DES ENSEMBLES DE VÉCUS ET DE VISAGES
LA NARRATION GRAPHIQUE
Le geste et la création
Dessin, visage et bande dessinée
Le dessin a toujours été pour moi un outil d’expression à part entière. Depuis ma petite enfance, il m’apporte quelque chose de très important. Lorsque j’ai pris la décision d’entreprendre des études supérieures en arts plastiques, c’est à cause de cette fascination, de ma passion pour le dessin. Le crayon, le graphite, le fusain, la craie, etc. sont pour moi des outils de croquis et d’études graphiques : des médiums me permettant de m’exprimer pleinement. Lorsque j’étais enfant, je pouvais rester des heures à peaufiner les détails de dessins sortis, la plupart du temps, de mon imagination. Je griffonne encore beaucoup de personnages, des paysages qui n’existent pas, si ce n’est dans ma tête. Ds découlent peut être de personnes et de choses vues, contemplées à d’autres endroits, à d’autres moments. Ce sont toujours des personnages fictifs, qui n’ont pas d’existence réelle mais je m’inspire aussi d’éléments physiques contemplés dans ma vie quotidienne : les gens que je rencontre, les photos que je vois, les films que je visionne, etc.
Depuis mon enfance, je m’adonne à la bande dessinée, qui s’est imposée à moi comme pratique artistique et moyen d’expression à part entière. Ce domaine m’est très cher et j’ai toujours lu un grand nombre de bandes dessinées. J’ai réalisé à ce jour un certain nombre d’adaptations de poèmes, de fictions, de faits historiques et sociaux, en bande dessinée. Lorsque je m’exprime par cette dernière, le dessin intervient en premier et j’opère un second niveau avec le travail de l’encre, qui est en quelque sorte la finalisation, l’exécution du dessin. C’est le même système que j’ai transposé, presque malgré moi, de ma pratique de la bande dessinée à celle du portrait. Elle constitue une occupation artistique parallèle à mon projet de recherche mais plusieurs aspects plastiques propres à ce domaine se retrouvent dans ma démarche présente.
La bande dessinée est liée à la mise en espace des séries ou des groupes de portraits que je réalise. C’est dans la disposition des portraits que se créent des cases, des bribes de vécus, d’histoires. Chaque visage a sa délimitation, standardisée en quelque sorte, car tous les portraits sont de même grandeur. La communauté devient une suite de récits, une séquence de structures narratives mises en exergue par la disposition en groupe des portraits. L’aménagement de ces derniers renvoie à la structure d’une planche de bande dessinée.
La peintre d’origine sud-africaine Marlène Dumas travaille, entre autres, sur des séries de portraits qu’elle dispose d’une manière semblable à la mienne. Travaillant sur des modèles différents (des ensembles d’individus qui parfois n’existent pas et sont imaginés), elle les dispose côte à côte, en mettant en jeu des positions et des attitudes différentes pourchaque visage :Cent onze portraits de visages noirs, cent modèles, vingt-et-un Christs, vingt-quatre amoureux langoureux -des séries comme celle-ci pourraient continuer sans fin. Chaque visage est différent, malgré encore cette variation considérable, on peut difficilement parler d’un portrait unique collectif et individuel.
Encre et sensation
Outre le fait que l’encre de Chine est utilisée parfois dans la réalisation d’une bande dessinée et que, moi-même, je l’ai employée antérieurement et présentement, il se trouve que ce médium -et par conséquent la technique du lavis- est indubitablement lié à ma pratique artistique. Depuis que j’ai commencé à faire des esquisses et des croquis à l’aide de ce médium avec un pinceau, j’ai développé une esthétique de la sensation qui m’est devenue propre et singulière au fil du temps. Je me sens véritablement plus à l’aise avec le geste du pinceau, je crée une gestuelle personnelle. Il s’avère qu’il peut y avoir plusieurs couches, plusieurs niveaux d’interventions mais ceux-ci ne sont pas toujours affirmés et je ne pense pas ici à un recouvrement de l’image première, du travail du dessin. Ce dernier peut être visible et doit l’être car pour moi le caractère sensible de l’autre se retrouve dans le dessin. Avec une intervention préparatoire au fusain, j’assiste à un fondu, à un mélange de ce tracé avec l’encre de Chine. Cela me plaît et m’intéresse car un lien se crée entre les deux. C’est le lavis, le travail de l’encre qui me permet de pousser mon expressivité plastique à son paroxysme. L’idée de fluidité intervient de ce fait dans mon travail et cela m’est très cher : une vivacité et un dynamisme sont amenés dans la composition. Le caractère énergique qui en découle m’est très cher et rend les portraits plus authentiques, les enrichissant au niveau formel.
