Des membranes biologiques aux membranes artificielles
Les membranes biologiques représentent un élément fondamental de l’organisation cellulaire. Elles assurent l’individualité cellulaire et sont responsables de la compartimentation de l’espace cytoplasmique en organites fonctionnellement spécialisées ainsi que des échanges contrôlés entre l’intérieur de la cellule et le milieu extra-cellulaire. Ces membranes sont loin d’être des enveloppes inertes. Le modèle de « mosaïque fluide » a été introduit dès 1972 par Singer et Nicolson [1]. Ce modèle décrit les membranes biologiques comme étant constituées d’une double couche de phospholipides, dans laquelle les chaînes hydrophobes se font face, traversée par des protéines membranaires. Les lipides y sont en perpétuel mouvement de diffusion latérale, via le mouvement brownien [2], et les protéines membranaires se déplacent également, mais plus lentement que les lipides qui les entourent. Grâce au développement de nouvelles techniques telles que les pièges optiques ou la spectroscopie de corrélation de fluorescence, de récentes études [3, 4] ont montré une grande complexité de l’organisation dynamique des membranes, les lipides (et les protéines) ne diffusent pas aussi librement que le proposait le modèle originel mais s’organisent en domaines lipo-protéiques temporaires. L’existence de micro-domaines et de phases diverses au sein même des membranes a révélé toute leur complexité et la nécessité d’utiliser des modèles moins élaborés pour en comprendre le fonctionnement.
Composition et structure des membranes biologiques
Composition chimique
Les membranes sont majoritairement composées de lipides et de protéines dont les quantités relatives varient d’une cellule à l’autre. Il existe une variété importante de lipides possédant une structure différente, et donc des caractéristiques géométriques et physiques différentes.
On répertorie trois familles de lipides dans les membranes : les glycérophospholipides (ou phospholipides), les sphingolipides et les stérols.
Les phospholipides sont les lipides les mieux représentés. Ils sont composés d’une tête polaire hydrophile (surface moyenne de 50 Ų) et d’une queue apolaire hydrophobe, comportant deux chaînes d’acides gras de longueur différente, dont l’une porte une ou plusieurs doubles liaisons. La longueur moyenne de ces chaînes est de l’ordre de 2-3 nm. Suivant le lipide, la tête peut être ionique (charge positive ou négative), zwitterionique (deux charges opposées) ou neutre. Ils sont également classés selon la structure de leur squelette carboné (nombre de carbones, présence d’insaturations…).
L’exemple le plus classique de phospholipide, et sur lequel nous avons porté notre attention, est la phosphatidylcholine (figure 1.1). Cette molécule est un ester bâti sur le glycérol (trialcool). Elle comporte deux chaînes aliphatiques, issues des acides gras engagés dans l’estérification de deux groupements alcool du glycérol. Le troisième groupement alcool est estérifié par l’acide phosphorique (sous forme d’un groupement phosphate, ionisé, donc chargé, au pH cellulaire). L’ensemble forme un groupement phosphatidyl. Ce dernier est ici lié à la choline, groupement chargé positivement. C’est donc un phospholipide zwitterionique.. Comme le groupement phosphate est chargé négativement au pH cellulaire, l’ensemble de la molécule est neutre.
Dynamique et fluidité
Dans le vivant, les deux feuillets constitutifs des membranes sont asymétriques et il a été montré qu’il existait des échanges de lipides entre ces deux hémimembranes. La phase lipidique des membranes biologiques est fluide dans les conditions physiologiques et permet donc le déplacement des constituants. Les lipides peuvent se déplacer soit par une simple rotation sur eux-même, soit par diffusion latérale dans le feuillet dont ils font partie, soit, beaucoup plus rarement, en changeant de feuillet (flip-flop). Une enzyme, la flipase, est en générale requise pour permettre le changement de feuillet. L’amplitude de ces mouvements dépend à la fois de la température et de la concentration lipidique elle-même. La fluidité est facilitée par une augmentation de la température et par la présence d’insaturations dans les queues hydrophobes des phospholipides, et ralentie par la présence de chaînes saturées ainsi qu’une forte proportion de cholestérol. En effet la présence d’insaturations induit un encombrement stérique plus volumineux de la chaîne carbonée. Cette géométrie engendre un désordre plus important dans l’agencement des lipides dans la bicouche, ce qui se traduit finalement par une plus grande fluidité de celle-ci. Les mouvements dans le plan de la membrane concernent les protéines et les lipides. Ils sont rendus possibles par l’agitation moléculaire, et, surtout, par le fait que les interactions entre molécules de la membrane sont des interactions faibles. Tous les facteurs modifiant les interactions faibles entre constituants de la membrane pourront influencer sa fluidité. La mobilité des phospholipides est donc un facteur important qui conditionne de nombreuses fonctions biologiques. La grande variété de lipides et de protéines au sein d’une même cellule en fait un système complexe fortement inhomogène. Les membranes sont ainsi caractérisées par des hétérogénéités de distribution et d’état de phase.
