Action sociale et émancipation féminine dans l’Algérie en guerre : le M.S.F, entre l’État et l’armée
Lors de son discours à la foule réunie sur la place du Forum d’Alger le 4 juin 1958, depuis le balcon du bâtiment du Gouvernement Général, Charles de Gaulle, qui vient d’être investi par l’Assemblée Nationale, prononce avec emphase sa célèbre phrase : « Je vous ai compris ».
Cette formule réconfortante a été pour les européens d’Algérie une marque de confiance et de soutien à l’Algérie française de la part de celui qui a été rappelé au pouvoir par les militaires en faction sur le territoire. Ainsi, la solution de l’autodétermination finalement décidée par le Général de Gaulle sera interprétée comme une trahison pour les « pieds-noirs ». Pourtant, il laisse planer l’ambiguïté quant à sa position sur les suites à donner à la pacification de l’Algérie et aux liens entre celle-ci et la métropole. Réconfortante, cette injonction vise à rassurer l’ensemble des parties en présence – chacun pouvant aisément s’y identifier.
Lors de la campagne pour le référendum du 28 septembre 1958, première élection autorisant les femmes algériennes à voter, et concernant la ratification du projet de constitution de la Vème République, cette expression est reprise à des fins de mobilisation des femmes pour le plébiscite du nouveau gouvernement. Dans un document à destination des femmes musulmanes, la narratrice affirme :
Ce qu’il faut retenir des projets du Général de Gaulle c’est qu’ils sont logiques, censés, raisonnables.
Ce sont des idées pratiques que nous aurions pu avoir nous autres femmes, plus réalistes que les hommes. Ce qu’il faut surtout c’est lire entre les lignes de cette Constitution les intentions du Général de Gaulle, son désir de nous émanciper. C’est te souvenir de ses discours d’Alger où il s’adressait à nous femmes musulmanes et nous disait : « Je vous ai comprises ».
D’un côté, les politiques gaullistes pourraient être l’œuvre de femmes, et n’ont donc que leur meilleur intérêt à cœur ; de l’autre, Charles de Gaulle est présenté comme un véritable activiste féministe, étant particulièrement volontariste en ce qui concerne l’avancée de la cause féminine. La narratrice rappelle, en conclusion, à ses « sœur[s] que le Général de Gaulle est le premier de France à avoir donné à la femme le droit de voter». Pourtant, les politiques à destination des femmes ne sont pas nouvelles en 1958. Le féminisme d’État, et l’instrumentalisation de la cause des femmes dans des manœuvres politiques ont des racines plus anciennes, en métropole comme dans les colonies. Il existe, au moment de la création du M.S.F, déjà plusieurs organismes, aux structures variées, liés ou non à l’État et à l’armée française, qui mènent en Algérie des actions à destination des femmes algériennes. Comment comprendre l’émergence du M.S.F en tant que mouvement pérenne, et comment ce dernier s’intègre-t-il, dès sa création, dans la société coloniale et le paysage institutionnel algérien ? Dans quelle tradition s’inscrit-il ?
Les organisations ayant pour cible les femmes sont en effet nombreuses : étatiques, militaires, ou mêmes internationales (on peut penser, par exemple, à la Croix-Rouge). L’action sociale est en effet un outil de gouvernement des populations en Algérie depuis le milieu du XIXème siècle. Il s’agira, dans un premier temps, de rappeler cette pré-histoire des politiques d’émancipation des femmes en Algérie avant 1958 et de montrer la centralité de la question féminine dans les politiques de gouvernement des populations algériennes (I) ; afin de comprendre et d’analyser, dans une seconde partie, la naissance du M.S.F et ses interactions avec les organisations déjà existantes (II). Nous pourrons ainsi caractériser le mouvement et le contexte dans lequel il s’inscrit. Il apparaîtra que, malgré des objectifs similaires, les pratiques et priorités de ces mouvements sont souvent en tension.