Cette idée de sensation, énoncée plus haut, est vue dans un sens très personnel. Il serait prétentieux pour moi de croire que j’ai acquis une sorte de maîtrise dans l’utilisation de l’encre et du pinceau. Cependant, avec ces outils, j’ai pu vraiment aller, avec envie, là où je voulais aller. Lorsque je peins sur une surface, il y a une idée de brut et d’instantané qui est mise en jeu. Le dessin que je peux réaliser grâce au médium de l’encre porte une grande part de ce que je nomme « esthétique de la sensation », en référence aux expressionnistes allemands de Die Brucke (le Pont -1905-1913-) comme Ernst Ludwig Kirchner, Erich Heckel, etc. ou du Blaue Reiter ( le Cavalier bleu -1912-1919-) comme Franz Mark, August Macke, etc. Je vois plus de choses, d’éléments avec l’encre et je peux les mettre en relief et
les exprimer beaucoup plus aisément qu’avec un autre outil de dessin. Les ombres dans les portraits sont facilement rendues grâce à un travail défini du lavis. Un dessin réalisé à l’encre est quelque chose de mouvant, quelque chose qui peut être modifié et qui possède une réelle vigueur. Il y a là l’idée d’un travail contemporain lié à des traditions picturales anciennes comme la calligraphie et la peinture chinoise ancienne, par exemple. La gestuelle est très souple même si elle peut l’être aussi avec la peinture. Les mouvements sont plus amples, plus ouverts à l’imprévu. Voilà ce que disait le peintre franco-chinois Zao Wou-ki à propos de ses créations à l’encre de Chine : « Le jet immédiat de l’encre sur le papier produit un vide construit chargé de poésie. L’encre et le papier me donnent beaucoup de lucidité […]. Grâce à eux, il se forme un espace que l’on ne peut avoir par la peinture. » Les concepts ancestraux de vide et de plein, propres à la peinture chinoise se retrouvent ici. C’est d’une manière personnelle que je conçois mon travail de l’encre et ma manière de m’en servir afin de développer la création de portraits. L’encre me permet d’affirmer la notion d’expressivité du visage amenée par le dessin.
Le brut et l’imprévu
Dans l’ensemble de mes portraits réalisés à ce jour, je désire garder le caractère brut en essayant de conserver, dans chaque composition, toutes traces du dessin préparatoire, In Encres, dialogue avec Françoise Marquet, p. 110.l’ensemble des traits qui m’aident à dessiner et ce, que ce soit à partir d’un dessin pris sur le vif -devant quelqu’un avec un modèle vivant- ou avec une photographie. Ces traits premiers me guident durant l’élaboration de la figuration d’un visage. Ils sont présents, même après l’étape d’exécution à l’encre. Je crois que l’ébauche est importante car c’est dans l’ébauche que réside le vivant. De ce fait, je me suis rendu compte que lorsque je travaille sur mes portraits, le premier dessin est souvent le plus intéressant, celui où je me retrouve et où je retrouve l’autre. C’est dans ce premier jet (que ce soit au fusain, au crayon ou au graphite) que je rencontre l’autre et c’est avec l’encre que je mets en relief la communauté, en traitant les portraits l’un après l’autre. L’encre constitue le liant entre les différents croquis en uniformisant les visages, par l’intervention de ce médium et par les couleurs communes (les noirs, les gris et les blancs). Je travaille à main levée lorsque je dessine et que je peins car je veux laisser la place à ce qui pourrait être de l’ordre de l’imprévu, du non contrôlé. Le dessin résultant est plus intériorisé, plus personnel et singulier. Il