Les musiciens des scènes locales créent des musiques, les enregistrent chez eux ou en studio, les diffusent en partie librement sur Internet, parfois les pressent en vinyle ou en CD et les proposent à la vente, en font des clips vidéo, les jouent régulièrement en concert dans des salles de petites et moyennes jauges, des festivals ou des cafés-concerts, consacrent du temps à la communication, la recherche de « dates », de visuels graphiques pour le groupe (ou les groupes) avec le(s)quel(s) ils pratiquent, sans compter les temps de répétitions et de composition … Mais la plupart des musiciens des scènes locales ne sont pas des « professionnels » de la musique au sens où ils ne vivent pas principalement de revenus issus de la musique, et nombre d’entre eux déclarent ne pas vouloir faire de la musique « un métier à plein temps ». Ils sont ingénieur d’études, attaché territorial, technicien dans le bâtiment, éducateur spécialisé, journaliste… pluriactifs nécessairement. Quelques-uns acquièrent, souvent temporairement, le statut d’intermittent et se donnent à la musique dans toutes ses dimensions car il faut étendre l’activité pour pouvoir vivre de son art .
Cette recherche porte sur les modalités d’engagement de soi et d’expression de sa singularité au travers de pratiques créatives sur des scènes musicales locales dans le Nord de la France. Elle se donne pour objectif d’analyser ces pratiques, les médiations qui contribuent à leur donner forme sur les scènes locales et de décrire leur dimension sociale et collective. A partir de l’analyse de ces pratiques localisées, cette recherche ambitionne de contribuer à la compréhension des modes d’engagement des êtres dans des pratiques partagées qui font sens à leurs yeux et représentent des formes de mobilisations qui, selon ces mêmes acteurs, permettent de s’autonomiser.
Les scènes locales ont d’abord été étudiées dans les années 1990 par les auteurs anglo-saxons tels Will Straw , Sara Cohen , Simon Frith , puis plus tard par Andy Bennett et Richard Peterson notamment. Les scènes permettent alors de penser les comportements collectifs liés à la musique sur un territoire précis. Cette entrée permet d’éviter la focalisation sur un style musical en particulier, l’intérêt du concept étant de proposer une entrée territoriale des pratiques musicales.
En France, Jean-Marie Seca s’intéresse aux formations rock dès 1988 , puis aux musiciens underground et à leur engagement passionné . Gérôme Guibert s’attache à l’étude des scènes locales dans sa thèse de doctorat puis tout au long de ses recherches (Marc Perrenoud a également étudié les musicos mais dans une perspective se rapportant au cadre théorique bourdieusien). Le concept de scène locale permet d’étudier in situ les relations entre les nombreux acteurs que sont les musiciens, les intermédiaires et les publics d’un territoire, sans se focaliser sur des communautés restreintes appartenant aux seuls mondes de l’art, et en portant une attention particulière aux représentations de ces acteurs. Qui plus est en France, la particularité du financement public de la culture permet d’être saisi au travers de ce concept de scène qui s’attache à prendre en considération toutes les parties prenantes de la structuration et de la médiation qui font le cadre des pratiques musicales. Enfin l’ère numérique et ses potentialités technologiques de création, reproduction et diffusion favorisent le développement des initiatives locales.
PROBLEMATIQUE ET INTERETS DE CETTE RECHERCHE
En France, malgré les travaux précédemment cités, les recherches prenant pour entrée conceptuelle les scènes locales sont assez peu nombreuses. L’approche critique a notamment contribué à étudier les ressorts avilissants et descendants des productions culturelles de masse, évinçant le questionnement des productions locales et de leurs modalités d’avènement. Or les innovations en jeu sur les scènes locales influencent aussi en retour l’industrie culturelle globale. Longtemps attachés à étudier le contact du public avec les « grandes œuvres » dans une optique malrucienne de démocratisation de la fréquentation culturelle, puis les consommations de produits culturels dans une approche critique faisant des auditeurs des récepteurs passifs ; les sociologies contemporaines se sont penchées relativement tard sur l’étude des pratiques créatives issues des publics eux-mêmes. Politiquement en France, les pratiques dites amateurs ont longtemps été reléguées au Ministère de la jeunesse et des sports : la culture était réservée aux « professionnels ». Les nombreuses polémiques et discussions incessantes suscitées par le terme même d’amateur ont conjointement concouru à laisser cette réalité essentielle de côté. Et pourtant les disparités sociales et territoriales des pratiques créatives amateurs sont nettement moins prononcées que celles concernant la fréquentation des équipements culturels ou la consommation de biens culturels .
Les travaux d’Olivier Donnat attestent dans un regard rétrospectif sur les quarante dernières années de l’essor des pratiques artistiques en amateurs, soulignant aussi l’ampleur de leur renouvellement au travers de l’ère numérique. Les évolutions technologiques depuis une soixantaine d’années ont modifié la place de la musique dans la vie quotidienne, elle est maintenant omniprésente dans les différents temps sociaux qui jalonnent nos vies. Ainsi les implications sociales et culturelles que ce bouleversement a engendrées sont décrites et analysées par de nombreuses disciplines permettant de soulever des problématiques diversifiées qui permettent de défier les stéréotypes liés à la pratique musicale. Tels que la figure du créateur solitaire, l’aspect actuel de la quête de célébrité ou la dimension réductrice de loisir que revêtent ces pratiques musicales.
