Les villes moyennes appréhendées par les discours
Comme cela a été évoqué, les villes moyennes n’ont pas vraiment de définition faisant consensus dans la communauté scientifique et l’évocation du terme « ville moyenne » ne fait pas forcément écho à une représentation qui serait identique pour tout le monde. Le flou englobant la notion participe au manque d’intérêt dont sont victimes les villes moyennes. Cette opacité autour des villes moyennes peut-elle être levée par l’analyse des différents discours portant sur les villes moyennes ? Au contraire, l’étude de ces discours ne va-t-elle pas embuer un peu plus notre focale rendant toute tentative de vision nette des villes moyennes vaine ?
Présenter les différents discours abordant les villes moyennes n’aurait qu’un intérêt limité. En effet, accumuler les discours concernant la ville moyenne, les étudier séparément reviendrait dans les faits à étudier différents objets. Les discours ne se superposent pas, ne s’ajoutent pas. La ville moyenne, n’est pas une accumulation de discours, mais ce sont bien tous ces discours pris ensemble qui font la ville moyenne et sa complexité. C’est cet entrecroisement de discours différents ayant pour sujet un même objet, appréhendé sous des angles différents, qui forme une « toile » discursive, constitutive d’une vision de la ville.
Chaque discours décrit la ville moyenne qui l’intéresse, un discours politique ne va pas se focaliser sur le même aspect qu’un discours scientifique. Chaque discours appréhende la ville moyenne en fonction de la finalité qu’il souhaite donner à l’objet, créant ainsi l’objet même dont il parle. La ville moyenne a autant de visages que de discours la décrivant. C’est cette toile discursive qui sera tissée tout au long de notre réflexion.
Un discours institutionnel : des villes moyennes « bornées »
Contrairement aux notions de ville et de campagne, d’urbain et de rural, la notion de « ville moyenne » est assez récente. Il convient dès à présent de se détacher de cette comparaison de cette définition « en creux », et de considérer les villes moyennes en tant qu’objet séparé, existant de manière individuelle. C’est en premier lieu par une définition numérique que les villes moyennes s’autonomisent, servant ainsi des intérêts politiques.
Une définition institutionnelle
L’expression « ville moyenne » est aujourd’hui entrée dans notre vocabulaire, mais nous n’en trouvons pas de trace historiquement, [l]a ville moyenne n’est pas une catégorie du passé , selon Nicole Commerçon. Cependant, si nous ne retrouvons pas le terme de « ville moyenne » en tant que tel dans l’histoire « écrite », c’est-à-dire dans les témoignages, des époques passées, nous pouvons entrevoir l’existence de ces villes dès l’Antiquité, le long des voies existantes à cette époque, comme la Voie Domitienne.Par ailleurs, au Moyen-âge, les villes aujourd’hui désignées comme « moyennes » existaient déjà, abritaient très souvent une cathédrale, rayonnant sur un diocèse, participant ainsi à la structuration du territoire.
Selon Thérèse Saint-Julien, les villes moyennes sont historiquement liées au « modèle d’armature urbaine hiérarchisé » (SAINT-JULIEN 2011, p.10) dont nous trouvons les traces aux XVIIème et XVIIIème siècles. Au cours de cette période, de nombreux ouvrages géographiques paraissent définissant ou redéfinissant certaines notions. Dans Le Mercure géographique ou le guide des curieux des artes géographiques (1678), le Père Lubin écrit sur la classification des villes :
Cette vision est, bien entendu, à replacer dans le contexte au cours duquel elle est élaborée, où les sciences reposent sur le principe d’unicité de l’Univers selon lequel l’activité humaine obéit aux mêmes lois que les phénomènes physiques. Le Père Lubin ne conservera cependant que trois ordres de villes : les villes métropolitaines, les cités et les villes ordinaires. Ce qui fait la différence entre ces villes est leur ancienneté, leur rayonnement, leur histoire. L’éclat des villes ne résidant pas dans leur taille ou leur nombre d’habitants, mais sur un certain nombre de pouvoirs, qu’ils soient symboliques ou réels.
