DES INTERROGATIONS à LA REUNION DES MATERIAUX
TRADITION OU MODERNITE?
L’architecture lao au cœur d’enjeux sociaux et politiques Dans un article relatant les enjeux liés à la préservation de la ville de Luang Prabang (Berliner, 2010), plusieurs tensions sont mises à jour entre la préservation d’un centre urbain à l’architecture «traditionnelle» et la volonté, par les habitants, depouvoir choisir et maîtriser les moyens de bâtir leur propre habitation sans devoir respecter des normes imposées par des institutions internationales. Cette tension se situe entre la transmission de connaissances qui pourraient être conservées (voir notamment Pholsena, 2011) dans un sens muséal (voir Goudineau, 2003) et celui de pouvoir vivre et sortir de ce qui est souvent associé, par les Lao, à la pauvreté (d’après mes entretiens).
De plus, cette problématique place toute production d’artefact, et particulièrement les habitations –car ce sont elles qui participent au paysage de la ville, donc à son patrimoine matériel –au cœur de relations de pouvoir et d’enjeux économiques, politiques et sociaux qui ont fait partie des changements de la RDP Lao pendant ces dernières années, notamment depuis l’ouverture du pays aux investissements étrangers en 1986. Tout d’abord, la notion de préservation de l’architecture traditionnelle émise par les institutions internationales, comme étant reliée à l’identité ethnique des individus se base sur une conception de la tradition qui est perçue comme «une identité qui passe par l’expression de connaissances singulières que l’on peut repérer» (Adell 2011: 191, en parlant de l’UNESCO). Or, en associant la durabilité d’unsentiment identitaire (celui d’appartenir au groupe ethnique lao) et la compréhension des habitations lao comme étant des actes anciens, figés et immuables11, comme un patrimoine matériel voué à disparaître, cette notion de préservation omet la compréhension des enjeux sociaux qui ont fait que leur édification soit possible –et qui sont notamment liés à des savoir-faire qui sont transmis dans un contexte social, politique et environnemental particulier –ni comment ces derniers évoluent et quels sont leslogiques et dynamiques qui permettent aux Lao d’être et de rester –ou de ne plus être –lao dans un monde en constant changement.
Ainsi, le concept de tradition, cette position fixe qui semble passer à travers le temps comme un fil qui ne peut être changé ni évoluer et sur lequel se fixerait et se cadrerait la vie des êtres humains, est insuffisant pour expliquer la complexité des changements et des adaptations, des innovations et des reproductions de mêmes éléments. En effet, la liaison entre le patrimoine et l’identité est plus complexe qu’une simple preuve d’appartenance. Ce n’est pas parce qu’on habite dans une maison lao qu’on est lao12 et ce n’est pas parce qu’on est lao qu’on habite dans une maison lao et qu’on est capable d’en construire une. De plus, ce modèle de préservation établit une fort dichotomie entre la tradition en voie de disparition et la modernité destructrice et empêche de voir les dynamiques individuelles et identitaires de compréhension et de transmission de compétences entre les individus (voir Adell 2011: 253). Ainsi, selon cette vision, ce qui peut être considéré comme la tradition, ou patrimoine immatériel, ce bloc unique qui semble encadrer toutes les activités et comportements des individus, devrait être transmis uniformémentde génération en génération.
Or, comment transmettre, comme un manuel, toutes les histoires, les contes, les émotions et la manière de les exprimer, la précision des gestes, simplement comme un bloc unique? Cela serait possible si chaque personne était identique, apprenait de la même façon, avait les mêmes parents, les mêmes expériences, les mêmes corps. Or, étant donnée que ce n’est pas le cas, comme chacun et chacune a un parcours de vie différent, ne rencontre jamais exactement les mêmes éléments au cours de son apprentissage, comme il et elle ne les apprend jamais de la même façon qu’une autre personne, comment parler alors de tradition? Qu’est-ce qui est transmis, comment et pourquoi? Finalement, la notion de tradition, en obscurcissant les mécanismes de maîtrise des compétences, est surtout un moyen de réifier ce qui semble commun, et reconnu comme tel, dans les différents savoir-faire de chacun (voir notamment Barth, 2002) C’est une manière d’uniformiser ce qui est le résultat d’expériences différentes, voire divergentes; c’est une manière d’établir un discours, de rassembler plusieurs personnes autour d’un contexte, autour d’un cadre commun de la vie quotidienne.
UNE ARCHITECTURE MOBILE ET VIVANTE?
