Des enquêtes qualitatives auprès d’agriculteurs⸱trices en France et en Belgique

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L’agriculture intensive, facteur d’érosion de la biodiversité à l’échelle mondiale

Le constat du rôle de l’agriculture sur l’érosion de la biodiversité est aujourd’hui partagé au niveau mondial, à cause de l’étendue des espaces concernés et de l’intensification des pratiques, à travers la mécanisation, l’utilisation de la chimie agricole et le recours intensif à la technologie, la simplification des systèmes de production, l’industrialisation de la production alimentaire (Donald et al., 2001 ; Pereira et al., 2012 ; Newbold et al., 2015 ; Díaz et al., 2019).
D’après l’IPBES (Merino et al., 2019), l’agriculture est un des principaux moteurs du changement de l’utilisation des terres à l’échelle mondiale. En effet, les auteur e s du rapport rappellent que plus d’un tiers des terres émergées de la planète et près des trois quarts des ressources en eau douce sont consacrés à la production végétale ou animale. Au total, la production végétale est pratiquée sur environ 12 % de la superficie totale des terres libres de glace ; le pâturage est pratiqué sur environ 25 % des terres libres de glace et sur environ 70 % des terres arides. Près de 25 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du défrichement, de la production végétale et de la fertilisation, les aliments d’origine animale y contribuant pour 75 %. A l’échelle mondiale, 70 à 90 % des prélèvements dans les rivières, les lacs et les aquifères et 25 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent du défrichement, de la production de cultures et de la fertilisation (Burney et al., 2010).
D’après les auteur e s du rapport de l’IPBES, toutes les formes d’agriculture ne contribuent pas de manière équivalente aux dégradations environnementales. C’est en effet l’agriculture intensive qui est principalement pointée du doigt : l’intensification de l’agriculture a augmenté dans le monde durant la seconde moitié du 20ème siècle, avec des résultats sociaux et écologiques mitigés. Selon les auteur e s, l’agriculture intensive a fait augmenter la production alimentaire au détriment des contributions régulatrices et non matérielles de la nature. A titre d’exemple, les auteur e s rappellent que l’agriculture intensive dans le monde a contribué à doubler les prélèvements d’eau et l’utilisation de pesticides, à tripler l’utilisation d’engrais, à multiplier par 10 la densité des poulets élevés et à augmenter de 20% celle du bétail. A titre d’exemple, en France, les ventes de produits phytosanitaires4 pour usage agricole ont augmenté de 25% entre la période 2009-2011 et la période 2016-20185. A l’échelle mondiale, entre 1985 et 2005, la production végétale a augmenté de 47 % et les rendements de 28 %, tandis que les terres cultivées et les pâturages ont augmenté de 3 %, principalement dans les tropiques (Foley et al., 2011 ; Poore and Nemecek, 2018). Par ailleurs, une étude faite à partir de 60 fermes a révélé que l’intensification agricole conduisait rarement à des résultats socio-écologiques gagnants, souvent en augmentant les services d’alimentation ou d’approvisionnement avec des résultats mitigés pour la régulation des services, qui soutiennent la productivité à long terme, et le bien-être général (Rasmussen et al., 2018).
En revanche, d’après les auteur e s du rapport de l’IPBES, des systèmes agro-silvo-pastoraux variés permettent de maintenir la biodiversité, de réduire la dégradation de la nature et de fournir un large éventail de contributions matérielles, régulatrices et non matérielles (Altieri et al., 2012 ; Balvanera et al., 2014 ; Kanter et al., 2018). Les auteur e s du rapport estiment que les petites fermes6 (moins de deux hectares) représentent environ 30 % de la production végétale mondiale et 30 % de l’approvisionnement alimentaire mondial en termes caloriques, sachant qu’elles occupent environ un quart des terres agricoles et, ils elles soulignent que les petites fermes aident généralement à conserver une riche biodiversité (Ricciardi et al., 2018), et qu’elles jouent également un rôle clé dans le maintien de la diversité génétique des espèces gérées. D’autre part, les auteur e s soulignent que l’agriculture biologique s’est également développée rapidement au cours des dernières décennies, y compris dans des systèmes à plus grande échelle, et peut permettre d’utiliser moins d’intrants non agricoles et, moins d’intrants dans la lutte contre les parasites. En 2006, ces pratiques couvraient plus de 31 millions d’hectares dans 120 pays (Alexandratos, 2012). En France en 2018, les surfaces certifiées et en conversion agriculture biologique représentent 7.5% de la surface agricole utile, alors qu’elles ne représentaient que 0.5% en 19957 . Avec des résultats variables, les auteur e s soulignent que ces initiatives peuvent améliorer la biodiversité, la qualité des sols et de l’eau, ainsi que la valeur nutritionnelle des aliments produits, même si elles ne permettent pas toujours d’obtenir des rendements plus élevés et des prix à la consommation plus bas par rapport à la monoculture à grande échelle (Seufert and Ramankutty, 2017).