La création des départements, héritage de la Révolution française, constitue le premier acte de naissance réel des villes moyennes. En créant les chefs-lieux, les préfectures et les sous-préfectures, la création des départements entérine l’existence des villes moyennes, même si le terme lui-même n’apparait pas encore. C’est durant la seconde moitié du XXème siècle que les villes moyennes ou du moins l’appellation « ville moyenne » apparait dans les travaux de Jean Hautreux et Michel Rocheford. Ils reprennent une réflexion sur l’armature urbaine française distinguant plusieurs niveaux de villes se basant sur leurs fonctions, leur offre de services… C’est véritablement en 1974 que les réflexions autour de la ville moyenne seule apparaissent avec l’ouvrage de Joseph Lajugie, Les villes moyennes.
Aujourd’hui, les villes moyennes sont arrêtées au nombre d’habitants qu’elles abritent : la Fédération des Villes Moyennes regroupe les villes comprises entre 20 000 et 100 000 habitants, la DATAR quant à elle, considère les villes moyennes en fonction de leur aire urbaine comprises entre 30 000 et 200 000 habitants. La définition numérique ne fait pas consensus mais elle a le mérite d’objectiver les villes moyennes et de permettre ainsi l’application de politiques dédiées.
Des politiques dédiées aux villes moyennes
C’est durant les années 1970 que nait une politique dédiée aux villes moyennes, s’appuyant notamment sur les travaux de Joseph Lajugie. En définissant les villes moyennes, en les distinguant des grandes et des petites villes, on entérine leur existence en tant que telles et surtout on permet l’application de politiques sur ces espaces qu’il devient de plus en plus difficile d’ignorer. Durant les années 1960, les villes moyennes accueillent de plus en plus d’habitants : entre 1962 et 1968, les villes comprenant entre 20 000 et 50 000 habitants (représentant alors 80 % des villes moyennes) voient leur population augmenter dans les mêmes proportions que celle des grandes villes de l’agglomération parisienne (LAJUGIE 1974). Parallèlement à cette évolution, Paris voit sa population croître très fortement ; cette hyper concentration parisienne est d’ailleurs dénoncée notamment par Jean-François Gravier qui met en garde dans Paris et le désert français en 1947, contre les effets d’une telle concentration d’un point de vue économique. Plusieurs actions sont d’ailleurs menées dans une perspective de désengorgement du territoire parisien, comme la création de la Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale (DATAR) en 1963.
Dans les plans émis par le gouvernement, on retrouve aussi cette volonté de décentraliser, même si le mot n’est pas encore utilisé. Dans le Vème plan (1966-1970), l’objectif était de mettre en place des métropoles d’équilibre : huit grandes villes françaises devaient permettre un accès pour de vastes zones du territoire à des services jusqu’alors réservés à Paris. Le VIème Plan (1971-1975) met lui l’accent sur les villes moyennes et est porté principalement par Joseph Lajugie, Jean Monod, alors directeur de la DATAR, et Olivier Guichard, alors ministre de l’aménagement du territoire qui déclare dans la préface du dossier d’étude des villes moyennes en 1972, qu’ « une grande politique des villes moyennes s’ouvre à nous ». Cet engouement politique soudain pour les villes moyennes provoque le scepticisme de certains chercheurs comme Robert Prud’homme qui déclare : Cette année les villes se portent moyennes ou petites, avant même d’être présentée, la collection est acceptée… Bref, la mode a pris (dans LAMARRE 1997, p. 41).
C’est dans ce contexte que les premières mesures dédiées aux villes moyennes émergent : les contrats de villes moyennes. Au-delà des objectifs généraux concernant le cadre de vie, les commerces, il était prévu dans ces plans des actions concrètes. Dans le cas de Rodez, par exemple, première ville à avoir bénéficié de cette mesure, on retrouvait le souci de désenclavement, par la construction d’un aérodrome. 70 villes ont bénéficié de ces contrats durant les années 1970, avec des résultats contrastés.
