Edification de la définition formelle : enjeux épistémologiques
Comme le projet de cette thèse correspond à l’accès à la définition formelle de la limite, nous commençons par examiner les trois aspects : la question de la limite au niveau épistémologique et en particulier historique, la question des spécificités du formalisme de la limite et la question plus générale de la définition en mathématiques. Pour ce qui est de l’histoire de la limite, nous nous contenterons d’identifier quelques points clefs de manière à éclairer certaines questions épistémologiques, didactiques et cognitives ultérieures qui peuvent sembler être liées à la longue histoire de cette notion. Pour ce qui est du formalisme de la définition standard de la limite nous aborderons trois points qui nous semblent cruciaux. Le premier point concerne la quantification et en particulier la multi quantification puisque celle-ci est impliquée dans la définition de limite en epsilon. Le deuxième point concerne la notion de variable dont on verra qu’elle peut cacher une dépendance quand cette variable dépend d’une autre. Le troisième point concerne les nombres réels, avec la double question de l’existence d’une limite dont la complétude des réels assure la possibilité de l’existence dans R, et celle de l’unicité de cette limite qui, elle, est assurée par l’égalité des nombres réels. Enfin nous aborderons certains travaux pour identifier la place, la fonction et surtout l’élaboration de la définition en mathématiques.
Brève histoire de la limite
Nous retraçons brièvement quelques repères historiques qui marquent l’élaboration d’un outil conceptuel puissant et à la source d’un pan entier des mathématiques : l’analyse. Nous mettrons en évidence à la fois le fait que la notion de limite est au carrefour d’une multitude d’autres notions mathématiques qui eux-mêmes ont eu leur propre évolution historique, mais également les dépassements qui ont été nécessaires pour aboutir à sa formalisation actuelle. Le formalisme actuel de la limite de l’analyse standard en epsilon/alpha stabilisé depuis maintenant, est, en effet, le fruit d’une très longue histoire faite de période de stagnations comme le dirait Bachelard (1938) et de période de crises et de changements de paradigmes comme le dirait Kuhn (1962). Pour cette étude, nous nous appuyons essentiellement sur les travaux de Job (2011) car sa problématique de formalisation de la limite est proche de nos propres travaux, et que l’étude historique qu’il réalise est selon ses propres termes « une lecture dirigée » de l’histoire de la notion de limite, dans cette perspective. Il propose une histoire de l’analyse découpée en trois périodes, qu’il qualifie d’institutions : les géomètres grecs, puis le calcul différentiel et intégral ou Calculus, et enfin, l’analyse « formalisée ». Selon lui, ce qui distingue les deux dernières institutions, Calculus et analyse formalisée, réside d’abord dans l’apparition d’une définition de la limite qui va permettre de fonder l’analyse sur d’autres bases. Il s’agit d’un changement véritable de paradigme puisqu’on passe de propriétés qui reposaient essentiellement sur la cohérence globale entre les propriétés de l’analyse mais surtout sur la cohérence avec d’autres domaines (souvent les problèmes provenaient de la géométrie ou bien de la physique) à des propriétés qui se déduisent à l’intérieur même du cadre de l’analyse. La définition formalisée de la limite, est forgée pour fonder une théorie, celle de l’analyse, finalité qui confère selon Job un caractère lakatosien à cette définition de limite.
La période Grecque antique
Les mathématiciens grecs de la période antique développent des mathématiques où le concept de nombre est fortement rattaché à la géométrie, en particulier aux mesures de longueurs ou d’aires. Les problèmes qu’ils développent sont précisément des problèmes de mesure des grandeurs, de quadrature, c’est-à-dire de comparaison de longueurs ou d’aires de surfaces entre elles. Cet appui géométrique systématique va permettre de développer des méthodes rigoureuses, efficaces et sophistiquées pour résoudre les problèmes envisagés, dont principalement l’exhaustion, fondée sur l’axiome d’Archimède qui contourne le problème des nombres incommensurables. En effet, les limitations des conceptions liées aux concepts de nombre et d’infini constituent des obstacles pour les mathématiques grecques pour résoudre certains problèmes ; ces problèmes n’ont véritablement été résolus que beaucoup plus tard avec de profonds changements de conceptualisation du nombre : qu’on pense à la fameuse quadrature du cercle, par exemple. Si l’on évoque la période grecque ici, c’est précisément que certains des problèmes qu’ils ont laissés non résolus ont trouvé des réponses ultérieurement avec la notion de limite. Il a fallu pour cela, abandonner provisoirement les canons de la rigueur démonstrative grecque en attendant qu’une véritable théorie des réels voit finalement le jour et qu’un formalisme de la limite permette à nouveau de développer une nouvelle rigueur démonstrative. Cette période intermédiaire pour l’analyse est communément appelée Calculus.
