celles-ci ne sont plus exclusivement basées sur des systèmes d’information ; elles privilégient les interactions entre les individus par le développement de pratiques de collaboration et de transfert et partage de connaissances. Les nombreuses définitions du management des connaissances – ou knowledge management , démontrent la diversité de ces approches. Dans le cadre de l’analyse proposée ici, la définition retenue est celle de Schultze et Leidner (2002) qui considèrent le management des connaissances comme « la génération, la représentation, le stockage, le transfert, la transformation, l’application, l’enracinement et la protection de connaissances organisationnelles » (Schultze et Leidner, 2002). À cette définition sont associées les notions de «mémoire organisationnelle, partage d’informations et travail collaboratif ». Ainsi, cette définition permet d’aborder la gestion des connaissances comme une dynamique globale, impliquant à la fois l’organisation, les individus et leurs modes de travail, rejoignant l’approche de Tisseyre (1999), qui considère la gestion des connaissances à la fois comme une « démarche d’organisation et d’implémentation » des informations, du « conseil en management » visant à contribuer à la productivité et à la qualité, une « nouvelle approche des organisations », un « effet de levier » des organisations et « de nouveaux usages des technologies ».
Prax (2007, p. 60) souligne quant à lui la finalité de création de valeur en définissant le knowledge management par la combinaison des savoirs et savoir faire dans les processus, produits et organisations.
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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 : contexte et problématique
1. Gestion des connaissances et industries de processus
2. De l’organisation centrée processus au knowledge centricity
3. Une recherche-intervention pour aborder le cas de Total
Bibliographie du chapitre
Chapitre 2 : cadre théorique
Première partie : Le management des connaissances dans l’entreprise : entre connaissance, compétence et performance
1. Connaissances, compétences : de quoi parle-t-on ?
2. De la connaissance à la compétence organisationnelle
3. De la gestion des compétences au management des connaissances : quels défis et enjeux pour des organisations centrées connaissance ?
En résumé
Deuxième partie : le management des connaissances dans l’Organisation 2.0
1. L’Organisation 2.0 ou le Knowledge Centricity : le modèle de l’entreprise centrée connaissance
2. Des cartographies et des hommes : une voie d’exploration
En résumé
Troisième partie : cadre d’analyse
1. Des réseaux sociaux à l’acteur-réseau
2. Le pouvoir de l’action collective
3. Unités d’analyse
En résumé
Conclusion du chapitre
Bibliographie du chapitre
Chapitre 3 : positionnement et démarche de recherche
1. Objectifs de recherche
2. Positionnement et démarche de recherche
3. Articulation terrain-recherche
4. Critères d’évaluation de la recherche
En résumé
Bibliographie du chapitre
Chapitre 4 : démarche terrain
Première partie : Contexte d’intervention et problématique industrielle
1. Contexte spécifique de Total
2. La demande de Total
3. La démarche de « Transfert de Savoir-Faire » : un élément de transformation ?
En résumé
Deuxième partie : intervention terrain
1. Introduction d’une cartographie de connaissances au service d’une problématique de transfert de connaissances
2. Une phase exploratoire : diagnostic
3. Mobiliser les acteurs autour d’un projet de transformation : phase thérapeutique
En résumé
Troisième partie : résultats de l’intervention terrain
1. Bilan de l’introduction des cartographies
2. Total, un groupe « knowledge-aware »
En résumé
Conclusion du chapitre
Chapitre 5 : analyse et discussion
1. La cartographie de connaissances : quels impacts sur l’organisation et ses acteurs ?
2. La controverse du « Transfert de Savoir-Faire », la convergence des acteurs : une application du modèle de la Traduction
Conclusion du chapitre
Bibliographie du chapitre
Chapitre 6 : conclusion, limites et perspectives de la recherche
1. Validité et fiabilité de la recherche
2. Contributions et limites de la recherche
3. Perspectives de la recherche
4. Pour conclure
Bibliographie du chapitre
CONCLUSION