Femme(s) et féminisme(s) en situation coloniale : un historique
Dès lors qu’éclatent les premiers troubles en Algérie en 1945, avec les massacres de Sétif et de Guelma, sanglantes répressions des manifestations anticoloniales qui suivent l’annonce de la fin de la seconde Guerre Mondiale, les incidents sont progressivement imputés aux conditions de vie économiques et sociales des populations algériennes. La misère ne les aurait laissées sans autre choix que de prendre les armes. Ainsi, l’insurrection algérienne est pensée par les dirigeants français comme un problème dont les racines sont avant tout humaines et sociales : c’est sur ces deux aspects que doivent donc se concentrer les efforts de pacification. Ainsi, dès octobre 1958, Charles de Gaulle propose le Plan de Constantine, en proclamant que « l’Algérie toute entière doit avoir sa part de ce que la civilisation moderne peut et doit apporter aux hommes en fait de bienêtre et de dignité ». Le but de ce plan de développement, ambitieux, était de diminuer l’écart entre la métropole et l’Algérie française. Les politiques de développement furent pensées dans un contexte particulier, où la France tente de manière répétée, depuis la seconde guerre mondiale, de « redéfinir son rôle en tant que puissance impériale » et de là ses liens avec ses dernières colonies. Il s’agissait avant tout pour la France de convaincre les populations Algériennes qu’elles avaient plus à gagner sous le système colonial qu’en soutenant les rebelles du FLN. Le plan avait donc pour objectif de rapprocher la distance symbolique séparant Alger de Paris : à la fois en termes économiques, mais aussi par rapport aux niveaux et modes de vie de leurs populations respectives.
Il s’agissait donc ainsi de permettre, progressivement, aux algériens de vivre comme leurs compatriotes métropolitains. Cet accent sur le développement – conçu comme une course pour rattraper la métropole, déjà elle-même ‘évoluée’ – a évidemment de nombreuses implications pour les populations musulmanes. Muriam Haleh Davis, qui étudie les réactions au Plan de Constantine et l’instrumentalisation des politiques de développement pendant la guerre d’indépendance algérienne, note le poids des processus de racialisation dans celles-ci. Elle met en évidence l’importance des représentations stéréotypées associées aux musulmans et à leur « résistance intrinsèque aux préceptes de production et de consommation », et plus globalement leur incapacité à intégrer une économie de marché, antithétique de leurs modes de vie supposés ‘archaïques’. Ainsi, lorsque Fernand Martinet, un ingénieur métropolitain travaillant en Algérie, écrit à Nafissa Sid Cara pour la féliciter de sa nomination aux affaires algériennes, il se présente comme « ami des musulmans et défenseur et expert des pauvres » – les considérations de race et de classe s’imbriquant ici.
Une telle transformation, qui permettrait de lutter contre la « clochardisation » de l’Algérie nécessitait, pour Germaine Tillion, anthropologue en Algérie en 1957, une véritable « mutation sociale » qui passe par la réforme de la sphère privée musulmane, et donc, par un travail sur la femme. Nous avons déjà montré, en introduction, la prégnance de la question féminine durant la guerre d’indépendance algérienne et les enjeux qui lui étaient liés, autant pour la France que pour le FLN. Les femmes représentaient, de par leur poids démographique, une force politique susceptible, si mobilisée de la bonne manière, de faire basculer l’issue de la guerre. Il s’agissait donc autant d’intégrer la femme algérienne à la société française, que de couper le FLN de sa base féminine, essentielle à ses activités de guérilla . De nombreux travaux récents mettent en évidence les processus de « domestication de l’empire ». Le M.S.F, qui s’intègre dans ce contexte d’attention accrue au sort des femmes musulmanes, ne constitue cependant pas la première itération d’un mouvement féminin, et la question féministe en Algérie est plus ancienne.
Dans ses travaux sur les femmes d’origine européenne installées en Algérie au XIXème siècle, Claudine Guiard, note déjà de nombreuses œuvres caritatives cherchant à améliorer ponctuellement la vie des musulmanes. Ces femmes, qui ne cherchaient en aucun cas à remettre en cause le système colonial mais à le rendre plus respectueux des femmes autochtones, initièrent des programmes éducatifs ou sanitaires pour permettre l’accès des femmes locales à « une petite autonomie matérielle en leur apprenant à coudre ou à tisser dans les ouvroirs et à vendre leur production ». Il est aussi important de mentionner les nombreuses missionnaires catholiques et corps expéditionnaires féminins ayant utilisé la médecine occidentale pour approcher et gouverner les populations locales, notamment féminines et rurales . Ces actions, notamment sanitaires, sont nourries par l’imaginaire racial colonial, et illustrent le biopouvoir mis en œuvre par les colonisateurs et le contrôle des corps des populations indigènes.