Le déploiement de l’agriculture intensive en Europe : rendement, performance, et maîtrise de la nature

Au cours du 20ème siècle, l’agriculture en Europe de l’Ouest s’est profondément transformée. Un processus de modernisation systémique a transformé le métier d’agriculteur trice et les types de relations et d’interactions avec la nature dans ces espaces. Ma thèse prend place dans le contexte d’héritages de ces transformations qui ont profondément modifié les paysages ruraux, les techniques agricoles, mais aussi plus largement les circuits de production, de distribution et de consommation. Il est donc important de présenter ces transformations qui ont opéré au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Care et agriculture

Des études récentes ont exploré le care dans différents contextes agricoles (Curry, 2002 ; Herman, 2015 ; Bellacasa, 2017), en particulier l’élevage (Mol et al., 2010 ; Linn, 2019 ; Donati, 2019), ainsi que des formes spécifiques d’agriculture comme l’agriculture urbaine (Pitt, 2018) et l’agriculture familiale (Guétat-Bernard, 2017). Dans ces études, la prise en charge de ce qui est identifié comme étant de la vulnérabilité indique que les engagements pratiques ne peuvent être réalisés que par une compréhension située et expérientielle des situations (Mol, 2008 ; Krzywoszynska, 2016).
Anna Krzywoszynska (2016) part ainsi de l’idée selon laquelle la plupart des travaux sur les savoirs en agriculture explore la dimension interpersonnelle du savoir et de la production de connaissances (avec des cadres théoriques tels que les communautés de pratiques ou les systèmes de savoirs) et qu’ils ont montré que les agriculteurs trices utilisaient une diversité de types de savoirs différents, notamment des savoirs expérientiels, c’est-à-dire des savoirs qui ne sont pas dits, mais qui proviennent d’une direction de l’attention sur les processus qui se font (Ingold, 2000), c’est-à-dire sur des actions concrètes. D’après la chercheuse, il manque toutefois des études sur les manières et les processus grâce auxquels ces savoirs expérientiels s’acquièrent. L’auto-ethnographie qu’elle conduit dans une coopérative viticole biologique italienne vise à répondre à cela. Dans son étude, elle revient sur le rôle central des perceptions et des sens dans le processus d’apprentissage, au sein des processus d’acquisition de compétences, en s’appuyant notamment sur les travaux de Tim Ingold (2013) sur les perceptions et la façon dont elles contribuent à façonner des connaissances sur les milieux. L’anthropologue Tim Ingold (2013) insiste en effet dans ses travaux sur l’importance des connaissances directes issues des environnements, via les activités quotidiennes. Selon lui, ces connaissances se distinguent des connaissances formelles et institutionnelles, transmises hors du contexte de leur application pratique. Les connaissances directes s’appuient au contraire sur « une façon de sentir qui est constituée par les capacités, les sensibilités et les orientations qui se sont développées à travers une longue expérience de vie dans un environnement particulier » (Ingold, 2013 : 49). Exercer ses sens et ses perceptions permet donc d’acquérir des connaissances sur les milieux. A partir des travaux de Gibson (1972), Ingold définit l’activité perceptuelle comme l’ensemble des opérations effectuées par l’esprit à partir des données fournies par les sens. Il définit la perception comme processus d’action (« nous percevons le monde au cours de nos actions et parce que nous y agissons », Ingold, 2013 : 188). Pour Tim Ingold, ce processus d’action ne cesse de se poursuivre à travers le temps, et ainsi, l’attention s’éduque, en lien avec le déploiement de techniques spécifiques : « C’est en agissant dans le monde que le praticien le connaît, l’acquisition d’un savoir environnemental est donc indissociable de la pratique productive. Les aptitudes perceptuelles et les aptitudes techniques sont donc les deux faces d’une même médaille » (Ingold, 2013 : 199). Dans cette perspective, Anna Krzywoszynska souligne que la perception en tant que telle ne fait pas tout dans l’acquisition de compétences. Selon l’auteure, il est aussi important d’apprendre à être attentif ve, à savoir décrypter l’environnement. Devenir attentif ve est donc une compétence qu’il faudrait entraîner. Anna Krzywoszynska met par ailleurs en évidence dans son travail les liens entre les caractéristiques de l’acquisition de compétences et ce qui est nécessaire pour la réalisation du travail de care : dans les deux cas il s’agit de devenir conscient e de l’environnement agricole, de porter attention aux changements et de développer la capacité d’intervenir de manière appropriée au bon moment. Dans le care il ne s’agit pas de faire des choix neutres, froids, rationnels (Mol 2008). Le care, en contexte agricole, requiert donc attention et réactivité vis-à-vis de circonstances changeantes. En se concentrant sur les relations des viticulteurs trices avec la vigne, Krzywoszynska (2016) a montré comment de nombreux soins en interaction, inhérents à la