Période de l’analyse « formalisée »
Avec l’émergence de la notion de fonction, les mathématiciens vont progressivement s’affranchir des problématiques initiales du Calculus, à savoir la géométrie et la physique, et commencer à envisager le Calculus comme une discipline autonome. Mais cela nécessite une refondation théorique de la discipline. Plusieurs pistes sont alors suivies pour refonder le Calculus sur des bases plus solides, entre autres les notions infinitésimales par Carnot par exemple, le développement en série de puissance avec Lagrange par exemple. Mais ce sont les travaux de Cauchy qui vont finalement être retenus par la communauté mathématique pour constituer le fondement de l’analyse standard. Job attribue la paternité de la définition de limite à Cauchy, mais cette paternité reste sujette à controverse (Cf. Tall & Katz 2014, par exemple). Il est vrai qu’à comparer les définitions de l’époque, on attribuerait davantage la définition formelle de la limite à Weierstrass. Voici la définition de Cauchy à son cours de l’école polytechnique :
« Lorsque les valeurs successivement attribuées à une même variable s’approchent indéfiniment d’une valeur fixe, de manière à finir par en différer aussi peu que l’on voudra, cette dernière est appelée la limite de toutes les autres. Ainsi, par exemple, un nombre irrationnel est la limite des diverses fractions qui en fournissent des valeurs de plus en plus approchées. En géométrie, la surface d’un cercle est la limite vers laquelle converge les surfaces des polygones inscrits, tandis que le nombre de leurs côtés croit de plus en plus […] » (Cauchy 1821) .
Eléments de conception de définition en mathématiques
Nous rappelons ici que la définition est constitutive de l’édifice axiomatique mathématiques : les objets construits peu à peu par les mathématiciens s’ils passent par des moments de flou, lors des recherches qui les font émerger, sont introduits dans l’institution des mathématiques une fois formalisés et définis. Remarquons cependant que cela n’a pas toujours été le cas en mathématiques, en particulier pour la notion de limite. Rogalski (2012) rappelle à ce sujet que :
A plusieurs reprises dans l’histoire des mathématiques on constate que l’absence d’une définition suffisamment formelle, générale d’une notion « commune » comprise de façon intuitive par tout le monde, entraîne des imprécisions dans les preuves, des désaccords sur leur validité, des réfutations ou des controverses. (M. Rogalski 2012 p. 505) .
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE LA NOTION DE LIMITE : PROBLEMATIQUE DE FORMALISATION ET ETUDES DIDACTIQUES
Chapitre 1 – Définition de la limite : Formalisation et exigence cognitive
I Edification de la définition formelle : enjeux épistémologiques
I.1 Brève histoire de la limite
I.2 Formalisme de la notion actuelle de limite
I.3 Eléments de conception de définition en mathématiques
II Difficultés de conceptualisation de la définition de limite
II.1 Les difficultés liées à la notion de limite
II.2 Les difficultés liées à la notion de nombre
II.3 Les difficultés liées à l’interprétation de la double quantification
II.4 La perception de la nécessité de définir
III Conclusion
Chapitre 2 – Des ingénieries de la limite : Définition et nécessité de définition ?
