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Où l’investissement est à double tranchant
Les bénéfices à l’association pour le nématode (reproduction) sont plus importants pour Steinernema carpocapsae, qui porte en moyenne 50 bactéries par nématode, que pour S. scap-terisci, qui porte en moyenne moins d’une bactérie par nématode (Sicard et al. 2003). Le coût à l’association (mortalité) est également plus fort chez Steinernema carpocapsae que chez S. scapterisci (chapitre 1). Les comparaisons inter-spécifiques nécessitent de contrôler les effets de la phylogénie afin de séparer la part de variation due à l’environnement de celle due à l’his-toire des espèces, c’est pourquoi on ne peut tirer de conclusion hâtive de ces deux études, qui ne portent que sur trois et deux espèces respectivement. Toutefois, ces données suggèrent une relation entre reproduction, survie et charge symbiotique chez le nématode. Afin de la tester proprement, nous nous sommes placés à l’échelle intra-spécifique ce qui nous affranchit de la contrainte phylogénétique. Nous avons choisi Steinernema carpocapsae comme modèle d’étude car (i) c’est chez cette espèce que les coûts et bénéfices sont les plus clairs (Sicard et al. 2003) et (ii) le nombre de bactéries portées est variable entre individus et dans le temps chez cette espèce (Flores-Lara et al. 2007). Nous avons testé la corrélation entre bénéfices (reproduction) et rétention d’une part, entre coûts (mortalité) et rétention de l’autre chez les nématodes sym-biotiques. Nos résultats montrent, aux effets parentaux et environnementaux près, que ces deux corrélations sont positives : plus les nématodes portent de bactéries, mieux ils se reproduisent et plus ils meurent vite. Nous avons également testé, chez les nématodes symbiotiques et apo-symbiotiques, la corrélation résultante, i.e. celle qui lie mortalité et reproduction. Positive chez les nématodes symbiotiques, elle est indétectable chez les nématodes aposymbiotiques. Ainsi, les symbiotes induisent chez les nématodes qui les portent un compromis survie-reproduction absent chez les nématodes non associés : l’investissement du nématode dans le transport des bactéries est à la fois bénéfique (en phase parasitaire) et coûteux (en phase libre). Tous ces ef-fets sont d’autant plus forts que les conditions environnementales sont défavorables et que le succès reproductif des parents est faible.
De la robustesse des couples sur l’île de la tentation
Les types d’associations diffèrent entre espèces au sein du genre Steinernema :
– S. carpocapsae porte beaucoup de bactéries (environ 100 par IJ), ne retient que des souches de Xenorhabdus nematophila, bénéficie beaucoup de la symbiose et en paie le prix (Sicard et al. 2003 ; 2004b ; Emelianoff et al. 2007 ; 2008),
– S. scapterisci porte très peu de bactéries (en moyenne 0,07 par IJ), bénéficie peu de la symbiose et n’en paie pas le prix (Sicard et al. 2003 ; 2004b ; Emelianoff et al. 2007) ; les résultats sur les bactéries qu’il est capable de retenir sont contradictoires (Grewal et al. 1997 ; Sicard et al. 2005),
– S. riobrave porte peu de bactéries (environ une par IJ) et bénéficie «infiniment1» de la symbiose, obligatoire pour lui (Sicard et al. 2003),
– in vitro, S. glaseri semble moins spécifique que S. carpocapsae : il peut se reproduire avec, et retenir, d’autres bactéries que son symbiote naturel (Akhurst 1983 ; Dunphy et al. 1985).
– in vitro, S. feltiae ne retient que son symbiote mais peut se reproduire avec d’autres souches de Xenorhabdus (Akhurst 1983). Le deuxième point est confirmé par des données
préliminaires in vivo (Sicard, non publié).