Au-delà de ces mouvements caritatifs, il existe plusieurs exemples de groupes féministes coloniaux, et ce particulièrement dans l’entre-deux-guerres. Si très peu d’organisations féministes furent crées dans les possessions coloniales françaises, dû au faible nombre de femmes y étant installées, Claudine Guiard note la création à Alger en 1930 d’un comité de la ligue des suffragettes françaises d’Afrique du nord, ainsi que la présence de l’Union française pour le Suffrage des Femmes, crée en 1909 mais ranimé dans les années 1930 , période d’explosion des revendications pour les femmes et les colonisé·e·s.
La question des français·e·s musulman·e·s et notamment de leur droit de vote divise fortement les féministes métropolitaines, qui à partir de 1936 délaissent le féminisme pour s’engager dans le militantisme pacifique ou antifasciste. Il s’agit en effet d’une remise en cause de la hiérarchie sociale coloniale. Claudine Guiard met en perspective la difficulté de la naissance de mouvements féminins et de groupes féministes suffragistes en Algérie, car, plus encore qu’en métropole, « l’identité sociale des Françaises d’Algérie est construite non seulement sur l’exclusion politique et la limitation des droits civiques, […] mais aussi sur la place occupée par les femmes dans l’ordre colonial », traditionnellement masculin. Claire Marynower, à son tour, montre comment le débat sur l’émancipation des femmes se cristallise et est porté par les militants socialistes dans l’Oranie des années trente. Elle met en évidence la difficile imbrication des luttes féministes métropolitaines avec la question des femmes indigènes : ainsi, au « double prisme habituel de l’engagement des femmes, généraliste ou féministe, s’ajoutait ici une troisième dimension : la prise de position de ces dernières sur la question coloniale et sur la cause « indigène », en particulier celle des femmes algériennes ». Pour les militantes de gauche, les femmes indigènes sont « au fond de l’abîme des misères » et représentent donc encore davantage les racines du problème dont souffre l’Algérie. Ces militantes mettent en avant la similitude de leur situation avec celle des femmes algériennes : ayant un discours avant tout social, pour les raisons évoquées précédemment, les femmes européennes adoptent des rapports maternalistes avec leurs « sœurs » algériennes.
En 1937, la création de l’Union féminine franco-musulmane en Algérie rassemblait 36 femmes, 18 européennes et 18 musulmanes, dans le but de former et nourrir des relations égalitaires en s’appuyant sur des similitudes les rassemblant, fondées sur leurs rôles de genre. Ces militantes s’exclament ainsi : « nous avons constaté que nous n’étions pas impénétrables, et que des préoccupations matérielles, familiales ou sociales, nous étaient communes ». Dans la même lignée, le Foyer franco-musulman fondé en février 1939 décreta un but qui, à l’image du M.S.F vingt ans plus tard, avait pour objectif de « créer et d’entretenir des liens de fraternité entre femmes européennes et indigènes au moyen de causeries éducatives sur l’hygiène, l’art ménager, etc.. »
Le M.S.F en Algérie : une association entre l’armée et l’État
Le Mouvement de Solidarité Féminine a la particularité d’être une initiative personnelle, individuelle. Mais il fut créé dans un contexte spécifique, où, nous l’avons montré, les femmes musulmanes forment un enjeu politique primordial et les femmes européennes prennent traditionnellement part à des œuvres de charité. A la suite de la crise du 13 mai 1958, Suzanne Massu et Lucienne Salan usent de leur figure publique pour mobiliser l’opinion publique algérienne. Elles organisent leur mouvement dans l’été 1958, et les statuts sont déposés à la préfecture d’Alger dès le 2 septembre, Lucienne Salan en étant désignée présidente , E. de Mari officiant comme secrétaire générale. Siégeant au Palais d’Été, avenue Franklin Roosevelt à Alger, résidence de style ottoman du gouverneur général en Algérie, le mouvement est dès l’origine foncièrement lié au pouvoir politique, même si les officiels français tout comme ses membres s’en défendent fortement. Il s’agit pourtant, formellement, d’une association de loi 1901, à but non lucratif, de nature privée et non reconnue d’utilité publique par le pouvoir central. Le M.S.F bénéficie cependant majoritairement de subventions publiques pour couvrir ses frais de fonctionnement. Les statuts du M.S.F sont modifiés et mis-à-jour dès février 1959, après le départ de Salan pour la métropole. Si les objectifs restent les mêmes, le mouvement change de dénomination et devient « Mouvement de Solidarité Féminine Algérie-Sahara », l’ancien nom étant toujours présent en tant que sous-titre. Cette modification a pour objet de rendre le mouvement plus lisible dans l’opinion publique, d’adoucir l’image de ses activités, et de souligner les moyens employés pour parvenir aux buts explicités : la solidarité féminine.