culture de la vigne, sont mis en œuvre lors de différents travaux de la vigne, comme la taille par exemple. Plus précisément, l’auteure a décrit comment les viticulteurs trices se concentrent sur les besoins de la vigne et de la coopérative viticole dans laquelle ils elles travaillent, et agissent afin de satisfaire ces besoins. Elle a nommé ce type de care des « cares locaux » et les a définis comme un modèle d’actions attentionnées « pratiquées avec un adaptation flexible typique et une acceptation de l’incertitude » (Krzywoszynska, 2016 :303). L’auteure appelle à la reconnaissance de l’expertise des agriculteurs trices pour s’adapter et être attentif ve à l’environnement direct, par l’observation. Son étude montre que la théorie du care peut contribuer à explorer les relations entre les agriculteurs trices et les plantes basées sur l’attention, qui conduisent à adopter des pratiques agricoles plus souples, en fonction des besoins existants à différentes échelles d’une ferme (parcelles, ou gestion de l’ensemble de la ferme).
L’attention, et plus particulièrement les transformations des modalités de l’attention et du soin porté au vivant en contexte agricole, sont aussi au cœur des travaux récents de la philosophe Maria Puig De La Bellacasa (2017). Cette dernière a notamment travaillé sur les relations des agriculteurs trices aux sols dans le cadre de l’agriculture intensive moderne, et elle s’est interrogée sur les manières dont ces relations pouvaient se transformer. Dans son ouvrage paru en 2017, la chercheuse décrit comment le paradigme productiviste en agriculture met en forme certains types de relations d’attention et de soin (care) des agriculteurs trices vis-à-vis des sols. Elle met en lumière le fait que, dans l’agriculture moderne basée sur la maximisation des rendements, les sols sont envisagés essentiellement comme des outils et des supports pour les productions humaines, c’est à dire comme des objets. Dans cette relation instrumentale entre les humains et les sols, Bellacasa écrit que le care existe quand même, mais selon une conception utilitariste, dans laquelle les sols usagés doivent être renvoyés sans cesse au travail grâce à des techniques d’ingénierie des sols et des conduites managériales des tâches, afin d’augmenter leur efficacité pour qu’ils soient productifs. Toutefois, d’après l’auteure, d’autres types de relations aux sols peuvent exister en agriculture. Les sols peuvent faire l’objet d’attention et de souci non seulement pour ce qu’ils apportent aux humains, mais aussi, plus largement, pour la survie de ce qu’elle appelle des communautés des sols, c’est-à-dire des communautés élargies où humains et sols sont liés. Ces catégories rappellent la distinction opérée par Bruno Latour (1995, 2004) entre des collectifs dits écologiques et des collectifs modernes. Les collectifs écologiques sont définis par l’auteur comme des collectifs fondés sur la coopération entre les associations d’êtres qui les composent, non-humains inclus, tandis que les collectifs modernes sont fondées sur la séparation entre les associations d’êtres qui les composent et sur l’exclusion des non-humains. D’après Maria Puig De La Bellacasa (2017), le type de relation de care pour les sols qui est caractéristique de communautés élargies (les communautés fondées autour des sols, en les incluant, et non pas en les considérant uniquement comme des supports) est plus fondé sur l’attention que le premier mode de care, utilitariste. Dans cette nouvelle conception des relations entre humains et sols, les humains font partie de la communauté des sols, et ils en prennent soin. Bellacasa nomme ce type de relation immersed ecological care, un care écologique, sensible, situé (ma traduction). D’après la chercheuse, c’est par le développement d’engagements affectifs et sensibles avec les sols, et donc, in fine, par la pratique et les relations concrètes engageant le corps et les sens, que se transforment des relations existantes de soin, et que sont rendues possibles des modalités de care écologiques situées.
Ces travaux indiquent comment l’éthique du care peut contribuer à caractériser certaines relations à la nature qui ne soient pas fondées uniquement sur le contrôle ou la séparation avec des éléments de nature, et comment ces relations se traduisent en pratiques concrètes. Grâce aux récits auxquels elles peuvent recourir, à l’attention portée à des savoirs situés et sensibles, les études en agriculture à partir du care peuvent ainsi détailler et caractériser comment certain e s agriculteurs trices peuvent transformer l’attention portée aux non-humains et comment ils elles transforment leurs pratiques à leur égard. Ce type d’approche pourrait ainsi contribuer à une meilleure compréhension de la manière dont les changements d’attitudes et de pratiques des agriculteurs trices à l’égard du monde vivant opèrent à différentes échelles (ferme, parcelles, bords de parcelles) et comment s’inventent de nouveaux types de collectifs entre humains et non-humains, fondés sur l’attention à différentes formes de vulnérabilités.