L’objectif de l’expérience qui suit est de relier les différences de traits d’histoire de vie des as-sociations naturelles aux différences de spécificité. Nous avons exploré ceci chez deux espèces radicalement différentes : S. carpocapsae et S. feltiae. X. nematophila, le symbiote du premier nématode, n’est associé qu’à lui alors que X. bovienii, le symbiote de S. feltiae, est également associé à d’autres espèces de nématodes. Cette différence de spécificité du symbiote envers le nématode a-t-elle, réciproquement, son pendant en terme de spécificité du nématode envers le symbiote ? C’est ce que nous avons testé ici à l’échelle interspécifique, en réassociant expéri- Pour ce type d’interaction, on parlerait plutôt de dépendance acquise suivant de Mazancourt et al. (2005). Ces auteurs entendent par dépendance acquise la perte de performance d’une population en absence du partenaire due à son adaptation à la présence du partenaire. Ici la perte de performance concerne une fonction vitale d’un point de vue évolutif : la reproduction ; les nématodes seuls pouvaient se reproduire avant de devenir totalement dépendants de leurs bactéries pour assurer cette fonction. mentalement chaque espèce de nématode avec d’autres espèces de Xenorhabdus que l’espèce native. Nous avons mesuré les traits d’histoire de vie habituels (reproduction, survie, nombre de bactéries portées) et les avons corrélés avec la distance phylogénétique séparant symbiote natif et symbiotes non-natifs comme dans Sicard et al. (2004b). D’autre part, la diversité des souches de X. nematophila et X. bovienii disponibles au laboratoire nous a permis d’aborder une question supplémentaire. En recombinant chaque espèce de nématode avec différentes souches de bacté-ries de la même espèce que le symbiote naturel, on peut tester, en intra-spécifique, inter-souches, l’existence de la corrélation négative survie-reproduction détectée en intra-souche (voir chapitre 2 de la première partie). À cette différence près toutefois : les traits ne seront pas mesurés sur les mêmes générations. On pourra seulement conclure que les bactéries qui favorisent le plus la re-production des nématodes sont aussi celles qui affectent le plus (ou le moins) leur survie, et non que les nématodes qui se reproduisent le mieux sont aussi ceux qui survivent le moins. Chaque point de la corrélation sera une souche de bactérie, un environnement bactérien dans lequel se-ront mesurés les traits du nématode, un peu à la manière d’une norme de réaction. L’expérience étant en cours, les parties Résultats et Discussion du manuscrit sont très incomplètes.
Supputations physiologiques
Mécanisme du bénéfice
Le chapitre 2 de la première partie montre que le nématode bénéficie de l’association en phase parasitaire. Plus précisément, le nombre de symbiotes introduit dans l’insecte augmente la réussite parasitaire des nématodes (leur probabilité de se reproduire). De la même façon, on a pu montrer que la réussite parasitaire des infections à vingt IJs est supérieure à celle des infections à huit IJs chez les nématodes symbiotiques mais pas chez les nématodes aposymbiotiques (Figure 5, gauche). Un tel effet dose est donc, probablement, un effet de la dose de bactéries plutôt que de nématodes. À l’inverse, le succès reproductif des nématodes (le nombre de descendants sachant qu’ils se sont reproduits) ne dépend pas du nombre de bactéries qu’ils introduisent dans l’insecte. Ainsi, ce nombre semble être crucial lors des toutes premières étapes du cycle parasitaire, et moins important ensuite.
Après leur entrée dans l’insecte, les nématodes s’y installent sans être reconnus par le sys-tème immunitaire, libèrent leurs bactéries symbiotiques, submergent les défenses de l’insecte et commencent à se reproduire. Ces étapes précoces de la phase parasitaire sont, d’après nos résultats, facilitées quand les bactéries sont initialement assez nombreuses dans l’insecte. Pour la première étape critique, celle de la lutte avec le système immunitaire de l’insecte, les princi-paux acteurs sont les toxines des deux partenaires (voir encadré 1, p. 10-11). Pour la seconde étape, celle de la reproduction du nématode, les bactéries métabolisent les tissus de l’insecte en nutriments facilement assimilables par les nématodes : ces derniers se nourrissent du cadavre décomposé par leurs symbiotes, ainsi que des bactéries elles-mêmes (Poinar and Thomas 1966). Le nombre de bactéries initialement introduit dans l’insecte serait donc un facteur limitant, sur-tout pour la première de ces deux étapes. En revanche, il n’est pas déterminant une fois que les nématodes se sont reproduits : à ce moment-là du cycle, le cadavre de l’insecte est vraisemblablement un bouillon de culture et l’effet du nombre de bactéries initialement introduit est complètement estompé par les générations de multiplication bactérienne.