Cependant, les villes moyennes ont pâti de l’indifférence des politiques, puisqu’il faut attendre les années 1990 pour qu’elles puissent bénéficier de nouvelles mesures avec les réseaux de villes, qui même s’ils ne sont pas spécifiques aux villes moyennes, bénéficient à bon nombre d’entre elles. Il s’agit d’un projet d’aménagement basé sur la coopération de différentes villes, quelles que soient leurs tailles et leur distance les unes aux autres. 25 à 30 réseaux sont mis en place dans les années 1990, comme le réseau Pau-Tarbes-Lourdes, la DATAR apposant le « label » de réseau après une étude de faisabilité. En 1995, les réseaux de villes sont intégrés à la Loi d’Orientation d’Aménagement et du Développement du Territoire (LOADT)5 et se regroupent en « club ». Ce succès sera pourtant éphémère, puisqu’en 1999, on ne retrouve plus trace des réseaux de villes dans la révision de la LOADT et la DATAR se retire de la démarche. Aujourd’hui, même si certains réseaux continuent d’exister, comme celui regroupant les agglomérations de Niort, La Rochelle et Angoulême, cette politique de réseaux est moribonde.
En 2007, la DATAR, alors DIACT, met en place une expérimentation qui dure deux ans : les villes moyennes témoins. Le but est d’appréhender la politique la plus adaptée aux villes moyennes, dans un nouveau contexte : les espaces peu denses sont redevenus attractifs et les villes moyennes auraient alors une carte à jouer. 20 villes moyennes ont été sélectionnées pour participer, autour de quatre thèmes, comme l’enseignement supérieur, les transports et l’accessibilité, la santé et le renouvellement des centres urbains. Cette expérimentation permet de renouveler l’analyse et les connaissances de ces territoires sur un plan scientifique ainsi que de réactualiser la problématique des villes moyennes.
La définition institutionnelle des villes moyennes, arrêtée aux nombres d’habitants a surtout profité à la mise en place de différentes politiques. En effet, définir de manière numérique les villes moyennes comporte des avantages non négligeables pour les acteurs de l’aménagement du territoire. Si l’on s’arrête à cette vision, nous pourrions avoir l’impression que les villes moyennes sont avant tout un objet politique, une « construction politique » (DE ROO 2011, p.5), puisque les définir numériquement a surtout permis de les appréhender politiquement.
Un discours scientifique affinant l’objet
Une définition uniquement chiffrée des villes moyennes, ne rendrait pas totalement compte de la profondeur du sujet, de sa complexité qui rendent son appréhension, notamment par les études de certains chercheurs, moins évidente. Les villes moyennes seraient-elles uniquement des espaces abritant un certain nombre d’habitants ? Ce point est l’objet d’un débat animé entre autre, par M. Michel. Par ailleurs, dans l’après-guerre, s’il est vrai que l’on ne plus ignorer ces espaces de l’ « entre-deux » accueillant de plus en plus d’habitants, ils sont aussi le théâtre de mutations sociales et s’inscrivent en véritable témoin de l’époque qu’ils traversent.
Les villes moyennes, une « illusion statistique » ?
L’auteur conteste dans un premier temps les limites numériques de la définition statistique des villes moyennes. La population de la ville moyenne dont il parle devrait être calculée en faisant la moyenne arithmétique des populations des agglomérations françaises, l’adjectif « moyenne » prenant alors un sens autant mathématique que qualificatif. Cependant, ce calcul peut être faussé selon la prise en compte de l’agglomération parisienne, et soulève surtout d’autres problématiques comme la conception que nous avons de la ville, ce qui fait une ville, où elle commence.
Il souligne par ailleurs la relativité des villes par rapport au temps : « [l]e rang d’une agglomération dans la hiérarchie urbaine et, par conséquent, son appartenance à telle ou telle catégorie statistique, varient avec l’époque. Une ville ne nait pas moyenne, elle ne le reste pas ad eternam » (op. cit. p.643). Le concept même de ville moyenne est variable dans le temps. Les réflexions sur la hiérarchie urbaine, nous l’avons vu, remontent à des siècles où les critères de classement reposaient plus sur la renommée que sur le nombre d’habitants. Les villes dépendent des variations historiques et une grande ville opulente peut très bien se retrouver au rang de petite ville ou de ville moyenne. L’auteur prend l’exemple de Grenoble qui en 1876 était au 31ème rang de la hiérarchie urbaine et qui en 1976 se retrouve au 9ème rang. Ces classements doivent bien sûr être remis dans leurs contextes, le nombre de villes étant différent à un siècle d’intervalle, mais ces observations mettent en exergue le problème de cohérence dans la durée du concept de « ville moyenne ». Il est en effet difficile de définir un objet variant sur des périodes relativement courtes et cela ne facilite pas non plus son étude sur le temps long.