Problématique : quelle place pour l’attention et le care en agriculture ?

Vers de nouvelles relations entre agriculteurs trices et la nature ?

En lien avec le tournant modernisateur en agriculture, le débat public présente souvent les  agriculteurs trices comme préoccupé e s avant tout par des enjeux économiques (Burton, 2004; Burton et Wilson 2006). Pour autant, les agriculteurs trices demeurent en lien avec la biodiversité sur leurs fermes. D’une part car, même dans le cadre de l’agriculture intensive, les agriculteurs trices demeurent en lien avec certaines espèces animales et végétales sur leurs fermes, quand bien même ces contacts sont médiés par la mécanisation et l’usage de la chimie, et que les espèces avec lesquelles ils elles interagissent sont souvent (et de plus en plus) sélectionnées et stabilisées sur le plan génétique, et, in fine, sont contrôlées (Stuart, 2008). D’autre part, car les types de relations existantes en contexte agricole ne se limitent pas nécessairement à ces relations modernes.
Ploeg et al. (2014) distinguent ainsi la repaysannisation et l’industrialisation de l’agriculture, deux processus à l’œuvre aujourd’hui selon eux dans les espaces agricoles. D’après ces auteurs, en effet, l’agriculture de type entrepreneurial, issue de l’industrialisation de l’agriculture, s’appuie sur des capitaux financiers et industriels (crédit, moyens de production industriels et technologies). Elle repose sur des productions hautement spécialisées orientées totalement vers les marchés, desquels les agriculteurs trices sont très dépendant e s (là où les paysans et les paysannes essaient de maintenir une distance entre leurs pratiques agricoles et ces marchés). Elle est le fruit de programmes de modernisation de l’agriculture instaurés par les pouvoirs publics. A l’inverse, les auteurs mettent en avant que l’agriculture paysanne se développe de nouveau dans les paysages agricoles européens. Elle repose sur une utilisation soutenue du capital écologique et se caractérise par des fonctions élargies, non limitées au rôle productif. Les auteurs synthétisent les différences entre les pratiques paysannes et entrepreneuriales. Ils mobilisent notamment la notion de relations de coproduction, qui regroupe des interactions aux multiples facettes et en constante évolution entre les humains et la nature. D’après les auteurs, l’utilisation, l’entretien et le déploiement continu du capital écologique sont essentiels dans la coproduction. Les ressources qui constituent ce capital sont constamment transformées et améliorées grâce à la coproduction, qui est au centre des pratiques agricoles paysannes. A l’inverse, l’agriculture entrepreneuriale repose sur un processus d’artificialisation. Bien que la nature demeure un ingrédient incontournable (elle fournit les matières premières requises), le développement selon l’agriculture entrepreneuriale s’attache à en réduire toujours plus la présence. La raison en serait que la nature est trop capricieuse : elle exclut toute standardisation du processus de travail et empêche donc d’accélérer l’augmentation d’échelle. Elle limite (ou retarde) la hausse de la productivité. C’est pourquoi la présence de la nature au sein de la production agricole est réduite et ce qu’il en reste est reconstruit au moyen d’un processus global d’artificialisation. Ce dernier prend différentes formes : le fumier de bonne qualité est remplacé par des engrais chimiques ; l’herbe, le foin et l’ensilage, par des concentrés industriels ; le soin apporté aux animaux, par le recours à la médecine préventive ; les terres fertiles et saines, par des substrats artificiels ; la lumière du soleil, par la lumière artificielle ; le travail, par l’automatisation ; le savoir-faire, par l’informatisation ; le désherbage manuel, par les herbicides.
