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Actions de prévention
Il n’existe pas de définition très précise pour un principe de prévention. Il vaut mieux parler d’actions de prévention. Il signifie que les pouvoirs publics ont le devoir d’imposer des mesures pour éviter ou réduire les dommages liés aux risques avérés que certaines technologies peuvent entraîner pour la société. Il s’agit de risques confirmés par les résultats scientifiques -même s’ils comportent des incertitudes- et dont l’existence ne fait pas ou plus de doute. En France il existe un Conseil supérieur de la prévention des risques technologiques (CSPRT). Créé en 1976 sous le nom de CSIE pour les seules « installations classées » pour la protection de l’environnement17, il a ensuite vu ses compétences élargies en 2011. C’est aujourd’hui un organe consultatif qui assiste les ministres chargés des installations classées pour la protection de l’environnement et des installations nucléaires. Par exemple le CSPRT s’est manifesté en 2018 pour forcer la limitation des boues rouges rejetées par l’industrie en mer Méditerranée dont les dommages pour l’écosystème marin sont avérés18.
Le principe de précaution
Les actions de prévention se justifient quand les risques de certaines technologies sont bien identifiés pour le temps présent. Mais il peut arriver que les incertitudes soient trop grandes pour que la science puisse évaluer les risques pour l’avenir. On parle alors de risques contrefactuels en ce sens qu’ils ne reposent pas sur des faits d’observation Ainsi est apparu le principe de précaution, qui concerne des menaces potentielles et hypothétiques pour le futur. L’idée à la base de ce principe est que les incertitudes ne doivent pas retarder l’adoption de mesures pour éviter ou ralentir une dégradation probable de l ’environnement sur le long terme. A travers la dimension scientifique des notions d’incertitudes et de probabilités, le principe de précaution peut être considéré comme une adaptation à la planète, à l’humanité actuelle et aux générations futures, de la notion de « prudence » qu’Aristote prônait pour la Cité (sans pour autant suggérer de prendre des mesures dans l’incertitude pour des risques contrefactuels pour lesquels l’expérience acquise au fil du temps ne suffit pas).
En 1976 le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest, conscient des dégradations de l ’environnement provoquées par les pluies acides, appelle à des actions de précaution, en défendant l’idée qu’il est inacceptable d ’attendre les anticipations scientifiques précises et quantifiées pour envisager des actions préventives. D’autres sujets majeurs concernant l’état de la planète sollicitent ensuite l’attention des pouvoirs publics. La Convention de Vienne sur la protection de la couche d’ozone, telle qu’adoptée par 28 pays le 22 mars 1985, reconnaît la nécessité d’accroître la coopération internationale en vue de limiter les risques que les activités humaines peuvent faire courir à la couche d’ozone de la planète. La première mention d’un principe de précaution apparaît explicitement en juin 1992 avec la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, qui n ’est pas encore opposable en droit. Celle-ci est ainsi formulée : « En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Cette déclaration sera suivie de nombreux rapports.
En France, le principe de précaution est introduit dans le droit interne avec la loi Barnier de 1995 en ces termes, qui ajoutent les notions de proportionnalité et de coût acceptable pour satisfaire aux exigences des grands argentiers de l’État :
« L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ». Puis le principe de précaution est introduit dans l’article 5 de la Charte de l’environnement en 2005, elle-même incorporée au préambule de la Constitution française19. Son application s’est étendue depuis au domaine de la santé.
Les autorités publiques veillent, par application de ce principe dans leurs domaines d’attribution, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures de prévention provisoires et proportionnées, qui de plus doivent être prises à un coût économiquement acceptable. Les deux notions de proportionnalité et de coût économique acceptable enrichissent considérablement la définition du principe de précaution, tout en entrant en tension avec le principe lui-même, surtout en ce qui concerne le coût. Cette tension les rend toutefois imprécises et subjectives et leur difficile évaluation dépend beaucoup du contexte, du niveau d’acceptabilité des risques par la population, des priorités du régime qui gouverne, des pressions exercées par les promoteurs des technologies en question, etc. Elles peuvent aussi dépendre de la hiérarchie des valeurs de l’éthique : le devoir de sauver des vies humaines à un coût très élevé, comme dans une crise sanitaire, peut-il l’emporter sur la nécessité de sauver l’économie ?
Estimation du risque par les scientifiques
L’estimation du risque s’appuie sur le travail d’experts chercheurs. Ceux ci peuvent être consultés par les pouvoirs publics pour évaluer les risques potentiels à développer une technologie ou à l’inverse les dommages ququ’induirait le non recours à celle c i. Cela peut conduire à l’établissement de normes (par exemple sur l’usage des emballages plastiques), ou bien à la prise de décisions dans une situation de crise sanitaire ou environnementale. Il importe donc de comprendre comment la science peut contribu er à appréhender les risques et éventuellement à les surmonter.