Ces idées sont en accord avec les données de Sicard et al. (2004a) sur la cinétique de crois-sance bactérienne dans l’insecte. En effet, après injection des bactéries, il y a clairance partielle par le système immunitaire de l’insecte. Cette réduction drastique de la population de symbiotes est suivie d’une reprise de croissance, qui aboutit finalement à la septicémie (Figure 5, droite, courbe en gras). On peut imaginer que le système immunitaire de l’insecte est submergé au-delà d’une certaine concentration-seuil de bactéries. Si l’on introduit moins de bactéries dans l’insecte initialement, on peut penser que la clairance fera chuter la population bactérienne à un effectif très bas, ralentissant donc la reprise de croissance (Figure 5, droite, courbe fine). Le né-matode sera donc plus longtemps en contact avec le système immunitaire de l’hôte (Δt2 > Δt1), ce qui peut affecter sa probabilité d’installation et/ou de reproduction (réussite parasitaire). Plus probablement, des effets stochastiques pourraient affecter la population bactérienne lorsqu’elle est à son niveau le plus bas et conduire à son extinction totale après clairance, ce qui entraverait le déroulement du cycle parasitaire du nématode.
Mécanisme du coût
Nous avons montré, au chapitre 2 de la première partie, que l’association avec des bactéries est coûteuse pour les nématodes en phase libre. Deux hypothèses principales sont plausibles pour expliquer l’augmentation de mortalité des nématodes avec le nombre de bactéries portées. Le coût à porter des bactéries pour le nématode pourrait être dû à la toxicité intrinsèque des bactéries. Les symbiotes, en effet, ont une large gamme d’activités insecticides, bactéricides et également nématicides (cf encadré 1, p. 10-11). L’expression de la plupart de ces toxines est induite au contact de l’hémolymphe des insectes ; toutefois, un niveau d’expression même faible pourrait affecter la survie des nématodes, d’autant plus que les bactéries, loin d’être quiescentes, se multiplient dans la vésicule (Martens et al. 2003 ; Sicard 2003 ; Sicard et al. 2004a). Un coût indirect de la toxicité bactérienne pour les nématodes pourrait également être envisagé : si on imagine que le nématode enclenche une réponse immunitaire contre ses symbiotes, la surmortalité du nématode pourrait être l’expression du coût de la défense. Toutefois, aucun argument expérimental ne vient appuyer ces hypothèses à ma connaissance.
Un autre mécanisme possible impliquerait une compétition pour les ressources entre bacté-ries et nématodes. En effet, les stades infestants du nématode ne s’alimentent pas (Poinar and Leutenegger 1968), leur quantité de réserves est donc limitée. Or la multiplication des bactéries symbiotiques dans la vésicule intestinale du nématode nécessite des nutriments. Ces ressources sont forcément puisées sur les réserves énergétiques du nématode, et d’autant plus que la charge symbiotique du nématode est grande. Les ressources allouées aux symbiotes ne le sont pas à la survie du nématode : plus il a de bactéries à entretenir, moins il lui reste de réserves pour lui-même, plus brève sera sa vie.
Conflit d’intérêts : qui contrôle la rétention ?
Nous avons vu au chapitre 2 de la première partie que le compromis survie-reproduction chez le nématode peut se décomposer en deux corrélations : une augmentation de la reproduc-tion avec la rétention, et une augmentation de la mortalité avec la rétention. Ce compromis est l’expression d’un conflit d’intérêts entre partenaires, conflit dans lequel la rétention semble un trait crucial puisqu’elle détermine en partie les autres traits d’histoire de vie du nématode. La variabilité observée dans notre expérience, où la diversité génétique est probablement faible, montre que ce trait est, en partie au moins, plastique. En supposant qu’il existe aussi de la variation génétique sur ce trait, les conséquences évolutives du conflit d’intérêts dépendent de qui contrôle la rétention. Malgré la multiplication bactérienne dans la vésicule (Martens et al. 2003 ; Sicard et al. 2004a), la charge symbiotique d’un stade infestant de nématode reste stable (voire diminue, Flores-Lara et al. 2007) au cours du temps. La multiplication est donc compen-sée par une mortalité bactérienne, pour laquelle Herbert and Goodrich-Blair (2007) proposent trois origines, une bactérienne et deux venant du nématode :
– l’accumulation de produits toxiques dans la vésicule, liée à la présence des bactéries, et qui agirait un peu comme un système de quorum-sensing2, 2Un signal diffusible de quorum-sensing est connu chez X. nematophila. Il est produit pendant la phase pa-rasite et intervient dans la pathogénicité envers l’insecte : il restaure, par injection dans l’insecte, le phénotype pathogène de souches bactériennes avirulentes (augmentation de la sécrétion d’enzymes, diminution de l’activité phénoloxydase de l’insecte) (Dunphy et al. 1997).