Les agriculteurs trices sont donc en contact quotidien avec des éléments de nature, et les relations qu’ils elles tissent avec eux sont multiples et ne sont pas univoques. Ces relations tendent aussi à se modifier. En effet, dans le contexte des crises environnementales et sanitaires, il est demandé de plus en plus aux agriculteurs trices de protéger la biodiversité et de prendre en compte les enjeux environnementaux dans leurs itinéraires techniques (Barbier et Goulet, 2013 ; McGuire et al., 2013).
Dans le contexte général d’un intérêt grandissant pour les relations entre les humains et la nature et la mise en évidence de l’existence de valeurs relationnelles à l’égard du vivant, j’ai choisi de porter mon attention, dans cette thèse, sur les transformations des relations entre les agriculteurs trices et les vivants non-humains ainsi que les sols. J’ai choisi de placer mon travail dans le cadre d’une agriculture dite marchande, c’est à dire un type d’agriculture qui est intégré à l’économie et dont la production vise essentiellement à être vendue, soit pour la consommation humaine, soit pour l’alimentation animale, soit pour l’industrie (Scheromm et al. 2014). Ce type d’agriculture se distingue de l’agriculture réalisée à des fins thérapeutiques ou à des fins de loisirs, qui ne comporte pas nécessairement d’objectifs de production, et qui valorise particulièrement des fonctions récréative et sociale. J’ai aussi choisi de m’intéresser spécifiquement aux relations aux plantes, moins étudiées dans la littérature que les relations aux animaux d’élevage. Les relations avec les plantes sont des relations silencieuses, difficiles à saisir, qui intéressent toutefois de plus en plus de chercheurs ses. L’anthropologue Natasha Myers qualifie ainsi de plant turn la reconsidération en cours des plantes dans le monde académique (Myers, 2015). Ma thèse se situe donc dans ce contexte. En France, des travaux récents ont ainsi émergé sur les relations des agriculteurs trices à la nature, et en particulier aux plantes. L’ethnologue Aurélie Javelle a ainsi étudié dans sa thèse les perceptions de la biodiversité par des agriculteurs trices sur une zone atelier dans le nord-est de la Bretagne (Javelle, 2007). Elle s’est intéressée en particulier aux rapports des exploitant e s aux bandes enherbées et aux arbres d’émonde, qui constituent deux éléments paysagers visant la résilience de la qualité écologique des cours d’eau et du bocage. Plus récemment, Kazic Dusan (2018; 2019) a consacré sa réflexion aux relations sensibles que les agriculteurs trices ont avec les plantes qu’ils elles cultivent. Selon lui, l’épistémologie moderne a contribué à réduire la plante à un seul mode d’être, à savoir à un être uniquement productif. Or, sa recherche a montré que les agriculteurs trices étaient pris e s dans de multiples relations avec elles : ils elles instaurent à leur manière d’autres modes d’existence des plantes où elles sont pour eux elles tout à la fois « des êtres intelligents, des êtres d’accompagnement, des êtres de travail, des êtres de confidence, des êtres de communication » (Dusan, 2018 :50).