La guerre d’indépendance Algérienne voit l’expérimentation de recrutement militaire de femmes, en raison de leur identité de genre, pour la complétion de missions spécifiques liées à un travail de contact prolongé avec les populations féminines locales ainsi que les enfants . La victoire sur le terrain passe, nous l’avons dit, pour les pouvoirs publics par la conquête de l’opinion, celle-ci reposant sur un programme de développement abouti. En 1955, Jacques Soustelle est nommé gouverneur général d’Algérie et est chargé de la mise en œuvre de la contreinsurrection et organise un système d’encadrement des « populations françaises musulmanes», fort de son expérience en Indochine. La création des Sections Administratives Spécialisées (SAS) devait permettre de pallier les carences de l’administration locales. S’appuyant sur des volontaires, souvent officiers ou réservistes dans l’armée voire fonctionnaires civils, les missions des SAS consistaient d’abord à l’encadrement et au renforcement du personnel des unités administratives et des collectivités locales. Ces missions pouvaient toucher de nombreux domaines, comme l’action sociale, l’éducation, ou l’économie, et pas seulement des tâches administratives. Il existait environ 500 attachées féminines de SAS, ayant pour mission d’établir un contact et des relations avec les populations et de « pénétrer [leur] épaisseur ».
Dans le même temps furent installés, avec le concours de l’ethnologue Germaine Tillion, les Centres Sociaux Éducatifs (CSE). Au niveau international, la Croix-Rouge organisa une campagne humanitaire de soutien à destination des populations civiles touchées par la guerre, atteignant dans les faits disproportionnellement les femmes et les enfants. Mettant à profit le maillage territorial développé par les membres des SAS, dispersés sur l’ensemble du territoire algérien, des femmes militaires furent affectées à des corps spéciaux crées en 1957, les équipes médico-sociales itinérantes (EMSI), renforcées ensuite par un corps d’auxiliaires, les adjointes sociales sanitaires rurales auxiliaires (ASSRA). Enfin, en 1958 fut créé le service de formation des jeunes en Algérie (SFJA), s’occupant principalement de l’instruction de garçons nonscolarisés ou sans emplois ; et un corps de monitrices fut créé en annexe pour former les jeunes filles. Le CEMJA, Centre d’entraînement des moniteurs de la jeunesse d’Algérie était installé à Nantes, en Loire-Atlantique, pour les femmes. A partir de 1958, le mouvement décide d’envoyer certaines de ses membres en formation à Nantes, et demande que les monitrices sortant de l’école lui soit affectée. C’est progressivement le cas de l’intégralité des promotions, mises à disposition du M.S.F, « prêtées » par les autorités bien que ces dernières soient officiellement destinées à des « œuvres de jeunesse » – le protocole en vigueur jusqu’en 1960, régissant le corps et ses affectations ayant en effet été rédigé par Suzanne Massu elle-même . Ces monitrices sont payées par les officiers S.A.S mais dans les faits entièrement à la disposition des présidentes de comités régionaux. Les monitrices auxquelles recoure le mouvement s’occupent en priorité des jeunes filles de 13 à 15 ans, permettant ainsi aux bénévoles du M.S.F de s’occuper des femmes.