L’approche imparfaite de la vérité par les experts
Les marges d’incertitude des résultats de la recherche sont d ’autant plus importantes que les questions posées sont complexes et que les prédictions sont éloignées dans le temps. Les chercheurs sont souvent amenés à travailler collectivement dans des groupes d’experts pluridisciplinaires dont les compétences diverses se complètent. Ils fournissent alors des informations au plus près de leurs compétences communes de façon à donner un avis global.
Ces groupes d’experts ont à traiter de questions dont les paramètres sont multiples. Ainsi par exemple des estimations de l’évolution climatique résultant de processus intriqués dont les diverses composantes (océans / atmosphère / Terre / Soleil, etc.) interagissent entre elles et rétroagissent les unes sur les autres. Il n’y a pas toujours de lien simple entre causes et effets pour les scientifiques, contrairement à la vision fréquente du public et de certains politiques qui tendent naturellement à associer un effet à une cause unique. L’affectation de marges d’erreurs à toutes les prédictions des scientifiques n’est pas toujours bien comprise. De plus, la complexité des phénomènes mis en jeu impose que les experts prennent en compte les points de vue différents et quelquefois divergents sur la réalité qu ’ils examinent. Celle-ci comporte le plus souvent des aspects économiques, culturels et sociétaux que la multidisciplinarité des groupes d ’experts permet d’appréhender au plus près, comme dans le cadre du GIEC25 par exemple.
Par ailleurs, les résultats des travaux reflètent toujours un état des connaissances à un moment donné. Or celles ci sont susceptibles d’évoluer, voire d’être réfutées ultérieurement. LL’expert lui même peut avoir sa propre grille de lecture dans le cas de phénomènes trè s complexes et peut donc être conduit à avoir sa propre interprétation. Ce caractère interprétatif tient beaucoup à ll’incertitude qui ss’attache a ux ré sultats et donc à ll’inaccessibilité d’une vérité absolue.
L’importance des échelles de temps et d’espace
Le principe de précaution s‘appuie sur ll’estimation de risques dd’autant plus difficiles à évaluer que les incertitudes varient selon que l’on se place à court, moyen ou long terme, et à l’échelle locale ou planétaire Ainsi dans le cas du climat, la prévision des risques tient compte de ll’interaction entre les flu ctuations naturelles du climat, pilotées en grande partie par des processus propres au système climatique et la plus ou moins grande émission des gaz à effet de serre. L’incertitude des fluctuations naturelles est irréductible, tandis que l’incertitude des fluctuations de l’émission des gaz à effet de serre dépend des évolutions socié tales elle n’ est donc potentiellement qu’en partie évaluable, mais justifie l’application de mesures relevant du principe de précaution L ’importance d es incertitudes des modèles prédictifs diffè re ainsi selon les échelles de temps et dd’espace. Les incertitudes à l’échelle du temps l ong fin du XXI e siècle) sont nombreuses et les prévisions sont peu précises car elles dépendent pour une large part de la politique adoptée dès maintenant au niveau mondial face au réchauffement climatique. Les répercus sions seront globales et concerneront la planète tout entière. A plus court terme, par exemple pour la dizaine dd’années à venir, les évolutions sont en partie fonction des fluctuations naturelles du climat et les incertitudes des modèles dépendent davantag e des conditions locales. Elles indiquent cependant déjà à l’évidence d’une accélération du réchauffement climatique.