– la limitation, quantitative et/ou qualitative, des ressources dans la vésicule. Deux argu-ments en faveur de ceci : la croissance de X. nematophila est plus rapide dans l’hémo-lymphe d’insecte que dans la vésicule du nématode (une multiplication toutes les 2h26 et une toutes les 10h, respectivement ; Herbert and Goodrich-Blair 2007) ; certains mutants métaboliques de Xenorhabdus nematophila sont incapables de coloniser la vésicule du nématode, indiquant que certains composés (méthionine, thréonine, vitamine B6) en sont absents (Martens and Goodrich-Blair 2005 ; Flores-Lara et al. 2007),
– un contrôle direct par le nématode qui tuerait sélectivement une partie de ses symbiotes lorsqu’ils se feraient trop envahissants. Un tel contrôle du nombre de symbiotes par l’hôte a déjà été observé chez le calmar Euprymna scolopes associé symbiotiquement à la bacté-rie Vibrio fischeri (Visick and Ruby 2006), chez le charançon Sitophilus oryzae et ses en-dosymbiotes (Nardon et al. 1998) ou lors du blanchissement des coraux en cas de stress3. Ce type de régulation permettrait au nématode d’éliminer des bactéries non mutualistes et de contrôler la croissance de son symbiote (Mc Fall-Ngai 1998). On retrouve là le scénario de riposte de l’hôte contre les symbiotes trop coûteux déjà mentionné en introduction, et que nous développerons plus amplement par la suite. La charge symbiotique maximale, elle, pourrait résulter d’une contrainte micro-anatomique. En effet, X. nematophila occupe des sites bien précis dans la vésicule, rassemblés autour de struc-tures appelées IVS (Intra Vesicular Structures4). Les lipoprotéines N ilA, B et C, présentes dans la membrane externe des bactéries, pourraient interagir avec ces structures ou avec le mucus qui les entoure (Cowles and Goodrich-Blair 2004 ; Goodrich-Blair and Clarke 2007) (voir encadré 2, p. 79-80). Si le nombre de récepteurs, i.e. de sites de fixation pour les bactéries, est limitant, la rétention sera mécaniquement bornée. La variabilité naturelle de rétention que nous avons observée chez S. carpocapsae pourrait être due à une variabilité, génétique ou plastique, d’ex-pression des récepteurs à symbiote.
L’évolution des symbioses, entre coopération et conflits
Le continuum mutualisme-parasitisme : au-delà du concept, une réa-lité.
Nous avons donné, en introduction, des exemples de transitions évolutives du parasitisme vers le mutualisme et vice-versa, qui indiquent que ce continuum existe à l’échelle évolutive chez certaines associations. À la lumière de nos résultats nous montrons, dans ce qui suit, que ce continuum évolutif est permis ou facilité par une communauté de mécanismes physiologiques et moléculaires.
Des variations plastiques de coûts et de bénéfices
Nos résultats ont montré, chez le nématode Steinernema carpocapsae, un continuum de coûts et de bénéfices, tous deux reliés à une variable quantitative : le nombre de symbiotes bac-tériens par nématode. La variabilité que nous avons observée sur ce trait semble être plastique, on peut donc s’attendre à ce qu’il varie en fonction des conditions environnementales comme cela a déjà été suggéré par Flores-Lara et al. (2007). Loin d’être figée, la résultante globale de la symbiose pour chaque partenaire serait dynamique, et avec elle la nature de l’interaction.