La musique est une activité génératrice d’expériences sensibles puissantes. Elle est un mode d’action sur le monde environnant qui génère des relations mais aussi des catégories de pensée, de la sorte, c’est une activité sociale singulière. Notre thèse s’est inscrite dans une anthropologie de terrain, portant attention aux relations, laissant de côté les approches globalisantes du monde social (telles que le structuralisme). Nous envisageons la musique comme un fil conducteur de sens : sons, gestes, paroles, instruments, lieux,… relèvent d’un continuum permettant à la musique d’exister . Une des premières questions qui se pose lorsque l’on traite de la musique, est de comprendre ce qui la fonde, alors même qu’elle semble ne pas exister matériellement : elle est un son apparaissant dans un espace et un temps singuliers, mais qui disparaît une fois joué. Ainsi au-delà des techniques de pressage sur supports, Antoine Hennion se pose la question de la matérialité de la musique. Selon lui, elle est à la fois plus que matérielle (amplis, CD, micros etc.), et plus qu’immatérielle (son, air, expérience éphémère).
« La musique a des problèmes pour définir son objet, impossible à fixer dans la matière ; sans cesse obligée de le faire apparaître, elle accumule les intermédiaires, interprètes, instruments, supports, nécessaires à sa présence au milieu des musiciens et des auditeurs ; elle se reforme continûment, vaste théorie de médiations en acte. […] Sur l’art, le sociologue s’est constamment trouvé confronté à la redoutable résistance de l’objet étudié, dont la valeur ne se laisse pas si facilement réduire à ses visées. » .
Ainsi pour exister la musique nécessite une « procession d’intermédiaires », autrement dit de multiples médiations humaines et non humaines que l’on peut investir grâce à une entrée par les scènes locales. Les pratiques artistiques produisent et reflètent tout à la fois les sociétés dans lesquelles elles prennent forme. Elles s’apparentent à de véritables expériences du monde et de soi-même, portant de nombreuses représentations. Ces représentations plurielles sont potentiellement conflictuelles et exercent un rôle fondamental dans le développement de dynamiques collectives. Les pratiques musicales locales donnent ainsi à voir des dynamiques collectives et individuelles, et sont le lieu d’échanges entre des contextes culturels locaux et des influences globales, de la sorte elles peuvent dans une certaine mesure devenir des éléments d’innovation culturelle et de propositions alternatives.
L’ancrage local des observations apparaît essentiel parce que c’est au niveau local que prennent forme les interactions et c’est le niveau qui fait sens pour les acteurs. Si assurément la dimension territorialisée de la recherche ne permet pas de tirer de conclusion généralisante, cette approche peut être une contribution aux études de cas portant sur des scènes locales en France, dans le contexte des évolutions numériques et sur un territoire densément peuplé qui voit se manifester de nombreuses initiatives. Ainsi, nous cherchons à décrire, comprendre et analyser les scènes musicales locales et leurs différents acteurs en Nord de France. Les musiciens des scènes locales ont des rythmes de pratiques soutenus, ils consacrent un temps considérable à l’activité musicale, quand bien même nombre d’entre eux occupent une activité professionnelle par ailleurs. Ils donnent ainsi à voir des profils pluriactifs. D’autres musiciens des scènes locales obtiennent le statut d’intermittent, mais ils se situent dans les mêmes problématiques de pluriactivité pour vivre de leur art. On se demande concrètement ce que font les musiciens, ce pourquoi ils le font, quelle reconnaissance ils en tirent, ce qu’implique le choix d’un médium sensible pour exprimer sa singularité, comment ils vivent, comment ils s’organisent individuellement et collectivement, ce que cela nous apprend de leurs représentations (idéaux, valeurs), et ce que cela dit éventuellement de la société dans son ensemble. En somme par qui, comment et pourquoi il y a production créative sur les scènes musicales locales en Nord de France.
En conséquence la principale question qui nous anime peut se résumer comme suit : comment les scènes locales en étant supports et médiations de pratiques musicales d’acteurs pluriactifs, parviennent à produire des engagements expressifs, toujours en tension entre monde vécu des musiciens et réalités contraintes ? Quels enjeux portent-elles pour les musiciens entre singularité de l’expression de soi et régime d’une communauté locale de reconnaissance ? Comment les musiciens s’arrangent-ils de ces tensions, tout à la fois intérieures à leurs pratiques et au contexte dans lequel ils évoluent ? Il est question d’analyser les scènes musicales locales en cherchant à montrer toutes les pratiques et représentations qu’elles occasionnent dans les tensions dont elles sont l’objet. Est-ce que l’on assiste à l’émergence de nouveaux amateurs ou à un simple renouvellement ? Est-ce que les modalités d’organisation des musiciens sur les scènes locales donnent à voir des alternatives ? Aussi, le travail consiste à saisir les raisons invoquées à l’action et la pluralité des représentations mises en œuvre dans les actions. Par exemple les musiciens des scènes locales ont des représentations plurielles concernant les financements publics de la culture. Il convient de chercher à comprendre comment et pourquoi les acteurs se déplacent en actes ou en discours dans une pluralité de positions.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIÈRE PARTIE
LES SCÈNES MUSICALES LOCALES ET LEURS ACTEURS
1.1. Le concept de scène locale
1.2. Les musiciens des scènes locales
1.3. Acteurs politiques, intermédiaires et auditeurs des scènes locales
DEUXIÈME PARTIE
Expériences créatives et engagements dans la musique
2.1. Fait social et musique
2.2. Description analytique des processus de création
TROISIEME PARTIE
Enjeux des engagements amateurs à l’ère globale
3.1. Représentations ambivalentes et voix dissonantes
3.2. Engagements et valeurs des scènes locales
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
GLOSSAIRE
TABLE DES MATIERES
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