Au-delà de cette relativité dans le temps, M. Michel met en avant le fait que chaque ville moyenne s’inscrit dans un espace particulier, une région particulière. Il remet ici en cause l’aspect absolu de la définition purement statistique des villes moyennes : « Il faut entendre par moyenne, non pas toute agglomération urbaine comportant une population déterminée par des normes précises, mais plutôt toute ville d’un poids démographique déjà notable dans la population d’une région » (op. cit. p.646). Ainsi deux villes peuvent avoir le même nombre d’habitants, mais une importance, un poids différents selon leur région et peuvent donc être désignées selon ces situations particulières par des qualificatifs différents. L’auteur prend l’exemple de Limoges et Dunkerque : Limoges, moins peuplée que Dunkerque, concentre 23 % de la population de sa région alors que Dunkerque n’en regroupe que 5 %.
Les villes moyennes, témoins des Trente Glorieuses ?
Comme nous l’avons évoqué plus haut, il est délicat d’étudier les villes moyennes d’un point de vue historique, sur le temps long. Nous pouvons cependant les évoquer sur le temps court. Pendant la période d’après seconde guerre mondiale, les villes moyennes puisqu’elles sont enfin désignées par un terme, deviennent identifiables. Les changements qu’elles connaissent sont spécifiques à cette période des Trente Glorieuses.
Durant les années de croissance économique après la seconde guerre mondiale, de nombreuses industries se sont implantées dans les villes moyennes ou à proximité de celles-ci, encouragées par le grand mouvement de désengorgement de la région parisienne dont nous parlions plus haut. Ce sont les débuts de la production standardisée de masse, du fordisme, l’industrie a besoin de main d’oeuvre et c’est dans la population rurale qu’elle trouve son bonheur. Cette dernière fournit, « des gisements de main d’oeuvre considérés comme mal ou sous employés » (MICHEL 1977, p.677) et la ville moyenne, puisqu’elle est à l’interface entre les grandes villes régionales et les bourgs ruraux offre un environnement qui intéresse les industriels. Par ailleurs, l’image rassurante de la ville moyenne, contrairement à celle inhumaine de la grande ville, incite les ruraux à venir s’y installer, « [d]e nombreuses enquêtes faites auprès de jeunes populations rurales sur leur désir de formation, de lieux de travail et de résidence font ressortir depuis une dizaine d’années le désir de ne pas s’exiler trop loin de leur terre natale » (VEYRET-VERNIER 1969, p.17). Ainsi l’implantation de l’industrie dans les villes moyennes implique de nombreuses conséquences. En terme démographique d’abord, puisque comme nous l’avons évoqué précédemment, ces villes connaissent une forte croissance durant cette période. Il convient de s’arrêter un instant sur ce changement. Un changement numérique, démographique, n’induit-il pas un changement structurel ? Lorsque la population d’une ville augmente, il s’ensuit une augmentation de la structure même de la ville. L’arrivée de nouveaux habitants de manière massive nécessite l’installation de services, l’implantation de commerces, appelant eux-mêmes à plus de main d’oeuvre. Ainsi, le changement spatial devient changement social, la population rajeunie et compte de plus en plus d’ouvriers, d’employés, de cadres moyens.
En se convertissant ainsi à la « société urbaine », les villes moyennes deviennent le vecteur de diffusion du modèle de société qui se construit alors. La population adopte l’automobile et se rapproche du mode de vie des grandes agglomérations : « En suppléant l’absence ou l’insuffisance des réseaux de transport en commun, dans les « villes moyennes », l’automobile y rend cependant possible l’application d’un mode d’affectation des surfaces urbaines, emprunté aux « grandes villes », et qui sépare et spécialise les espaces, selon leur fonction spécifique : espaces d’habitation, espaces de production, espaces de consommation… » (MICHEL 1977, p.673). Les villes moyennes constituent la terre d’accueil privilégiée pour des lieux de consommation inédits jusqu’alors, les hypermarchés. En 1976, 50% des grandes surfaces sont situées dans les agglomérations de 20 000 à 170 000 habitants (MICHEL 1977).