I Le rôle de la définition formelle dans les ingénieries existantes
I.1 Des ingénieries didactiques paradigmatiques
I.2 Réinterroger les ingénieries à travers obstacle et conflit
I.3 Un questionnement du rôle de la rationalité dans la TSD
II Nécessité de la définition formelle : Un retour sur le concept de rationalité
II.1 La notion de rationalité dans quelques disciplines scientifiques
II.2 Etudes didactiques existantes sur la rationalité
II.3 Modèles de savoir et de constitution du savoir
III Conclusions
Chapitre 3 – Un modèle des rationalités émanant d’un besoin de la TSD
I Outils de la TSD
I.1 Synthèse des principales constructions de la TSD
I.2 Modèle d’analyse des raisonnements de Bloch et Gibel
I.3 Première problématisation et étude de H1
II Un modèle des rationalités
II.1 Introduction
II.2 Première approche d’une modélisation des types de rationalités
II.3 Spécifications des types de rationalités
II.4 Transition de rationalité et effets de contrats associés
II.5 Éléments de plausibilité du modèle
II.6 Méthodologie d’usage de ce modèle
III Conclusion
Chapitre 4 – Une prise en compte du modèle des rationalités dans la TSD par le débat scientifique
I Débat scientifique : Un centrage sur la problématique des rationalités
I.1 Généralité sur le débat scientifique en classe
I.2 Le débat scientifique à partir de l’exemple de la balle rebondissante
I.3 Des adaptations de la TSD prises en charge par le débat scientifique
II La notion de transition de rationalités pour l’adidacticité
II.1 Différence entre niveaux de rationalités et phases de raisonnements
II.2 Les transitions de rationalités pour préserver l’adidacticité
III Projet de l’ingénierie : Méthodologie générale et progression des situations
III.1 Le schéma structurant les analyses expérimentales
III.2 La progression des situations
III.3 Conditions d’expérimentation
DEUXIEME PARTIE INGENIERIE DIDACTIQUE DE LA NOTION DE LIMITE
Chapitre 5- Nombres : Première situation d’entrée
I Présentation et analyse a priori de la situation sur les nombres
I.1 présentation globale de la situation
I.2 Première situation : Le questionnaire sur les nombres de Claire Margolinas
I.3 Deuxième situation : La situation des nombres consécutifs
I.4 Troisième situation : La situation des nombres de proximité maximale
II Analyse a posteriori de la situation des nombres
II.1 Analyse a posteriori de la première situation
II.2 Analyse a posteriori de la deuxième situation
II.3 Analyse a posteriori de la troisième situation
III conclusions sur la situation des nombres
Chapitre 6 Retour sur les difficultés d’interprétation de la double quantification
I Préquestionnaires Q1, Q2, Q3 et Q4
II Questionnaire Q5
II.1 Un autre questionnaire, pour quoi faire ?
II.2 Questions initiales
II.3 Variables didactiques
II.4. Les hypothèses sur l’interprétation
II.5 Éléments de conception et d’analyse a priori de Q5
II.6 Résultats bruts du questionnaire Q5
II.7 Typologie des réponses
II.8 Résultats nets du questionnaire Q5
II.9 Conclusion sur Q5 sur la classe expérimentale
II.10 Enquête sur un échantillon plus large
II.11 Conclusion sur le questionnaire Q5
Chapitre 7 Double quantification : Deuxième situation d’entrée
I Présentation et analyse a priori de la situation Q² de la double quantification
I.1 Remarques préliminaires
I.2 Une adaptation de la logique dialogique
I.3 Un jeu fondé sur l’interprétation de la double quantification : Q²
I.4 Définition de la situation de la double quantification Q²
I.5 Analyse a priori de la situation Q²
II Expérimentation et analyse a posteriori
II.1 Enjeux et conditions expérimentales
II.2 Résultats de la première partie
II.3 Résultats de la deuxième partie
II.4 Résultats de la Troisième partie
III Conclusions
Chapitre 8 – Situations de la limite
I Présentation
I.1 Métaphore fondamentale et enjeux épistémologiques
I.2 Cinq phases pour organiser la situation
II Analyse a priori de la situation
II.1 Phase I : Premières connaissances – Rendre licite le dessin
II.2 Phase II : Question du voisinage de l’infini
II.3 Phase III : Déstabilisation de la conception naïve de la limite
II.4 Phase IV : Définition de limite
II.5 Phase V.1 : Définition de limite pour discriminer
II.6 Phase V.2 : Définition de limite pour démontrer
III Expérimentation et analyse a posteriori
III.1. Mise au point des apprentissages sur nombres et quantificateurs
III.2. Analyse locale par phase
III.3 Vision globale et éléments d’apprentissage
IV Conclusions sur l’ingénierie
Conclusion
Bibliographie
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