Plusieurs symbioses mutualistes exhibent un bilan coûts-bénéfices variable selon l’envi-ronnement. Ces «mutualismes conditionnels» (Bronstein 1994 ; de Mazancourt et al. 2005), peuvent être illustrés par des symbioses fortement bénéfiques qui sont relâchées en conditions favorables. Ainsi, la mycorhization de certains conifères (pin, épicéa) est inhibée par un apport de phosphore ou d’azote dans le sol (Björkman 1940). De même, la Fabacée Medicago sa-tiva forme beaucoup moins de nodules à Rhizobium (bactérie fixatrice d’azote atmosphérique) lorsque le sol est enrichi en nitrates (Munns 1968). Enfin, le nombre de cyanelles fixatrices d’azote par cellule diminue dans les milieux enrichis en nitrates chez la diatomée Rhopalo-dia gibba (Deyoe et al. 1992). Ces relâchements de la symbiose résultent probablement du fait qu’en conditions favorables, les bénéfices à être associé sont moindres, ce qui révèle les coûts de l’association. De la même façon, nous avons montré dans le chapitre 2 de la première partie qu’en conditions favorables (grandes fratries), les nématodes ont besoin de moins de bactéries pour réussir leur phase parasitaire.
Au-delà du relâchement de l’association, la labilité de la nature de l’interaction peut aller plus loin encore, avec transition plastique d’une interaction mutualiste à une véritable exploita-tion. C’est le cas des nématodes entomopathogènes qui, au cours de leur cycle de développe-ment, exploitent leurs symbiotes par prédation, puis les retiennent dans leur tube digestif avant de sortir du cadavre d’insecte. En effet, pendant la phase parasite, les nématodes se nourrissent de leurs bactéries symbiotiques, et la colonisation de la vésicule des deuxièmes stades larvaires, qui se transformeront en stades infestants, requiert l’arrêt de la digestion des symbiotes. Les mécanismes sous-jacents à ce changement de comportement du nématode envers ses bactéries demeurent inconnus.
C’est aussi le cas des symbioses qui associent fourmis et pucerons. Dans ces interactions, les fourmis élèvent des pucerons suceurs de sève et bénéficient du miellat qu’ils excrètent. Elles complémentent leur régime en protéines par prédation. Les pucerons bénéficient de la protec-tion anti-prédateurs et des soins aux descendants que leur assurent les fourmis : il s’agit d’un mutualisme. Toutefois, les fourmis peuvent changer leur comportement envers les pucerons en fonction des conditions environnementales. En particulier, elles consomment leurs pucerons si des sucres sont disponibles par ailleurs, par exemple dans les nectaires extra-floraux des plantes alentour (Rosengren and Sundström 1991 ; Offenberg 2001). L’interaction mutualiste vire donc à l’exploitation par prédation. Cet exemple confirme que la limite entre mutualisme et exploita-tion est loin d’être nette. Selon C. Combes, «dans beaucoup de cas que l’on classe dans le mu-tualisme, l’hôte (c’est-à-dire celui qui sert d’habitat à l’autre) est tout simplement le véritable parasite». Smith (1992) va jusqu’à écrire que «dans le parasitisme, les hôtes sont exploités par les parasites ; dans les mutualismes, les hôtes exploitent toujours leurs mutualistes, bien qu’une exploitation simultanée de l’hôte par le mutualiste puisse exister dans certaines associations».
Des mécanismes moléculaires communs aux mutualistes et aux pathogènes
Le cas d’école : la symbiose Rhizobium-Fabacées. Chez les Fabacées, la comparaison entre les symbiotes bactériens du genre Rhizobium et d’autres micro-organismes invasifs pour les plantes est courante (Djordjevic et al. 1987 ; Long and Staskawicz 1993 ; Downie 1994 ; van Rhijn and Vanderleyden 1995). Les observations ci-dessous justifient cela.
1. La rhizobitoxine, un dérivé d’acide aminé, décrite comme une phytotoxine car elle pro-voque la chlorose chez le soja, est à la fois produite par Burkholderia andropogonis, pa-thogène de plantes, et par Bradyrhizobium elkanii, symbiote de Fabacées ; dans ce dernier cas, elle favorise la formation des nodosités chez le siratro5 (Sugawara et al. 2006).
2. L’expression de certains gènes bactériens codant des protéines de surface putatives est réprimée dans la plante. C’est en particulier le cas de ropA, gène très similaire à un gène de Brucella abortus, pathogène envahissant les cellules animales (de Maagd et al. 1994).