Dans le domaine de la santé, les risques associés à de nouveaux traitements sont évalués en fonction de la pratique à un moment donné et sont bien encadrés par le système de pharmacovigilance. Mais ce contrôle se heurte à ll’incertitude a priori tant que ces traitements nn’ont pas été expérimentés sur le temps long car des effets secondaires néfastes peuvent se déclarer tardivement Notons que dans le domaine médical l’incertitude est inhérente au développement de nouvelles molé cules, de nouveaux mé dicaments, et l’on fait en général plus référence au rapport bénéfice/risque pour le groupe pharmaceutique concerné qu’au pr incipe de précautio n, qui concerne la société 26 .C’est ainsi que face à l’urgence créée par la pandémie de Sars Cov 2 et en prenant en compte ce rapport bénéfice/risque, les étapes conduisant à la mise sur le marché des vaccins ont été raccourcies
La responsabilité des chercheurs-experts
Une évaluation des risques inhérents à une technologie, lorsqu’elle est préconisée par un commanditaire ( une commission parlementaire, un conseil régional, une agence de régulation, etc.) exige que ll’expertise sci entifique ne soit pas biaisée par des conflits dd’intérêts. Ceux ci peuvent par exemple résulter de contrats de recherche souscrits par les chercheurs experts avec des entreprises funding effect Des exemples sont donnés dans un précédent avis du COMETS 27 qui rappelle une affaire où lors d’une enquête d’État sur la qualité de l’air, un scientifique consulté a omis de déclarer ses liens financiers avec un groupe industriel responsable de pollution. Les experts ont à se garder des pressions des groupes dd’intérêt extérieurs tels que des lobbies économiques. Cette exigence est particulièrement cruciale pour les expertises commanditées par les agences de réglementation (nationales ou internationales). Au fil du temps, cette exigence s’est accrue, tout particulièrement quand elle porte sur des produits industriels ( médicaments, cosmétiques, phytosanitaires, et sur ll’exploitation des ressources naturelles ( environnement, ressources minières, 28
Quand ils sont consultés par un commanditaire politique dans un e situation dd’urgence comme une alerte à un risque naturel ou à une crise sanitaire, les chercheurs experts peuvent être conduits faute de temps à bousculer quelque peu les standards méthodologiques de l’expertise scientifique. L a crise de la Covid 19 en a donné des exemples au nom d’un pragmatisme de l’urgence, certains chercheurs ont publié leurs travaux en contournant les exigences de la démarche scientifique et les procédures usuelles, en particulier la fiabilité et la transparence des méthodes utilis ées, l’évaluation critique des publications par les pairs et l’absence de conflits d’intérêts 29 Les médias et les réseaux sociaux ont servi d’amplificateurs à des déclarations publiques sur l’utilisation à grande échelle de traitements non validés par les normes en vigueur de l’intégrité scientifique 30 Si la médecine a pour objectif premier de sauver des vies, il faut rappeler que cet objectif ne peut se fonder que sur une recherche fiable ayant recours à des expérimentations cliniques contrôlées, et répo ndant aux mêmes critères de fiabilité que les autres domaines de la recherche. L’éthique de la recherche biomédicale, à savoir le respect de l’éthique de ll’expérimentation et de ll’intégrité scientifique, garantit tout à la fois l’absence de nocivité et l’efficacité des traitements et donc la confiance que la société peut faire à ses scientifiques .
Les biais cognitifs dans la perception des risques
Quand une discussion est entamée sur ll’application possible du principe de précaution à une technologie à la demande des pouvoirs publics, parfois à la suite dd’une alerte, les scientifiques consultés peuvent se trouver en décalage par rapport aux inquiétudes et aux opinions de la population dont ils font eux mêmes partie en tant que citoyens. Les raisons des malentendus sont nombreuses.
Certains biais cognitifs peuvent déformer la perception des risques. Comme ll’ont montré des études déjà anciennes 41 ll’humain est porté à surestimer les très faibles probabilités et sous estimer les très fortes probabilités. Ainsi certains parents qui refusent de faire vacciner leurs enfants nn’envisagent pas forcément que la rougeole représente un danger bien plus grand que le risque extrêmement faible de compl ications consé cutives au vaccin 42 DD’autres préjugés peuvent induire une méconnaissance des résultats acquis dans des pays étrangers. Des raccourcis historiques abusifs peuvent fausser la vision d’événements présents par exemple on évalue les risques d e la Covid 19 en les rapportant à ceux des pandémies précédentes, pourtant bien différentes. La prise de conscience des risques réels ne ss’opère que par palier s et avec retard une pandémie est souvent mal appréciée à son démarrage car la contamination, par nature exponentielle, n’est pas comprise tant que les statistiques restent basses Enfin ll’impatience et le désir d’être rassurés nous font parfois sur réagir. De plus, nous pouvons comprendre les arguments scientifiques, tels ceux qui alertent sur le réc hauffement climatique, mais sans vraiment les assimiler et en tirer les conséquences (« cc’est vrai mais quand même… »), surtout si elles doivent remettre en cause nos habitudes.