Il s’agit alors avant tout de mobiliser les femmes par les femmes : le M.S.F en est un exemple criant. Le Mouvement de Solidarité Féminin a été fondé sur la croyance profonde que seules les femmes pouvaient être en mesure d’approcher la cellule familiale algérienne et de pénétrer son intimité. Ainsi, l’association a dès ses origines limité son statut de membre actif aux « adhérentes de sexe féminin ». Les espoirs de succès de l’action du M.S.F sont liés à la conviction – genrée – que les femmes des différentes communautés, traditionnellement considérées comme en dehors de la guerre et de l’espace politique, réticentes à toutes formes de violence, pourraient parvenir à lier des relations d’amitié, voire des « liens affectueux », quelles que soient leurs traditions et foi, sur la base de « leur similitude fondamentale».
Les membres sympathisants et bienfaiteurs, au plus bas de la hiérarchie organisationnelle et de la chaîne de décision, ne se voyaient pas imposer de condition de sexe. Si les hommes – et généralement, les riches dignitaires coloniaux – étaient encouragés à s’engager dans les actions philanthropiques menées par le mouvement, et que cet engagement leur permettait d’entretenir leur réputation vis-à-vis de la population algérienne mais aussi de faire bonne figure au sein de la communauté internationale – l’action de terrain était réservée aux femmes. La société coloniale est, pour les responsables politiques, déchirée. Si les troubles, nous l’avons précédemment montré, sont imputés en grande partie par les responsables politiques français à la condition sociale des populations algériennes et à la misère économique, ou encore au racisme des européens d’Algérie, bloquant toutes tentatives de réforme ; la fracture est bien là.
L’insurrection aurait mis en péril l’harmonie dans laquelle les communautés avaient, dans l’imaginaire colonial, vécues depuis la fin du 19 ème siècle.
Des femmes en guerre : s’engager pour la cause féminine et le maintien de l’Algérie française
Le 16 janvier 1959, Gisèle Servor, violoniste et concertiste élue au Conseil des Arts et Métiers, écrit à Nafissa Sid Cara quelques jours seulement après sa nomination au gouvernement, pour la féliciter. Les deux femmes ne se connaissent pas personnellement : Gisèle Servor, qui s’identifie comme « vraie féministe » loue cependant le combat de la femme politique quant à l’amélioration de la condition féminine en Algérie, et remarque : « Je suis une vraie féministe et dans mon milieu j’ai combattu pour l’égalité au travail pour les artistes musiciennes ; vous êtes certainement surprise en pensant que depuis si longtemps que les femmes violonistes et pianistes donnent des preuves de leur talent, elles seraient aussi bannies (sauf les harpistes car il y a très peu d’hommes et encore moins qui aient du talent) elles seraient aussi bannies, dis-je, des grands orchestres, subventionnés pourtant par l’argent de l’État, c’est-à-dire par celui des hommes et des femmes ! […] si des femmes françaises vont en Algérie pour aider gentiment des femmes musulmanes, et que, bien entendu, celles-ci s’entendent bien, dans les journaux, voire dans les cinémas, cette entente de solidarité devient pour eux de la duplicité ; défense aux femmes d’avoir du talent, des qualités! »
Si Gisèle Servor conçoit la situation des femmes musulmanes algériennes en analogie avec la situation des femmes métropolitaines, oppressées par un patriarcat européen, et se définit explicitement comme féministe, sa position n’est pas partagée au sein du M.S.F. Il apparaît en effet que le statut de la femme française – métropolitaine – est construit par les femmes du M.S.F comme exemple à suivre, comme idéal d’égalité des sexes. La femme métropolitaine est moderne et profite du confort que lui apporte la vie moderne : éduquée, elle est indépendante de son mari et fait des choix éclairés. Les inégalités de genre dans la société française sont éludées et gommées, quinze ans à peine après que le droit de vote ait été accordé aux femmes, alors même que Simone de Beauvoir discutait l’émancipation féminine et dénonçait le sexisme des hommes et la passivité des femmes face à leur propre oppression. La femme européenne en Algérie est présentée comme un modèle de liberté et de modernité, sans commune mesure avec la condition de « soumission » des femmes musulmanes.