3. Certaines souches de Rhizobium possèdent un système de sécrétion de type III fonction-nel. Ce système, véritable seringue moléculaire, permet l’injection de molécules effec-trices dans la cellule-cible. Il est très fréquent chez les pathogènes (agent de la peste, salmonelles) et les gènes qui le codent sont souvent rassemblés avec d’autres gènes de vi-rulence sur des îlots de pathogénicité (Hentschel et al. 2000). Chez certaines souches de Rhizobium, ce système est codé par un gène appartenant à un îlot de symbiose et l’étude de mutants montre qu’il a un rôle dans la nodulation (Marie et al. 2001).
Le fait que des systèmes régulant la symbiose chez certaines bactéries (mutualistes) inter-viennent dans la pathogénicité chez d’autres a été décrit en dehors des Rhizobium. Un dérivé d’acide aminé, une homosérine lactone, est le signal de quorum-sensing qui induit la biolumi-nescence chez Vibrio harveyi. Au-delà d’une certaine densité bactérienne dans l’organe lumi-neux des calmars, ce trait symbiotique est en effet exprimé (Visick 2005). Cette même molécule augmente la pathogénicité de Xenorhabdus nematophila envers l’insecte en augmentant la sé-crétion de lipases et en réprimant l’activité phénoloxydase dans l’hémolymphe (Dunphy et al. 1997).
Cette communauté de moyens entre bactéries pathogènes et bactéries mutualistes est proba-blement la trace d’une parenté phylogénétique. Autrement dit, les traits mutualistes des unes et les traits pathogéniques des autres sont homologues.
Quand on est à la fois symbiote de nématodes et parasite d’insectes… Peut-être en raison de la difficulté d’expérimenter sur des métazoaires par rapport à des bactéries, la bibliographie est très déséquilibrée en défaveur du partenaire nématode… c’est pourquoi nous nous placerons ici du point de vue de la bactérie. Les exemples suivants montrent que chez Photorhabdus luminescens, symbiote du nématode Heterorhabditis bacteriophora, comme chez Xenorhabdus, certains gènes sont requis aussi bien pour la virulence envers l’insecte que pour la symbiose avec le nématode. Les bactéries de l’espèce Photorhabdus luminescens mutées dans l’opéron pbgP E sont in-capables de coloniser leurs nématodes et ont une virulence atténuée envers l’insecte (Bennett and Clarke 2005) (voir encadré 3 p. 84 pour plus de détails). Chez les Salmonelles, cet opé-ron intervient dans une modification de lipopolysaccharides (LPS) membranaires, ce qui leur confère une résistance à des antibiotiques, dont des peptides antimicrobiens (Gunn et al. 1998). On peut penser que la modification, chez les bactéries mutantes, de ces molécules de surface, affecte en outre la reconnaissance spécifique par les nématodes, donc leur colonisation par les symbiotes. Alternativement, les mutants pourraient être incapables de coloniser le nématode car ce dernier a une immunité innée comprenant des peptides qui ressemblent à des peptides antimicrobiens (Froy 2005). Les mutants bactériens ne résisteraient donc ni aux peptides an-timicrobiens de l’insecte ni à ceux de leur partenaire symbiotique. Ces peptides du nématode pourraient lui permettre de sélectionner ses bactéries, mécanisme plausible de la spécificité de la symbiose (Goodrich-Blair and Clarke 2007).
Le mutant exbD− de Photorhabdus luminescens a un import de fer altéré, une virulence réduite envers l’insecte et ne favorise plus la croissance et la reproduction du nématode (Wat-son and Joyce 2005). Ce gène code une sous-unité d’un complexe de transport actif de petites molécules, comme les sidérophores ; le fer régulerait l’expression de peptide-synthases dont les produits pourraient être nécessaires à l’interaction avec le nématode (Joyce et al. 2006) et à la virulence lors de l’infection de l’insecte (Watson and Joyce 2005).
Les recherches sont moins avancées sur les bactéries du genre Xenorhabdus que chez Photo-rhabdus. Xenorhabdus nematophila offre un des rares exemples de co-régulation des pouvoirs pathogène et symbiotique. Les mutants lrp−, évoqués dans l’encadré 2 à cause de leur inca-pacité à coloniser la vésicule du nématode (Heungens et al. 2002), sont également incapables d’immuno-déprimer l’insecte (Cowles et al. 2007). Ce gène régulerait donc positivement la symbiose et la pathogénicité.