La complexité des membranes biologiques et leurs interactions avec les composants intra et extracellulaires rendent les investigations directes difficiles. Les nombreux modèles de membranes artificielles développés ont joué un rôle important dans la compréhension de leurs caractéristiques chimiques et fonctionnelles.
Les différents modèles de membranes artificielles
Les lipides amphiphiles peuvent, dans certaines conditions, s’organiser en structures sphériques, monocouche (les micelles), si leur molécule comprend une seule molécule d’acide gras. La morphologie des phases formées dépend de plusieurs paramètres dont la concentration, la température, mais aussi la forme géométrique des molécules. Ainsi, les glycérophospholipides comportent deux queues hydrophobes et forment des bicouches planes ou sphériques.
Les liposomes
Les liposomes constituent le modèle le plus simple de structure cellulaire, considérée comme le niveau zéro de la modélisation (objet constitué d’une membrane lipidique sans autres constituants). Les liposomes sont des vésicules sphériques de quelques dizaines à quelques milliers de nanomètres de diamètre. Ces vésicules sont composées d’une ou de plusieurs bicouches lipidiques qui permettent de séparer un milieu intravésiculaire d’un milieu extérieur. Les phospholipides naturels forment spontanément des liposomes en milieu aqueux car l’organisation la plus stable est celle qui permet de minimiser les interactions entre les parties hydrophobes et les molécules d’eau. Les liposomes ne se forment qu’à une température supérieure à leur transition de phase [7]. Ils sont classés selon leur taille et le nombre de bicouches lipidiques concentriques. On distingue :
– les SUV (small unilamelar vesicle) ou vésicules unilamellaires de petite taille : diamètre inférieur à 200 nm
– les LUV (large unilamelar vesicles) ou vésicules unilamellaires de grande taille : 200 à 1000 nm de diamètre
– les GUV (giant unilamelar vesicles) ou vésicules unilamellaires géantes : diamètre supérieur à 1000 nm
– les MLV (multilamelar vesicles) ou vésicules multilamellaires .
Pour former un liposome, il est nécessaire que l’aire de la tête hydrophile des lipides soit légèrement supérieure à la section de la chaîne aliphatique. Les molécules qui remplissent ces conditions s’auto-assemblent spontanément en vésicules, c’est-à-dire en structures fermées. Le rayon minimum de la paroi de la vésicule est alors fixé par la géométrie du lipide. Il en découle automatiquement que le nombre de molécules lipidiques est différent sur le feuillet lipidique externe et sur le feuillet lipidique interne. Mais dans la limite où le rayon de la vésicule devient grand par rapport à la longueur d’une molécule, le nombre de molécules lipidiques sur le feuillet interne tend à devenir égal à celui sur le feuillet externe.
Lorsqu’elles forment des vésicules, les bicouches lipidiques limitent les échanges entre le compartiment interne et l’extérieur. Les bicouches pures sont imperméables aux ions et aux grosses molécules polaires, et seulement partiellement perméables à l’eau qui peut s’immiscer entre les lipides sous l’effet de la pression osmotique. Ceci signifie que les fonctions physiologiques des membranes biologiques ne peuvent reposer simplement sur la bicouche mais nécessitent la présence d’autres composants tels que les protéines membranaires pour permettre des échanges contrôlés entre l’intérieur et l’extérieur de la cellule.
Les bicouches planes
Les bicouches lipidiques, supportées ou libres (figure 1.3), sont des systèmes biomimétiques à deux dimensions facilement accessibles à des techniques de caractérisation de surface du fait de leur localisation dans l’espace [8, 9, 10]. L’épaisseur de la bicouche varie entre 4 et 7 nm suivant les lipides qui la constituent. Les bicouches libres sont surtout utilisées pour déterminer les mécanismes de régulation des canaux ioniques et autres protéines membranaires localisées dans la membrane. Grâce aux travaux de McConnel et al. [11], les membranes déposées sur des supports solides ont été de plus en plus utilisées pour étudier les processus membranaires d’adhésion et d’interaction cellulaire [12, 13, 14] et pour le développement de nouvelles surfaces biofonctionnalisées. Actuellement, elles sont de loin les systèmes modèles de membrane cellulaire les plus utilisés [15, 13, 16, 17], avec notamment le développement de « nouveaux » supports tels que les coussins de polymère qui permettent d’éloigner la membrane du substrat et d’éviter ainsi les effets de leur proximité [18].
