La volonté de représenter le « Drame de l’Âme »
A présent, intéressons-nous à la préface de L’Homme qui rit, rédigée en 1869 à Hauteville House. C’est en des termes encore plus laconiques que Hugo nous dévoile son projet initial, puisque sa préface se compose de deux paragraphes, eux-mêmes constitués de quelques lignes seulement. De l’Angleterre tout est grand, même ce qui n’est pas bon, même l’oligarchie. Le patriciat anglais, c’est le patriciat, dans le sens absolu du mot. Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace.
Disons-le, cette féodalité a été utile à ses heures. C’est en Angleterre que ce phénomène, la Seigneurie, veut être étudié, de même que c’est en France qu’il faut étudier ce phénomène, la Royauté.
Le vrai titre de ce livre serait l’Aristocratie. Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Et ces deux livres, s’il est donné à l’auteur d’achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatre-vingt-treize.
Ainsi, de même que Longus, Hugo nous renseigne sur l’essence de son roman en portant à notre connaissance le lieu de l’action (l’Angleterre) et également le sujet auquel il souhaite s’intéresser : la haute sphère du peuple anglais. Il justifie d’ailleurs son choix : pour étudier l’aristocratie, l’Angleterre s’impose d’elle-même, selon lui. Aucun point commun donc avec les Pastorales ; pas d’histoire d’amour ni de décor bucolique à l’horizon. Le ton, de même que le sujet traité par Hugo, est sérieux, grave, à mille lieues de l’univers enchanteur de Longus. Le deuxième paragraphe nous révèle un élément important : L’Homme qui rit a été pensé comme le premier roman d’une série de trois aux titres plutôt évocateurs quant à leur portée politique, ce qui représente une nouvelle fois un écart énorme avec Longus, dont la politique n’est absolument pas le propos. Une telle préface ne semble pas servir notre sujet, et les choses empirent lorsque nous étudions les projets de préface et les notes préparatoires à l’écriture de L’Homme qui rit.
Le rétablissement du réel
Nous voulons ici avertir notre lecteur ; cette partie, puisqu’elle traite le passage d’un univers à un autre, se concentrera plus particulièrement sur L’Homme qui rit. Toutefois nous pourrons avoir recours aux Pastorales, lorsque ce sera utile.
Dans les personnages
Malgré tous les échos de Longus que nous pouvons percevoir dans L’Homme qui rit, nous avons affaire à deux œuvres aux univers diamétralement opposés, ainsi que nous l’avons précédemment évoqué. La façon de Hugo de rétablir le réel à l’intérieur de son œuvre, notamment dans ses personnages, est ce qui lui permet de creuser un écart énorme avec les Pastorales, et ainsi de s’en démarquer. En effet, nous avons mentionné plus tôt l’extrême innocence – voire la naïveté – de Daphnis et de Chloé, qui les empêche d’assouvir leur désir sexuel et de se délivrer de leur mal. Une telle ignorance est absolument improbable puisqu’à aucun moment l’instinct naturel des êtres humains n’est pris en compte. L’Homme qui rit confère cette innocence à la seule Dea, mais contrairement à l’innocence de Daphnis et de Chloé, celle de Dea demeure crédible car elle est très jeune – seize ans à peine – et elle est aveugle, ce qui la coupe du monde extérieur. D’ailleurs, contrairement à ce que le film réalisé par Jean-Pierre Améris150 voudrait nous faire croire, Dea n’a aucun contact à l’extérieur de la Green-Box, et encore moins un prétendant. Cela tend évidemment à préserver son innocence, qui est alors crédible à nos yeux. Gwynplaine, nous l’avons vu, en tant que sujet au « Drame de l’Âme » ‒ lutte intérieure qui ne se limite pas à ce seul combat ‒ est conscient de l’éveil de son désir sexuel, et honteux ne serait-ce qu’à l’idée d’y songer avec Dea. C’est la déification qu’il fait lui-même de Dea (au nom évocateur) qui l’en empêche et qui le pousse à s’imaginer dans les bras de Josiane, qui elle a l’avantage d’avoir concrètement vu son visage mutilé et de toujours le désirer. C’est aussi rétablir le réel que de faire assumer à Ursus les rôles de protecteur et d’enseignant. Ces rôles n’étant dès lors plus assurés par des dieux, la dimension merveilleuse, chimérique, s’envole aussi.