Et pourtant elles tournent…
Malgré le conflit d’intérêts, que nous venons d’illustrer, les symbioses némato-bactériennes sont très répandues (Hominick 2002) et semblent stables à l’échelle évolutive. Ce dernier point peut être illustré par plusieurs indices de co-évolution qui indiquent que les deux partenaires sont en association depuis longtemps.
Nous avons déjà vu que les nématodes du genre Steinernema présentent une modification anatomique dans le tiers antérieur de leur tube digestif : la vésicule de Bird et Akhurst (Bird and Akhurst 1983) qui contient les bactéries symbiotiques (Figure 6). La formation de cette vé-sicule est innée : elle ne nécessite pas la présence des bactéries symbiotiques (Bird and Akhurst 1983 ; Flores-Lara et al. 2007). Elle est absente chez les nématodes non impliqués dans une symbiose bactérienne, ainsi d’ailleurs que chez les Heterorhabditis.
D’autre part, nous avons vu plus haut que la bactérie Xenorhabdus nematophila a un en-semble de gènes (nil) nécessaires et suffisants pour coloniser spécifiquement la vésicule du nématode S. carpocapsae. La co-évolution est probablement à l’origine de la présence de ces gènes de reconnaissance très spécifique entre partenaires.
Ces traits ne peuvent être compris que dans le cadre d’une relation symbiotique entre né-matodes et bactéries. Comme dirait C. Combes, «l’évolution, c’est les autres» (Combes 1995 p. 173). Comment, alors, concilier cette apparente stabilité des symbioses némato-bactériennes avec le conflit d’intérêts démontré précédemment ? En particulier, pourquoi des nématodes tricheurs dépourvus de bactéries sont-ils si peu fréquents dans les populations de Steinernema carpocap-sae ?
De l’alignement des intérêts…
On pourrait penser que la fréquence des tricheurs est limitée par la corrélation positive des valeurs sélectives de l’hôte et du symbiote. En effet, en plus des pressions de sélection réciproques évoquées plus haut, le nématode et la bactérie subissent des pressions de sélection communes, liées à leur mode de vie parasite d’insecte10 : nématode et bactérie ne se multiplient que dans l’insecte. En fait, cette corrélation ne peut stabiliser le mutualisme que si elle existe aussi à l’échelle de chaque individu participant à la symbiose. Notamment, quelques tricheurs au milieu d’une population de symbiotes mutualistes doivent en ressentir les effets. Tant qu’en phase libre l’intérêt immédiat du nématode est de survivre et celui de la bactérie de se maintenir dans la vésicule, le conflit persiste.
Dans le cas d’une symbiose asymétrique, un des partenaires peut imposer cette corrélation à l’autre. C’est ce que l’on appelle la sanction, mécanisme particulièrement étudié sur deux modèles. Chez les Yuccas, Pellmyr and Huth (1994) ont montré que la maturation des fleurs en fruits est avortée si les fleurs contiennent trop d’oeufs de Tegeticula, entraînant la mort de ces derniers. Ainsi le Yucca contre-sélectionne les papillons qui l’exploitent. Remarquons que cer-taines espèces de Tegeticula contournent cette sanction en pondant dans les fruits plutôt que dans les fleurs, échappant ainsi à l’abscission11 (Addicott 1996). Plus récemment, Kiers et al. (2003) ont montré que les nodules de Fabacées qui ne fixent pas d’azote sont sélectivement privés de ressources, notamment d’oxygène. De plus, la sanction est d’autant moins sévère que la quantité d’azote fixée (qui mesure l’investissement des bactéries dans la symbiose, leur coopérativité) est forte (Kiers et al. 2006) : l’intensité de la riposte serait modulable en fonction du bénéfice reçu. Par ailleurs, une étude théorique récente montre que, pour un niveau d’exploitation donné, ces sanctions augmentent en réponse à la sélection lorsque la densité des victimes potentielles diminue : en deçà d’une densité critique d’hôtes, le coût à trouver un autre hôte est tel que le symbiote n’a plus du tout intérêt à exploiter l’association (Johnstone and Bshary 2008). L’inten-sité de la sanction dépendrait donc, outre de celle de l’exploitation, des abondances relatives des deux partenaires et de la facilité à changer de partenaire. Dans les deux exemples précédents, la co-adaptation entre partenaires du