Dans des cas extrêmes, et particulièrement dans les situations de crise, ll’op inion peut être manipulée par des rumeurs ou des infox fake news) inspirées par des théories complotistes ou des volontés de déstabilisation politique, massivement diffusées. Basées sur des affirmations sans aucun fondement scientifique, des infox finissent par ss’imposer dans une large fraction de ll’opinion et atteindre la masse critique à leur auto entretien grâce aux réseaux sociaux. Un exemple absurde en est donné par la théorie des chemtrails selon laquelle les traînées de condensation des avions sont des épandages chimiques intentionnels, théorie totalement réfutée par la science sans l a moindre trace d’incertitude 43 Cependant une étude publiée dans un journal du groupe Nature en 2017 a montré que 3 0 à 40% des américains interrogés croient à la théorie des chemtrails 44 Aucun pays n’est épargné par cette contagion complotiste 45 Et f ace à des événements angoissants, nous aimerions refuser de croire au hasard et trouver des explications en ayant recou rs à une relation de causalité (par exemple que le S ARS C oV 2 aurait été fabriqué par tel ou tel individu dans un but de destruction massive…).
Les chercheurs ne sont pas toujours en capacité de répondre aux peurs irrationnelles eux mêmes doivent d’aill eurs se méfier de ne pas y être sensibles). Des épidémies de symptômes, ou plutôt de « ressentis de symptômes », sont amplifiées par la médiatisation dd’un danger, fût il non prouvé ou même totalement fictif, comme dans le cas des affections causées par les compteurs électriques Linky 46 Certains médias ont une attirance pour le sensationnel voire le catastrophisme, ce qui accro ît d’autant la difficulté des scientifiques ceux ci ont en effet besoin de rigueur et de pédagogie pour expliquer.
En écho à des craintes irrationnelles du public, l es chercheurs peuvent se trouver dans une impasse quand ils ne parviennent pas à convaincre le plus grand nombre des faits que la mét hode scientifique leur a permis d’établir Les techniques de vérification des faits fact checking ont souvent un impact mitigé sur la contestation des idées fausses qui circulent sur les réseaux sociaux même si elles sont indispensables Le but d’inflé chir l’opinion est rarement atteint une fois la méfiance semée dans le public (« Il nn’y a pas de fumée sans feu ») la démarche de réfutation ponctuelle est peu efficace. Le décalage entre l’évaluation scientifique dd’un risque et sa perception par les cit oyens ne se traite pas uniquement par le didactisme dd’une science qui aurait vocation à expliquer et à protéger. Il faut affronter les objections en retour et tenter de comprendre comment la peur peut ss’installer.
De l’usage légitime du principe de précaution
Il n e faudrait pourtant pas conclure de ce qui précède que les usages du principe de précaution sont toujours excessifsexcessifs. Il y a au contraire des situations où son application est appropriée et son absence d’application dommageable.
Un exemple d’application légitime du principe de précaution est fourni par la procédure européenne REACH56, entrée en vigueur en juin 2008, qui consiste en une série de protections réglementaires contre la dangerosité potentielle de nouvelles substances chimiques. Il s’agit là de la mise en place organisée d’un principe de précaution intégré au niveau européen qui concerne potentiellement 60.000 substances. Cette décision a suscité, avant d’être adoptée, beaucoup de crainte de la part des industriels de la chimie, contrebalancée par la pression de diverses ONG. La mise en oeuvre de ce principe de précaution nécessite la coopération des scientifiques des organismes publics, incluant ceux des sciences humaines et sociales, pour l’évaluation des risques « acceptables » en matière de substances chimiques57. Il implique d’attribuer des statuts différents selon les types de produits. L’application des réglementations de REACH est un chantier permanent. On peut en effet remarquer que le risque induit par chaque substance est unique, car le même composé chimique présente une réactivité différente, donc un risque différent, selon la taille des particules sous la forme desquelles il se présente58. Toutefois il ne fait pas de doute que l’application du principe de précaution prévu par la régulation REACH est globalement justifiée et bénéfique pour la santé et l’environnement.
A l’inverse, un contre-exemple est fourni par la non-application des mesures de prévention contre l’amiante pendant un siècle après les premières alertes sur ses dangers pour la santé qui remontent à 1906 en France59. Ce retard à décréter l’interdiction a pris prétexte de doutes pseudo-scientifiques instillés par des lobbies, selon lesquels de faibles doses d’amiante inhalées seraient sans danger pour les voies respiratoires, Ce délai catastrophique à la prise de décision est encore aujourd’hui la cause du décès de milliers de personnes ayant contracté des cancers de la plèvre dans des locaux comportant de l’amiante. Il aurait pu être sinon évité du moins limité si une action de prévention avait été engagée des décennies plus tôt. Ce très grand scandale sanitaire, désormais bien documenté, s’explique par les multiples pressions qui ont suscité la réticence des politiques à prendre les risques en compte60.