Quel contexte pour une création constante d’un rapport à l’environnement dans un cadre d’interaction? La manière de comprendre l’architecture que j’aimerais aborder ici permet de remettre en cause le concept de transmission de l’architecture lao comme étant un bloc distinct faisant partie d’une culture particulière qui serait transmise de génération en génération de manière uniforme. Chaque bloc de culture ne peut être considéré séparément et doit son existence –qui est la pointe de l’iceberg d’imbrications de logiques, de perceptions, d’attentions, de sentiments et d’interactions sociales –à des logiques plus complexes qui sont liées les unes aux autres. Maurice Bloch, en refusant de considérer la transmission de compétencescomme une «transmission entre des récepteurs passifs», propose que la reproduction des éléments de la culture soit faite par des «processus psychologiques actifs prenant place au sein-même des personnes». Il souligne que «le savoir partagé et la coordination de ces différents types [de savoirs] ne peuvent pas être compris hors du contexte de la pratique» et que «la transmission est de plusieurs types et qu’elle est elle-même une part de la pratique» (Bloch 2005: 99)13.
Cette manière de comprendrela transmission place l’individu au centre de cette même transmission: c’est sa propre expérience, unique, qui permet de comprendre le monde quotidien. Trevor H.J. Marchand propose que «’la production du savoir [soit] un processus impliquant des interactions coordonnées entre les interlocuteurs et les pratiquants avec la totalité de leur environnement» et qu’«en tant qu’êtres vivants, nous sommes engagés, à chaque moment donné, dans une série changeante de facteurs environnementaux, tout cela affectant les pensées que nous pensons et les actions que nous produisons» (Marchand 2010:2). Pour lui, cette «approche individuelle démontre l’intérêt partagé avec les interactions dynamiques entre les pratiquants et l’environnement, et les productions de savoirs et de compétences qui en résultent» (Marchand 2010 :12)14.
En me basant sur ces réflexions, j’aimerais mettre en évidence l’importance de l’expérience personnelle dans le construction et la transmission de produits culturels tels que les savoir-faire. En suivant ces auteurs et la logique qu’ils dégagent, c’est dans la pratique, plaçant l’individu au centre des interactions sociales dans une relation personnelle à l’environnement, que l’apprentissage –et donc la création de la transmission –peut être compris. En plus de la notion de pratique, j’aimerais apporter une notion qui explique la notion d’apprentissage dans le monde vécu dont les règles et le fonctionnement a été enseigné depuis la naissance: chaque individu, dans le monde quotidien, comprend le monde suivant un «sens commun», celui-ci ne pouvant pas être remis en cause, car est considéré comme allant de soi et étant naturel(Geertz, 2012).
Cet apprentissage du monde qui permet de comprendre les expériences vécues comme ayant du sens, comme étant significatives et ne pouvant pas être remises en question, prend place dans multiples occasions de la vie quotidienne. Le contexte du village et des interactions villageoises est un de ces contextes sociaux et matériels que traversent les villageois au cours de leur vie. En vivant dans le village, en y ayant grandi, étant un nouvel arrivant ou étant de passage, les individus traversent ce cadre du village qui peut être considéré comme un «noeud»15 (Ingold 2011:148-149). Ce concept d’Ingold met en évidence l’importance des lignes de vie, des chemins parcourus, qui se rencontrent en un point géographique; pour lui, ces chemins ne sont pas «contenus» («contained») dans le lieu, mais c’est dans et grâce à la mobilité et à la rencontre de ces parcours que le lieuest créé.
Le village de Ban Narejoint cette notion, car ce cadre de vie permet et est produit par les rencontres et les interactions entre les villageois, et cela dans plusieurs occasions, qu’elles soient ritualisées, encadrées dans une logique de coopération, ou simplement quotidiennes et banales. C’est donc aux croisements de plusieurs logiques de vie individuelles et collectives que la maison va prendre une place particulière. Cette place tant physique (dans le paysage) que sociale (ayant des implications au sein du village et envers l’État à plusieurs niveaux) est particulière à chaque habitation. Chaque maison est aussi un artefact, le produit de plusieurs chaînes opératoires, ayant demandé l’enchaînement de plusieurs étapes qui demandent une mobilisation de plusieurs éléments, que ce soit des matériaux, des personnes, un lieu et des savoir-faire particuliers à un moment particulier. Lors de l’édification de la maison, la réunion de ces différents éléments est nécessaire pour qu’elle puisse avoir lieu. Par conséquent, il se met en place une articulation de plusieurs compétences, que ce soit, d’après la terminologie de Chamoux, des savoir-faire généraux–distribués au sein de toutes les personnes du village comme étant considéré comme des gestes naturels que tout le monde doit connaître –ou des savoir-faire particuliers–que seulement certaines personnes connaissent, ou du moins sont reconnues comme étant des experts dans ce domaine (voir Chamoux, 1981).