mutualisme s’apparente à la course aux armements décrite dans les parasitismes. A une attaque du symbiote (forte taille de ponte, faible fixation d’azote) fait suite une riposte de l’hôte (abscission des fleurs sur-exploitées, sous-approvisionnement des nodules peu efficaces), éventuellement suivie d’une esquive (changement de niche des Tegeti-cula : ponte tardive dans les fruits de Yucca). En réalité, le même type de mécanismes opère dans certains parasitismes. En effet, les parasites manipulateurs peuvent sélectionner un comportement coopératif chez leur hôte en lui imposant un coût supplémentaire s’il n’obéit pas, ce qui permet le maintien de l’interaction. Cette stratégie mafieuse est notamment adoptée par les vachers à tête brune qui parasitent les nids d’autres oiseaux : 56% des nids de paruline oran-gée (hôte) où l’œuf de vacher (parasite) a été rejeté sont saccagés par les vachers, contre 6% des nids où l’œuf de vacher a été accepté (Hoover and Robinson 2007). Les auteurs montrent qu’à nombre initial d’œufs-hôtes égal, les nids où l’œuf du parasite a été accepté contiennent plus de poussins-hôtes que les nids où il a été rejeté : la stratégie mafieuse du parasite favorise-rait, en termes de succès reproductif, l’obéissance de l’hôte. Les sanctions évoquées ci-dessus dans les symbioses Rhizobium-Fabacées et Yucca-Tegeticula s’apparentent à une stratégie ma-fieuse inversée, de l’hôte contre son symbiote. En effet, les principaux pré-requis soulignés par Ponton et al. (2006) pour qu’une stratégie mafieuse puisse être sélectionnée, adaptés au cas des mutualismes, semblent remplis dans ces deux associations symbiotiques : (i) le niveau d’exploitation-sanction du symbiote par l’hôte doit être modulable, (ii) l’hôte doit être capable de détecter des différences de comportement du symbiote et (iii) le comportement coopératif doit être bénéfique pour le symbiote.
Nous n’avons pour le moment aucun argument expérimental indiquant l’existence de ri-postes dans les associations nématode-bactérie, mais on pourrait supposer :
– une riposte des stades infestants de nématode envers les bactéries qui se multiplient trop dans sa vésicule (réponse immunitaire, privation de ressources…), en cas de compétition entre souches. Toutefois, nous avons vu précédemment que la colonisation de la vésicule des nématodes est quasi-clonale. Les bactéries ne devraient donc pas être sélectionnées pour se multiplier vite dans la vésicule et la sélection d’une riposte chez les nématodes est donc peu probable,
– beaucoup plus hypothétique, une riposte des bactéries envers les nématodes qui ne les re-tiendraient pas (plus grande sensibilité des nématodes aposymbiotiques aux nématicides bactériens produits dans l’insecte en phase parasite ?).
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Table des matières
Méthodes expérimentales
I De l’investissement dans le couple, ou comment travailler plus sans gagner plus
1 Où le symbiote peut s’avérer coûteux
2 Où l’investissement est à double tranchant
Interlude
II De la fidélité dans les couples, ou comment aller voir ailleurs quand l’autre y va
1 De la diversité et de la spécificité dans la nature
2 De la robustesse des couples sur l’île de la tentation
Discussion
1. Supputations physiologiques
1.1. Mécanisme du bénéfice
1.2. Mécanisme du coût
1.3. Conflit d’intérêts : qui contrôle la rétention ?
2. L’évolution des symbioses, entre coopération et conflits
2.1. Le continuum mutualisme-parasitisme : au-delà du concept, une réalité
2.1.1. Des variations plastiques de coûts et de bénéfices
2.1.2. Des mécanismes moléculaires communs aux mutualistes et aux pathogènes
2.2. Des conflits d’intérêts à l’instabilité
2.3. Et pourtant elles tournent
2.3.1. De l’alignement des intérêts
2.3.2. …à la spécificité
3. Conséquences évolutives du compromis
3.1. Forme de la courbe de compensation et nature de l’équilibre évolutif
3.2. Diversité de stratégies chez les nématodes entomopathogènes
3.2.1. Chasseurs itinérants et chasseurs à l’affût
3.2.2. L’infectivité échelonnée, ou l’art de répartir le risque
3.2.3. Niveau d’exploitation de l’hôte
Conclusion
Perspectives
Bibliographie
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