devient plus sensible pour moi. On voit toute l’exécution du portrait et en quelque sorte, le portrait en train de se faire. Au début, lors de la création de mes premiers portraits, j’avais essayé de peindre à l’aide de projections de photographies sur acétate mais cela ne m’a pas permis de créer comme je l’aurais voulu. On utilise un transparent et, à l’aide d’un rétroprojecteur, on projette la photographie au mur pour dessiner le croquis préparatoire sur la toile ou le support approprié. J’ai expérimenté cette pratique et cette technique qui peuvent vraiment aider à réaliser un tableau. On peut placer sur la toile les formes et les nuances avec exactitude. Cependant, cette manière de faire ne s’est pas vraiment adaptée à l’idée de l’expressionnisme et de la sensation personnelle – vis-à-vis d’un modèle vivant- qui était de mise et primordiale dans
les constructions de mes portraits, même si avec cette technique, ces deux composantes de
mon travail ne sont pas totalement absentes. L’animation image par image est un domaine qui m’attire beaucoup également. Je mets mon dessin en exergue dans une continuité narrative. Cela demande beaucoup de travail mais ce domaine peut donner lieu à des hasards et des imprévus. Je veux évoquer le côté brut du dessin afin qu’il crée une narration, une suite. Le dessin travaillé directement sur la pellicule, les images de dessins bruts mis bout à bout ensemble ou encore des dessins filmés me semblent très intéressants car ils détiennent une grande part d’expressivité première. Il existe un grand nombre de procédés afin de créer grâce à l’animation mais c’est la méthode de création mettant en scène une narration avec des dessins réalisés à la main qui me semble vraiment importante pour moi, celle où je me retrouve. Cela ouvre la voie à de nombreuses expérimentations et m’intéresse. Il y a une grande influence de ce domaine des arts qui se retrouve dans l’idée de la narration graphique. Le film de dessins animés que j’ai réalisé pour l’exposition reprend tous ces éléments d’intérêts personnels. Ce film a la vocation, dans le cadre de l’exposition, d’aider le visiteur à interpréter l’œuvre en terme de sa poïétique, en décrivant son processus de création.
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Table des matières
Résumé
Remerciements
Liste des figures
INTRODUCTION
CHAPITRE I: S’APPROCHER DE L’AUTRE
1.1 LA RENCONTRE INTERCULTURELLE
1.1.1 L’approche
1.1.2 La volonté de rencontre
1.1.3 Correspondances
1.2 ÉTHIQUE ET PORTRAITURE
1.2.1 Vision éthique du visage
1.2.2 Avec les Autochtones
1.2.3 Avec les immigrants
1.3 PHYSIOGNOMONIE ET PRISE DE POSITION
1.3.1 Interprétations du visage
1.3.2 Le visage «miroir de l’âme» 39
CHAPITRE II : LA NARRATION GRAPHIQUE
2.1 LE GESTE ET LA CRÉATION
2.1.1 Dessin, Visage et bande dessinée
2.1.2 Encre et sensation
2.1.3 Le brut et l’imprévu
2.2 COMMUNAUTÉS ET ENSEMBLES
2.2.1 Le temps du dessin : le temps de la Rencontre
2.2.2 Cadrage et portraits
2.2.3 Collectivité et papier
2.3 LE VISIBLE PEINT ET CHOIX PLASTIQUES
2.3.1 Le noir et blanc
2.3.2 Partir du réel
CHAPITRE III IMAGES DE LA RENCONTRE
3.1 DES ENSEMBLES DE VÉCUS ET DE VISAGES
3.1.1 Le regroupement
3.1.2 Transmettre un moment créatif
3.1.3 Unicité et multiplicité visuelle
3.2 SURFACES A EXPLORER: LE CONCEPT D’EXPOSITION
3.2.1 Dessin et visible
3.2.2 Surfaces et espaces
CONCLUSION
Annexe : vues de l’exposition Allégories de la Rencontre
Bibliographie
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