Cette abrupte opposition semble particulièrement paradoxale dans la mesure où, au même moment, il s’agit pour les femmes européennes d’émanciper leurs « sœurs » musulmanes. Ainsi, si les deux populations féminines elles-mêmes sont semblables et rapprochées par leurs expériences partagées de mères, de sœurs et de femmes ; ces dernières feraient face à deux patriarcats différents par nature. L’écart entre les hommes européens et musulmans, construits en miroir, apparaît alors immense : la profonde altérité des hommes musulmans est de ce fai réaffirmée. « L’autre » ainsi construit est un autre menaçant. L’ « homme arabe » est décrit comme porteur d’une masculinité arriérée et brutale, hypervirilisé, aux coutumes matrimoniales et sexuelles primitives , dont la pratique de la répudiation est l’incarnation. Il faut alors permettre aux femmes musulmanes de lutter à armes égales. Dans une lettre envoyée à la secrétaire d’État aux affaires sociales algériennes, une dirigeante locale du M.S.F remarque à propos des populations féminines avec lesquelles elle est en contact : « celles-ci acceptaient leur sort avec une passivité résignée, il est vrai qu’elles ne pouvaient rien faire d’autre contre la toutepuissance de leur mari, elles n’auraient jamais imaginé pouvoir se défendre comme nous le faisons nous même dans des cas pareils, n’ayant aucune arme ». A l’inverse, la femme musulmane est présentée en opposition à l’homme musulman, comme victime oppressée qu’il est nécessaire d’aider. Quelles sont les femmes engagées pour l’émancipation de la femme musulmane ? Malgré des objectifs clairs et un front unifié, le M.S.F, qui s’étend sur près de 400 sous-sections locales et 500 cercles, est parcouru de tensions. Il faut en effet définir la nature de l’aide à apporter aux populations féminines, et décider de la direction que doit prendre le mouvement, en pleine guerre d’indépendance algérienne. Après avoir décrit le contexte institutionnel dans lequel s’inscrit le M.S.F, nous nous attacherons ici à mettre en lumière les dynamiques internes au mouvement et à considérer l’engagement de ses membres. Il s’agira là de changer d’échelle et de se focaliser non pas sur l’émancipation féminine comme mais sur le mouvement lui-même.
La radiographie des membres du M.S.F et de leurs relations met en évidence des rapports de pouvoirs particuliers (I), éclairant la question de l’engagement féminin dans les luttes féminine et impérialiste; mais nous donnant également les outils nécessaires pour appréhender et comprendre l’action du mouvement et les stratégies internes de ses responsables, qui font la guerre à leur façon et se confrontent directement aux populations locales. Après avoir montré la spécificité de ces « épouses coloniales » (II) ; je me focaliserai plus spécifiquement sur la figure de Nafissa Sid Cara, algérienne musulmane, élue députée d’Alger et nommée au gouvernement, présidente du mouvement de solidarité féminine. A l’aide de son fonds d’archives personnel, je montrerai la manière dont cette dernière navigue une double-identité (Française, et Algérienne), en constante redéfinition, et illustre le paradoxe inhérent au M.S.F et l’articulation délicate entre cause des femmes, identité nationale et égalité raciale. Je porterai ici une attention particulière à l’intersectionnalité, outil d’analyse et théorie qui considère l’imbrication des rapports de pouvoirs, et notamment de race, de classe et de genre, plutôt que leur simple addition.