Les mobilités sont importantes pour les villes moyennes, mais au-delà du simple constat, il convient de discerner les conséquences de ces migrations sur un plan social. Quelles sont les personnes venant peupler ces villes ou qui passent par celles-ci ? En analysant l’évolution des groupes socio-professionnels, Nicole Commerçon met en avant l’augmentation du nombre des cadres moyens et des employés entre 1954 et 1975, le recul des commerçants, artisans et des chefs d’entreprise et la progression extrêmement faible des professions intellectuelles supérieures. Ville moyenne irait donc de pair avec classe moyenne, puisque c’est une population essentiellement issue de groupes médians et modestes qui contribue à la croissance de ces villes. Le processus mis en avant est l’accès aux classes moyennes de groupes socio-professionnels peu ou moins qualifiés, par l’arrivée dans la ville moyenne. « Il existe donc bien, par la venue à la ville, une mobilité sociale ascendante ; certes celle-ci est modeste, et parfois même illusoire, lorsqu’il n’est question que d’un simple changement de métier, à l’intérieur d’un même cloisonnement économique et social » (COMMERÇON 1990, p.218).
Cependant, ce rôle de « tremplin » doit être contrasté par une autre réalité. Parallèlement à l’ascension sociale d’une certaine partie de la population, un mouvement de départ d’une autre frange des habitants s’est effectué. Les classes sociales dites « supérieures », en particulier les professions libérales et les cadres supérieurs, ont tendance à fuir la ville moyenne dans les années 1970. A l’origine de cette « fuite des élites », il y aurait un manque en termes d’emplois pour les franges de la population les plus diplômées qui les contraindraient à l’exil vers les métropoles. L’arrivée de l’industrie dans l’après-guerre, si elle fut bénéfique sur le temps court en permettant des opportunités d’emplois, s’avère sur le temps long plus problématique. Au début des années 1970, la DATAR analysait les conséquences à venir de ces mutations socio-spatiales : « Sous couvert de participation pleine et entière à l’économie moderne, les régions et villes moyennes en voie d’industrialisation risquent d’être confinées à des tâches secondaires ou de services nécessaires à la société globale, mais dont elles ne tireront qu’un bénéfice moyen ». Pour M. Michel, c’est moins la qualité des emplois crées que la recherche d’une main d’oeuvre qui a été favorisé à cette époque, « La croissance des « villes moyennes » répond non à la volonté de créer des emplois de qualité, mais à la nécessité de mettre au travail industriel des personnes qui, jusqu’alors, l’avaient ignoré » (MICHEL 1977, p.678). Ainsi, pendant cette période d’après-guerre les villes moyennes ont eu trois fonctions principales : absorber l’exode rural, permettre le développement industriel et permettre la diffusion de la modernité. A la lumière de ces nouveaux éléments, la ville moyenne n’apparait plus comme un objet figé entre deux bornes numériques, mais bien comme une réalité changeante, relative dans le temps et dans l’espace, une réalité mouvante et bel et bien vivante.
Des discours véhiculant un imaginaire des villes moyennes
Les nombreux discours sur les villes moyennes, qu’ils soient politiques, institutionnels ou encore scientifiques ont ceci de communs qu’ils mettent en avant une partie fantasmée de la ville moyenne, un imaginaire propre à cet espace, tout comme la grande ville et les espaces ruraux. Comme cela a été évoqué précédemment, les villes moyennes ont souvent été définies par rapport à deux autres espaces clairement identifiés : la grande ville, la métropole et les espaces ruraux. Ces termes ne seront pas ici redéfinis, cela n’étant pas le but premier de la réflexion, mais il convient de s’attarder un instant sur leur opposition traditionnelle. Les grandes villes et les espaces ruraux sont très souvent présentés comme des espaces opposés, du moins dans l’imaginaire populaire, les charmes bucoliques de la campagne s’opposant à l’effervescence des grandes agglomérations surpeuplées. Dans son essai Les grandes villes et la vie de l’esprit (1903), Georg Simmel étudie les spécificités comportementales des habitants des grandes villes et les oppose à celles des ruraux :
Des attributs vantés par les discours politiques et institutionnels
Les institutionnels et les politiques en vantant les vertus des villes moyennes s’appuient sur une dimension imaginaire, notamment en ce qui concerne le cadre de vie dans les villes moyennes. Joseph Lajugie, par exemple, dans son ouvrage consacré aux villes moyennes dédie plusieurs pages au style de vie qui serait propre à ces villes : « […] les villes moyennes apparaissent à beaucoup comme un havre de paix et de sérénité, comme les derniers îlots où peuvent se concilier les avantages de la société urbaine et les exigences d’une vie personnelle qui n’entend pas se couper de la nature » (LAJUGIE 1974, p. 44). Elles favoriseraient par ailleurs, toujours selon le même auteur, le « retour aux sources nécessaire à l’équilibre physique et moral », car elles resteraient proches de leur environnement direct, la campagne.