Une fatalité de source différente
Les fils de la destinée ne peuvent évidemment donc plus être tirés par Eros, avec le concours de Pan et des Nymphes ; nous nous demandons alors qui porte la charge de ce rôle lourd. Il serait tentant de prendre Barkilphedro comme bouc émissaire puisqu’il est celui qui met ses ignobles desseins à exécution mais ce serait avoir une lecture superficielle de l’œuvre. Raisonnons donc. En effet, si Barkilphedro est celui qui sépare Gwynplaine et Dea, nous remarquons cependant que la mort de ces derniers ne lui incombe pas. Dea, à cause de son berceau de glace, a la santé plus que fragile et n’aurait sûrement pas vécu très longtemps, même avec Gwynplaine. Nous pouvons affirmer en revanche que Barkilphedro a accéléré le processus. Mais si Ursus, enivré du succès de la Green-Box, n’avait pas souhaité s’installer à Londres, Barkilphedro n’aurait jamais retrouvé Gwynplaine, même en ayant mis la main sur la fameuse bouteille contenant les confessions des comprachicos. Gwynplaine lui-même a sa part de responsabilité ; en effet, n’a-t-il pas été ébloui de découvrir sa réelle identité et n’a-t-il pas tardé à se remémorer son ancienne vie ? Certainement il aurait pu par tous les moyens tenter de revenir plus tôt, bien avant son échec et son humiliation à la chambre des lords. Il en est d’ailleurs conscient lorsqu’il retourne à l’inn Tadcaster et qu’il est désemparé devant l’absence de la Green-Box : Il récapitula sa chute. Il se fit des demandes et des réponses. La douleur est un interrogatoire.
Aucun juge n’est minutieux comme la conscience instruisant son propre procès. Quelle quantité de remords y avait-il dans son désespoir ?
Il voulut s’en rendre compte et disséqua sa conscience ; vivisection douloureuse. Son absence avait produit une catastrophe. Cette absence avait-elle dépendu de lui ? Dans tout ce qui venait de se passer, avait-il été libre ? Point. Il s’était senti captif. Ce qui l’avait arrêté et retenu, qu’était-ce ? Une prison ? Non. Qu’était-ce donc ? Une glu. Il avait été embourbé dans la grandeur.
La dimension romantique
Lorsque nous lisons la Préface de Cromwell, nous avons une idée précise de la poésie comme l’envisage Hugo. En effet, il considère que « le drame [vit] du réel » ; le poète doit donc peindre tout ce qui existe, que cela soit noble, ou pas. Il ne doit pas se contenter du « beau » car le réel n’est pas seulement composé de « beau » ; il « résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création ». Bien que L’Homme qui rit ne soit pas un drame romantique (théâtral), nous nous risquons à affirmer qu’il s’agit pourtant d’un drame romantique : un roman-drame à l’âme romantique. Nous venons de voir à quel point le réel est une caractéristique marquante de ce texte. L’Homme qui rit est également le lieu où sublime et grotesque sont étroitement mêlés, et où « [sont croisés], en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience ». Plus particulièrement, le personnage de Gwynplaine regroupe ces contraires en lui-même ; tout au long de l’œuvre, il ne cesse de lutter contre « le drame de la vie ». Evoquons ici encore son abandon, duquel a résulté son combat contre l’hiver, et contre la mort. Son humiliation à la chambre des lords est également imputable à ce « drame de la vie ». De même, tout au long de l’œuvre, Gwynplaine mène des combats intérieurs, ainsi que nous l’allons voir, engendrés par le « drame de la conscience ». Il semblerait donc que le « Drame de l’Âme » que Hugo a pour dessein de peindre soit une « combinaison toute naturelle de deux types » : le « drame de la vie » et le « drame de la conscience ». Ainsi, à ces égards comme à d’autres, l’œuvre est parfaitement ancrée dans la conception romantique hugolienne et Gwynplaine représente, à ces égards comme à d’autres, le type du héros romantique hugolien.