Objectifs de la thèse

Dans la continuité de ces travaux et de la perspective du care, cette thèse vise à identifier, dans différents contextes productifs, et en particulier dans des espaces agricoles a priori intensifs, si des pratiques de care à l’égard de la nature peuvent se manifester, et quelles formes elles peuvent prendre. Pour le dire autrement, j’étudie comment, dans des relations productives, c’est-à-dire des relations orientées vers un objectif de production marchande, les agriculteurs trices peuvent exprimer des formes d’attention à différents types de vulnérabilité (des plantes cultivées, des paysages…) et comment ces manières de porter attention à la vulnérabilité du vivant et des écosystèmes se traduisent dans des pratiques concrètes, qui potentiellement évoluent. Ici, je fais l’hypothèse que dans le cadre de l’agriculture marchande, et dans des paysages dominés par des modes de culture intensifs, les relations à la nature des agriculteurs trices, et particulièrement leurs relations aux plantes, se définissent par une tension entre des relations productives et économiques (Burton et Wilson 2006) caractérisées par le contrôle des espèces (Stuart 2008) ainsi que la réduction de la nature et l’artificialisation (Ploeg et al., 2014), et aussi par le souci de prendre soin des plantes et par l’attention aux mécanismes écologiques, et notamment les interactions entre espèces (Krzywoszynska 2016; Bellacasa 2017). Je me demande à la fois ce qui caractérise ces pratiques relevant d’un souci pour la nature, et sur quoi repose leur émergence. D’une part, la thèse vise à repérer et à caractériser des attitudes et des pratiques de care en agriculture : quelles formes peuvent-elles prendre dans le temps et quelle est la place des perceptions et des savoirs expérientiels dans leur déploiement? D’autre part, la thèse veut mettre en évidence des moyens d’action et certains types d’initiatives, individuelles ou collectives, qui peuvent favoriser la prise en charge et l’appropriation de certaines pratiques d’attention à la vulnérabilité de la nature et à l’interaction entre espèces.
Ces problèmes se déclinent ainsi en sous-questions :
1. Quels types de relations à la nature coexistent dans le cadre de l’agriculture marchande, et est-ce que parmi elles figurent des relations relevant d’une attention portée à la vulnérabilité de la nature et aux interactions entre espèces (Tronto 1993 ; Laugier 2012) ?
2. Est-ce que les pratiques des agriculteurs trices se transforment, et avec elles, leurs relations à la nature (Bellacasa 2017)?
3. Comment des relations fondées sur une attention portée aux mécanismes naturels, et sur la coopération entre espèces, s’apprennent ?
a. Quelle est la place des perceptions dans les apprentissages (Ingold 2013 ; Krzywoszynska 2016 ; Bellacasa 2017) ?
b. Comment les réseaux professionnels du monde agricole contribuent à l’écologisation des pratiques et des relations à la nature (Compagnone and Hellec, 2015 ; Šūmane et al., 2018)?