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Table des matières
RESUME
Avant-propos
APRES LA PLUIE, AVANT QUE LE SOLEIL NE TOMBE SUR LE SOL
le désapprentissage du corps
LA PLACE DE L’APPRENTI A LA PERIPHERIE DE L’ACTION
INTRODUCTION ET PROBLEMATIQUE
de la tradition à l’expérience vécue
1.1 TRADITION OU MODERNITE ? L’architecture lao au coeur d’enjeux sociaux et politiques
1.2 UNE ARCHITECTURE MOBILE ET VIVANTE ? Quel contexte pour une création constante d’un rapport à l’environnement dans un cadre d’interaction ?
1. 3 PROBLEMATIQUE
1.3.1 LES ANGLES D’ETUDE :le geste technique et la maison
2.1 DANS LE VILLAGE, UNITE DE LA NATION
2.1.1 BAN NAKHANG : le village entre rizières inondées et la Montagne du Miel
2.1.2 Les villages comme lieu de rencontre et comme unité dans un système politique et administratif national
2.1.3 Un nouveau rapport à la terre : privatisation et éclaircissement des droits de propriété
2.2 LA MAISON- HUAN
2.2.1 La maison au milieu du village
2.2.1.1 La maison comme centre de l’organisation sociale
2.2.1.2.La maison et les autres bâtiments
2.2.1.3 Les différents centres d’activité quotidienne- les éléments du paysage : de la fréquentation régulière à l’évitement
2.2.2 Les limites mouvantes de l’intimité et de la vie publique
2.2.2.1Présentation de la maison d’Imii
2.2.2.2 Présentation de la maison de Nin et Thong
2.2.2.3 La polarisation des espaces publics et privés et les différents cloisonnements
2.2.2.4 Le village contrôlé et la forêt territoire des esprits
2.2.2.5 Récolter du bambou, chasser le cerf et guérir un buffle : la connaissance du village et des terres alentours par le fait de le parcourir
2.2.2.6 Histoires ordinaires et extraordinaires : que racontent les arbres ?
3.1 Le heng, échange de service
3.2 Rencontre avec Imii et sa fille
3.3 Le savoir-faire comme la maîtrise d’une relation entre soi et le monde vécu, entre l’imagination et la concrétisation
3.3.1 La récolte du riz : une série de gestes techniques qui créent un lien entre la personne et la terre
3.3.2 Le savoir-faire comme ressource
3.4 LES RESEAUX D’ECHANGE
3.4.1 SAMAKHI ou la coopération du village
3.4.2 Les réseaux d’entraide : comment organiser une activité collective à Ban Na ?
3.4.3 Les réseaux d’entraide
3.4.4 Une coopération productiviste ? Le rôle des sentiments dans l’entraide
4.1 DES INTERROGATIONS à LA REUNION DES MATERIAUX
4.1.1 Palmier, tôle ou bambou ?: choix techniques et sociaux dans une architecture en constante évolution
4.2 LA REUNION DES RESSOURCES
4.2.1 Réunir les participants
4.2.2 Réunir les matériaux
4.2.2.1 Les bois, mai
4.2.2.2 Clous, tôle et ficelle
4.2.2.3 Les outils
4.3 LA CHAINE OPERATOIRE DU MONTAGE DE LA MAISON
4.3.1. L’organisation du travail l’élaboration de la maison
4.3.2 Les idées divergentes coordonnées autour d’une unique construction
4.3.3.Le montage des six piliers principaux. :
4.3.4 En équilibre sur une poutre et accroupis sur le sol: les postures du corps pour atteindre l’objet voulu
4.3.5 Positionnement des piliers
4.3.6 Le redressement des piliers 7
4.3.7 Communauté de pratique et positionnement dans l’apprentissage
4.3.8 L’élaboration du plancher
4.3.9 Placement des soutiens
4.3.1 Importance de l’ordre dans la chaîne opératoire
4.3.11 Le plancher
4.3.12 L’élaboration de la charpente du toit
4.3.13 La pose des tôles
4.3.14 l’installation des liteaux
4.3.15 Le tressage des murs
4.3.16 La fixation des panneaux de bambous tressés
4.3.17 Nouer, clouer, fendre, assembler
CONCLUSION
5. CONCLUSION – les enjeux sociaux au-delà de la tradition
ANNEXES
GLOSSAIRE
BIBLIOGRAPHIE
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