Le chaos : des ténèbres autour et à l’intérieur
Le masque de Gwynplaine
Si pour l’instant nous nous étions focalisés sur le bonheur que représentait le masque de Gwynplaine dans sa relation avec Dea, n’oublions pas d’insister sur le fait qu’il s’agit avant tout d’un malheur. Cet enfant a été sciemment défiguré, lors d’une opération extrêmement douloureuse, nommée Bucca fissa usque ad aures, consistant à « met[re] sur la face un rire éternel ». Le roi s’en est débarrassé en le vendant et a trouvé dans cette horreur le moyen de le rendre méconnaissable. Il s’agit là d’un fait extrêmement grave, puisqu’il porte atteinte à l’intégrité physique de l’être humain; c’est une réelle torture. Le motif est rendu encore plus pathétique car c’est un enfant vulnérable et sans défense qui a été torturé, et ce qui le rend insoutenable, c’est sûrement la raison pour laquelle cette opération a été inventée : Un enfant destiné à être un joujou pour les hommes, cela a existé. (Cela existe encore aujourd’hui). Aux époques naïves et féroces, cela constitue une industrie spéciale. Le dix-septième siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. […]
Pour que l’homme hochet réussisse, il faut le prendre de bonne heure. Le nain doit être commencé petit. On jouait de l’enfance. Mais un enfant droit, ce n’est pas bien amusant. Un bossu, c’est plus gai.
Tempête de neige et tempête intérieure
Nous l’avons vu, Gwynplaine est le personnage sujet au « Drame de l’Âme » dans l’œuvre, ce qui signifie qu’il est perpétuellement soumis à une sorte de lutte de sa conscience. Ainsi par exemple les pensées inavouables qu’il nourrit à l’égard de Dea. Mais certaines de ses luttes sont encore plus dévastatrices ; commençons par évoquer le chapitre intitulé « La tentation de Saint Gwynplaine » qui relate l’ébranlement dont il est victime à la réception du message de Josiane. Notons dès à présent que ce parallèle religieux est entretenu tout au long de la relation que Gwynplaine et Josiane entretiennent, témoignant ainsi de l’impact de cet événement sur Gwynplaine. Le message de Josiane le conduit à passer par plusieurs états successifs qui vont de la joie la plus intense à l’angoisse la plus tenace :
Le pétillement de l’incendie commençant éclatait en lui de toutes parts. C’était cette étrange inconnue ! La même qui l’avait tant troublé ! Et ses premières pensées tumultueuses sur cette femme reparaissaient, comme chauffées à tout ce feu sombre. […] A son insu, la profonde gravure de la rêverie avait mordu très avant. Maintenant un certain mal était fait. Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il la reprenait avec emportement.
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Table des matières
PARTIE 1 – DES UNIVERS ÉLOIGNÉS
CHAPITRE 1 – DES PROJETS D’ÉCRITURE DIFFERENTS
La volonté de représenter un enchantement
La volonté de représenter le « Drame de l’Âme »
CHAPITRE 2 – DES ŒUVRES AUX ATMOSPHÈRES OPPOSÉES
Dans le temps
Dans l’espace
PARTIE 2 – DES ÉCHOS D’UN MONDE ANCIEN
C HAPITRE 3 – À TRAVERS LA TRAME NARRATIVE
Des diégèses similaires
Des catégories de personnages identiques
CHAPITRE 4 – À TRAVERS LA PEINTURE DES SENTIMENTS AMOUREUX
Naissance et évolution
Caractéristiques
CHAPITRE 5 – À TRAVERS L’OMNIPRÉSENCE DE LA NATURE
Les saisons
L’espace naturel
Les animaux
PARTIE 3- DE LA TRANSFORMATION D’UN CONTE DE FÉES EN « DRAME DE L’ÂME »
CHAPITRE 6 – LE RÉTABLISSEMENT DU RÉEL
Dans les personnages
Proscription du merveilleux
Une fatalité de source différente
CHAPITRE 7 – LA DIMENSION ROMANTIQUE
D’un cadre idyllique à un univers sombre
Le chaos : des ténèbres autour et à l’intérieur
La fin malheureuse
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