Une thèse en géographie de l’environnement

De manière générale, mon travail s’inscrit dans la continuité de ce que la géographe Sarah Whatmore (2006) décrit comme le retour matérialiste en géographie, et qui se caractérise par une attention portée aux pratiques concrètes, un focus sur les affects, une enquête sur les autres qu’humains et leurs relations avec les humains, et une attention à la fabrication des savoirs. Il s’inscrit aussi dans le contexte du retour de la nature dans les études rurales depuis les années 1990, tel qu’il a été décrit par Noel Castree et Bruce Braun (Castree et Braun, 2006). Pour ces auteurs en effet, la nature était marginalisée dans les études rurales d’après Seconde Guerre mondiale. Pour montrer cela, ils s’appuient sur une synthèse de littérature faire par Paul Cloke (1997), qui met en évidence l’existence d’un mouvement récent revendiquant la nature comme contenu légitime des études rurales, prenant notamment la forme d’un focus sur la nature en lien avec les dégradations environnementales et la perte de biodiversité. Ma thèse prend place initialement dans le champ de la géographie française de l’environnement et se fonde particulièrement sur des concepts et des approches provenant principalement de la philosophie féministe et pragmatiste (Hache, 2011 ; Laugier, 2012).
La géographie étudie depuis longtemps les modifications anthropiques de la nature (Marsh, 1864 ; Reclus, 1866 ; Reclus, 1869). En France, la géographie de l’environnement est un champ qui émerge courant 20ème siècle, mais qui, comme l’écrivent certains auteurs, reste longtemps étranger au problème écologique, en dépit de l’aggravation des enjeux environnementaux (en particulier l’érosion de la biodiversité) et du développement de la biologie de la conservation et plus largement des sciences de la conservation (Chartier and Rodary, 2007 ; Mathevet, 2015). Plus récemment, dans le contexte de tournants épistémologiques connus au sein des sciences sociales autour de l’attention portée aux pratiques et aux affects (practice turn et tournant émotionnel ; Whatmore, 2006 ; Cadman, 2009), le champ de la géographie de l’environnement anglo-saxonne s’est renouvelé autour de différents courants, telle que la géographie plus que représentationnelle, et la géographie plus qu’humaine (more than human geography).
La géographie plus que représentationnelle s’intéresse aux pratiques d’acteurs, en particulier les pratiques de la vie quotidienne, avec une dimension non cognitive. Elle vise ainsi à présenter le monde par les pratiques existantes, et non pas à le représenter ou à l’expliquer via l’étude des représentations, partant du constat que les représentations sont utiles et importantes à étudier en sciences sociales, mais qu’elles ne disent pas tout du monde (Lorimer, 2005). Dans la même veine non-représentationnelle, la géographie plus qu’humaine s’est développée dans le but de porter attention aux pratiques dans le cadre de collectifs élargis, incluant des humains et aussi des vivants non-humains (Braun, 2005; Whatmore, 2006 ; Pitt, 2018).
Avec l’influence de ces courants, des travaux récents de géographes français sur l’agriculture et l’environnement ont ainsi émergé. Christophe Soulard (2005) a ainsi pu formuler des propositions pour une géographie des pratiques, qui viserait à identifier et confronter les catégories spatiales et temporelles que les acteurs mobilisent pour formuler et résoudre le problème de la pollution des eaux, à partir de l’étude de l’ajustement des pratiques de fertilisation azotée à l’échelle de bassins versants. Plus récemment, Pierre-Emmanuel Jasnot (2019) a étudié dans sa thèse les formes prises par la transition agroécologique en Île-de-France à partir de récits de vie d’agriculteurs trices francilien nes. Il a identifié trois grands types de trajectoires poreuses entre elles et cherchant à combiner amélioration financière des fermes et prise en compte de l’environnement : agriculture de conservation, agriculture biologique et réduction d’intrants.