Tension de surface dans les membranes
A l’intérieur d’une phase condensée, les interactions entre atomes ou molécules sont des interactions à courte portée. Une molécule placée à l’intérieur d’une phase volumique interagit avec tous ses voisins avec une énergie de cohésion négative. Par contre, les molécules au voisinage de la surface n’interagiront pas de la même façon avec les molécules situées de l’autre côté de la surface et auront donc une énergie différente. Le système va donc chercher à minimiser son énergie interfaciale. Ainsi un liquide libre, à l’équilibre, adoptera la forme d’une sphère. Pour augmenter l’aire du système, il faut lui fournir de l’énergie. Cette énergie vient des liaisons moléculaires ou atomiques qu’il a fallu briser pour amener des molécules du volume vers la surface.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
1 REVUE BIBLIOGRAPHIQUE
1.1 DES MEMBRANES BIOLOGIQUES AUX MEMBRANES ARTIFICIELLES
1.1.1 Composition et structure des membranes biologiques
1.1.1.1 Composition chimique
1.1.1.2 Dynamique et fluidité
1.1.2 Les différents modèles de membranes artificielles
1.1.2.1 Les liposomes
1.1.2.2 Les bicouches planes
1.1.3 Tension de surface dans les membranes
1.1.4 Transitions de phase dans les membranes
1.2 LES BICOUCHES PHOSPHOLIPIDIQUES SUPPORTEES, UN SYSTEME MODELE : FABRICATION
1.2.1 Fusion de vésicules
1.2.2 La balance à film de Langmuir
1.3 DYNAMIQUE DES SYSTEMES ETUDIES
1.3.1 Techniques de mesure utilisées
1.3.2 Dynamique dans les vésicules libres et les bicouches lipidiques supportées
1.3.3 Diffusion transversale
1.4 TRANSITIONS DE PHASE DANS LES BICOUCHES LIPIDIQUES SUPPORTEES
1.4.1 Bicouches formées par fusion de vésicules
1.4.2 Bicouches formées par la technique de Langmuir
1.4.3 Transition principale dans les membranes libres
1.4.4 Effet de la proximité du substrat : couplage entre les deux feuillets
2 MATERIELS ET METHODES
2.1 STRUCTURE DES PHOSPHOLIPIDES UTILISES
2.2 PREPARATION DES BICOUCHES LIPIDIQUES SUPPORTEES
2.2.1 Balance à film de Langmuir
2.2.1.1 Principe
2.2.1.2 Transfert de Langmuir-Blodgett (LB)
2.2.1.3 Transfert de Langmuir-Schaeffer (LS)
2.2.2 Fusion de vésicules
2.2.2.1 Principe
2.2.2.2 Protocole expérimental
2.2.3 Comparaison des deux méthodes
2.2.4 Substrats utilisés
2.3 LA TECHNIQUE DE FRAPP
2.3.1 Principe
2.3.2 Dispositif expérimental
2.3.3 Mesures en température
2.3.4 Qualité des mesures effectuées
2.4 SIGNAUX ET ANALYSE
3 RESULTATS ET DISCUSSION
3.1 TAUX DE TRANSFERT DES COUCHES DE LANGMUIR
3.1.1 Dépôt de la première monocouche
3.1.2 Dépôt de la seconde monocouche
3.1.3 Dépôt d’une troisième monocouche
3.1.4 Qualité des bicouches sur mica
3.1.5 Conclusion
3.2 DIFFUSION DE LIPIDES DANS LES BICOUCHES SUPPORTEES ET ETUDE DE LA TRANSITION GEL-FLUIDE
3.2.1 Loi de diffusion
3.2.2 Transition principale gel-fluide des bicouches de DMPC et DPPC
3.2.3 Effet de la pression initiale de dépôt et de la force ionique
3.2.4 Influence de la nature du substrat sur le coefficient de diffusion
3.2.4.1 Dynamique de la bicouche
3.2.4.2 Marquage alternatif des feuillets sur mica
3.2.4.3 Dynamique d’une quadricouche sur mica
3.2.5. Détermination des énergies d’activation et des enthalpies de transition. Données thermodynamiques
3.2.6 Influence de la méthode de préparation : comparaison fusion de vésicules/dépôts de Langmuir
3.2.7 Conclusion
CONCLUSION GENERALE ET PERSPECTIVES
ANNEXE 1
REFERENCES