Par ailleurs cet aspect de « villes à taille humaine » est aussi mis en scène par les villes moyennes elles-mêmes qui tentent d’en tirer profit pour devenir attractives. Ainsi dans un journal édité par la mairie de Carcassonne, en 1972, nous retrouvons les spécificités de la vie dans les villes moyennes.
La ville moyenne serait véritablement une ville dans laquelle il fait bon habiter, si elle peut paraitre inhospitalière aux personnes de passage, les habitants eux, y vivraient très bien, en « sécurité », en harmonie.
Dans les politiques dédiées aux villes moyennes, leur charme est aussi mis en avant. Les contrats de ville moyenne, que nous évoquions, avaient aussi pour objectif de : [c]onserver le rythme de vie paisible de la cité historique dans sa trame de ruelles tortueuses, respecter l’âme fragile et presque intangible que les siècles ont façonnée au coeur d’une ville : voilà un souci difficilement compatible avec l’insertion volontaire dans le fonctionnement contemporain d’une cité moderne (Ville de Rodez 1973). Les villes moyennes devraient alors être en mesure de se différencier des métropoles en proposant une offre de services comparable, à des échelles différentes, et une « meilleure » qualité de vie. Par ailleurs, les commerces doivent « garder [leurs] personnalités tout en s’adaptant aux exigences de la clientèle » et les rues doivent être piétonnisées, « tout doit être fait pour les rendre « chaudes et accueillantes » » (Ville de Rodez 1973).
Cet imaginaire autour de la ville moyenne, ces qualités qu’on lui confère, peuvent aussi être instrumentalisées par des stratégies d’aménagement, comme cela est fait pour les petites villes, et ainsi mettre en avant leur spécificité, coller à l’aspect qu’elles ont dans les représentations collectives, « Ce qui est recherché […] c’est moins le jeu de référence au local que l’efficacité sociale globale de l’usage de l’histoire et sa capacité à stimuler l’imaginaire du plus grand nombre des individus » (LUSSAULT 1993, in PERIGOIS 2006) Mettre en scène la ville pour qu’elle corresponde aux représentations dont on se fait d’elle, n’est pas propre aux petites villes. Dans le contrat de ville moyenne de Béziers, il est écrit que pour l’aménagement d’une place, c’est du mobilier « « de style » qui sera mis en place :
« […] le tout agrémenté d’un éclairage sur lampadaire de style « type Furstenberg » […] c’est la reconstruction des kiosques à journaux, dans le style, la pose de bancs, également de style… » (Ville de Béziers 1978, p.14). La modernité est délibérément rejetée pour préférer un aménagement en adéquation avec des représentations, un imaginaire qui donnera à la ville un certain cachet.
|
Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE Villes moyennes et discours
I. Le concept de discours
II. Un discours institutionnel : des villes moyennes « bornées »
III. Un discours scientifique affinant l’objet
IV. Des discours véhiculant un imaginaire des villes moyennes
DEUXIEME PARTIE Un cas d’étude Béziers : ville moyenne paradigmatique
I. Béziers, ville moyenne capitale
II. Des lendemains difficiles
TROISIEME PARTIE Notes méthodologiques
I. Espace, identité, géographicité
II. La préparation du terrain
III. Un terrain appelant à la réflexivité
QUATRIEME PARTIE Analyses des entretiens
I. Première analyse verticale des entretiens
II. Lecture horizontale des entretiens
III. Lecture transversale : confrontation des différents discours
CONCLUSION
RESSOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
TABLE DES MATIERES
TABLE DES ILLUSTRATIONS
ANNEXES
Télécharger le rapport complet