Outre l’influence de ces renouveaux théoriques et épistémologiques, ma recherche se nourrit de différents courants pragmatistes en sciences sociales. Plus que la revendication d’une claire appartenance au champ de la more than human geography anglo-saxonne, mon approche s’appuie surtout sur l’apport théorique du care, présenté plus haut, ainsi que sur l’approche pragmatiste. Ma démarche scientifique s’inspire en effet de l’approche pragmatiste proposée en outre par la philosophe Emilie Hache (Hache, 2011), qui entend étudier comment les relations entre humains et non-humains s’écologisent, au sens où s’instaurent des relations concrètes et nouvelles incluant les non-humains, au sein de communautés nouvelles (Latour, 1995). Emilie Hache met en effet en évidence une responsabilité écologique pragmatique au sens de William James (1907) et John Dewey (1927) pour qui la philosophie pragmatiste est un art des conséquences qui s’intéresse aux effets que ses propositions induisent pour en vérifier la véracité. Le pragmatisme est aussi « une pensée de l’expérience, du monde en train de se faire et une méthode pour l’accompagner » où il s’agit de « décrire au mieux des situations morales existantes ou en train de se faire » (Hache, 2011 :13), c’est-à-dire dire ce que font les acteurs, et non ce qu’ils devraient faire. L’approche que cette chercheuse revendique est celle de l’étude et de l’analyse des nouvelles façons de faire et de se relier avec la nature prenant en compte les associations d’êtres composant des collectifs, sans les séparer. La question qu’elle se pose et que posent les acteurs qu’elle étudie est la suivante : comment bien traiter les êtres qui sont autour de nous, c’est-à-dire non seulement comme des moyens (i.e. comme des objets) mais aussi comme des fins en soi (i.e. valeur absolue, intrinsèque). L’enjeu n’est pas d’opposer les deux, mais d’engager une définition de la morale en termes de relation entre des êtres.
Dans cette perspective, elle défend une démarche philosophique qui s’inspire des courants de sociologie morale et politique pragmatistes dans lesquels les sociologues apprennent des acteurs et cherchent à apprendre des personnes qu’ils elles étudient, et à dire ce qu’elles font. Ainsi pour Emilie Hache, le philosophe moral se doit d’expliquer et de décrire les relations morales en mettant des mots sur ces relations. Elle entend alors problématiser les réponses morales auxquelles elle s’intéresse comme relevant d’une pratique morale. Elle montre notamment comment ces réponses morales font cohabiter différents points de vue et se fondent sur des compromis. Ces compromis sont le signe que les acteurs ne cherchent pas à supprimer l’ambiguïté des leurs relations avec des non-humains. Pour elle, ces éléments sont constitutifs de la pratique d’une morale écologique. Pour illustrer cela, Emilie Hache prend pour exemple les relations qui se tissent entre humains et animaux d’élevage dans le cadre de l’élevage extensif, qu’elle présente comme une position morale se posant contre l’élevage intensif et comme une alternative au végétarisme, qui pose de ne plus manger d’animaux. Elle s’appuie pour cela sur les travaux de Jocelyne Porcher et de Vinciane Despret (Porcher, 2002 ; Porcher, 2003b ; Despret and Porcher, 2007). Elle décrit la relation aux animaux d’élevage comme une relation de travail fondée à l’origine sur un échange de nourriture, de soin et de protection à l’attention des animaux contre le travail qu’ils fournissent. Il y a compromis moral dans cette relation qui donne la priorité à la relation d’élevage et qui doit assumer le fait de tuer les animaux, ultimement. L’ambiguïté de la relation avec les animaux n’est donc, dans ce cas, pas supprimée. Plus largement, l’objectif de la philosophie pragmatiste n’est pas de construire une éthique convenant à tous et toutes. Ce qu’elle vise, c’est faire « prendre conscience de la multiplicité des demandes morales que ce cosmos ou plutôt ces cosmos entraînent et de la complexité de les faire exister » (Hache, 2011 : 217). Cette démarche est proche de celle revendiquée par les chercheuses des éthiques du care.

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Table des matières

INTRODUCTION
PARTIE I. ETUDIER LES RELATIONS A LA NATURE EN AGRICULTURE A TRAVERS LE CARE 
Chapitre 1. Les relations à la nature sous l’angle du care : Le cas de l’agriculture
Chapitre 2. Des enquêtes qualitatives auprès d’agriculteurs⸱trices en France et en Belgique .
PARTIE II. RESULTATS DE LA THESE : CARE ET ECOLOGISATION DES PRATIQUES AGRICOLES
Chapitre 3. Cultiver les plantes : produire en prenant soin
Chapitre 4. Écologiser les pratiques et les relations à la nature
Chapitre 5. Apprendre à observer la nature
Chapitre 6. Des réseaux qui (s’)écologisent ?
DISCUSSION GENERALE
Bibliographie

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