Un maternalisme socialement situé
Nous l’avons mentionné, le M.S.F est un mouvement non-mixte, dirigé par des femmes et à destination des femmes. Mais toutes les femmes ne sont pas égales, et il ne s’agit pas seulement d’un recrutement genré. L’étude des responsables du mouvement met en évidence la très grande marginalité des femmes musulmanes aux postes d’encadrement du M.S.F. De fait, ces dernières sont invisibilisées – en tant que participantes – du mouvement et de son organisation régulière. Si le mouvement était présenté comme favorisant l’amitié entre les femmes de différentes communautés, il s’agissait principalement d’une association composée de femmes européennes, entre 40 et 60 ans, qui constituaient la grande majorité des membres, dont l’action s’appliquait sur des femmes musulmanes, beaucoup plus jeunes. S’il est intéressant de noter que le mouvement s’adresse aux femmes de toutes confessions et de « toutes traditions », c’est la communauté musulmane qui est explicitement ciblée. Notons que certains cercles sont à majorité composés de femmes juives, notamment dans le Mzab (au Sahara), où les populations juives n’avaient pas bénéficié du décret Crémieux de 1970 accordant aux juifs d’Algérie la nationalité française, bien avant les musulmans. Les populations de ce territoire isolé du désert saharien, conquis tardivement, sont donc restées plus isolées de l’administration française et l’action sociale féminine entreprise dans cette région à partir de 1958, laquelle s’attacha donc également à ‘émanciper’ les femmes locales. Néanmoins, cette communauté n’était pas jugée hostile à la France et il n’y avait pas ici d’enjeux directement liés à la contre-insurrection, tels que l’affaiblissement des bases de soutien civiles du FLN. Les populations juives étaient traditionnellement, malgré le fort antisémitisme des « pieds-noirs », considérées comme plus favorables à la souveraineté française car plus intégrées et furent l’objet de processus de racialisation les assimilant progressivement aux Français d’Algérie . Si l’attrait du recrutement de femmes musulmanes est lié à un imaginaire selon lequel elles seraient plus à même de comprendre les problèmes auxquelles elles font face ; elles sont automatiquement considérées comme non-qualifiées et incapables de technicité.
Épouses coloniales
Les femmes qui s’engagent dans le Mouvement de solidarité féminine sont les épouses ou sœurs de personnels militaires ou administratifs, généralement haut-gradés. Si cette information peut paraître triviale, elle est au contraire centrale à l’expérience de ces individus : il en effet intéressant de noter que toutes ces femmes sont référées dans les documents officiels sous leur nom d’épouse uniquement (‘Madame X’) suivi de la fonction de leur époux, comme caution symbolique attestant d’un statut social nécessaire à l’engagement public au sein de l’organisation.
Le mouvement lui-même est organisé selon une hiérarchie stricte, calquée sur la hiérarchie militaire. Le comité central chaperonne quatre comités régionaux : Alger (Suzanne Massu), Oran (Émilie Gambiez), Constantine (Simone Saint-Hillier) et le Sahara (Georgette Soustelle). La présidente, Nafissa Sid Cara, qui est également secrétaire d’État aux affaires sociales algériennes, est assistée de plusieurs vice-présidentes, à l’origine Madeleine Challe et Hélène Jacomet.
Lucienne Salan contrôle quant à elle le conseil d’administration central. Les plus influentes sont les femmes de généraux et affiliés au gouvernement général en Algérie. La position à laquelle chacune peut prétendre au sein du mouvement est grandement liée à la position qu’occupe leur mari, et au degré d’influence que celui-ci possède. Ainsi, lors de la première réunion du conseil d’administration de l’association, en octobre 1958, alors qu’il faut élire une secrétaire générale, Suzanne Massu s’exclame que le choix de celle-ci doit être réfléchi et qu’elle doit « coiffer, de par les fonctions de son mari, toute l’Algérie et être indépendante de tout autre mouvement».
Il s’agit de recruter des femmes permettant de favoriser les relations du mouvement avec l’administration, tout en s’assurant de leur soutien à la défense de l’Algérie française et de la permanence d’un ethos militaire commun. Ainsi, Nafissa Sid Cara insiste auprès de Mme Delouvrier, dont le mari, Paul, a été nommé en 1958 par Charles de gaulle délégué général du gouvernement en Algérie, chargé de la « pacification » et de la mise en œuvre du plan de Constantine. Si celle-ci refuse catégoriquement, un poste de vice-présidente est attribué à Madeleine Challe , sans la consulter, par accord unanime du conseil du mouvement.
|
Table des matières
Remerciements
Sommaire
Sigles et abréviations
Introduction
1 – Action sociale et émancipation féminine dans l’Algérie en guerre : le M.S.F, entre l’État et l’armée
2 – Des femmes en guerre : s’engager pour la cause féminine et le maintien de l’Algérie française
3 – Le cercle des « Femmes Nouvelles » : un mouvement féminin colonial en pratique(s)
4 – Par-delà l’Algérie (1959-1964)
Conclusion générale
Notice biographique
Sources et Bibliographie
Table des matières
Résumé – Abstract
Télécharger le rapport complet