Les intérêts économiques et politiques dans les applications des recherches à risques
Le développement des technologies fait l’objet d’enjeux p olitiques. Les quelques exemples développés plus haut indiquent que les chercheurs et les ingénieurs ne sont pas les seuls responsables des applications inappropriées voire potentiellement dangereuses de leurs travaux. Des personnalités politiques peuvent faire prévaloir des priorités liées à des critères é lectoraux ou des stratégies de prestige. L’évaluation de la balance bénéfices risques diffère souvent selon les acteurs. En outre d es intérêts économiques puissants peuvent intervenir dans les choix des r echerches à risques, à l’échelle nationale et le plus souvent internationale.
L’histoire du nucléaire en France en fournit un exemple. Sans rouvrir ici le débat sur les risques des armes nucléaires, qui mobilise une partie des citoyens du monde entier depuis la Seconde Guerre mondiale, il est bon de rappeler qu’en ce qui concerne la production d’énergie nucléaire certains chercheurs ont de longue date manifesté des réticences. Il s’est trouvé des physiciens chercheurs de l’IN2P373 lanceurs d’alerte dès le démarrage des grands programmes de production industrielle au début des années1970. Ces chercheurs membres du GSIEN74mettaient clairement dès cette période l’accent sur la sécurité non parfaitement maîtrisée des réacteurs et sur la question des déchets, qu’ils jugeaient non résolue et préoccupante. Ces inquiétudes se reflètent encore aujourd’hui à travers des associations militantes comme « Sortir du nucléaire » ou « Négawatt », qui rassemblent des citoyens dont beaucoup sont scientifiques.
Revenons aussi sur la perspective d’atténuation du réchauffement climatique, où de forts intérêts industriels sont impliqués dans les techniques NET. La compagnie SHELL a financé les premières recherches sur l’ensemencement des océans, considéré pourtant comme extrêmement dangereux. Aujourd’hui les recherches sur la modification du rayonnement solaire, qui reviennent à la mode, sont fortement poussées par des intérêts militaires et industriels, bien qu’il existe des risques sérieux de modification irréversible de l’atmosphère terrestre à grande échelle et bien que le niveau d’acceptation social soit bas. Dans l ’impossibilité d ’imposer un moratoire à de telles recherches, les autorités au Royaume-Uni ont érigé un minimum de règles de prudence, dits principes d’Oxford (voir annexe 1).
Dans le domaine de l’agronomie, de multiples travaux de recherche visent à améliorer les rendements, fertiliser les sols et éliminer les parasites. Les applications de ces recherches sont encadrées par des règlements qui relèvent du principe de précaution. Les intérêts des diverses associations d’agriculteurs, ainsi que ceux des lobbies industriels concernés, interviennent pour imposer, ou au contraire faire reculer les limites imposées par les États, ce qui peut donner lieu à de vives controverses politiques largement couvertes par les médias75. Dans certains cas, et malgré des dangers graves et irréversibles bien identifiés, les intérêts économiques l’emportent sur la protection de la santé des populations, et ceci avec d’autant plus de désinvolture s’il s’agit de populations distantes dont la survie économique est conditionnée par des lobbies industriels ou agricoles76. À juste titre les organismes de recherche impliqués se préoccupent des aspects éthiques des travaux dans ces domaines77.
Les dangers que font courir certaines industries à l’homme et à la planète ont souvent une dimension internationale. Ces problèmes se posent par exemple dans l’exploitation massive des ressources naturelles en métaux stratégiques (terres rares, lithium, etc.) qui sont nécessaires à nos technologies modernes. En effet ils entrent dans la composition de certains systèmes destinés aux énergies « décarbonées » (tels les éoliennes, les batteries, …), ou dans la conception des téléphones portables et tablettes numériques. La conscience de la pénurie à venir de ces métaux stratégiques inquiète, même si elle est modérée par les pratiques du recyclage qui rendent possible une exploitation durable. S’y ajoutent les risques de l’exploitation généralisée par les ouvriers dans les mines et les dangers provoqués par les pollutions massives des écosystèmes des régions minières. Les pays occidentaux ont cessé d’exploiter leurs ressources minérales pour des raisons de coûts et de pollution, ce qui relève principalement de mesures de prévention et secondairement du principe de précaution. Notons qu’ils ont délégué les dangers à des pays moins scrupuleux ou dépendant de ces exploitations pour leur économie.
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Table des matières
I. RESUME
II. AUTO-SAISINE
III. ANALYSE
A. Aux origines du principe de précaution 6 Science, incertitude et prudence
Les premières actions
Actions de prévention, principe de précaution et principe d’innovation
B. Estimation du risque par les scientifiques
L’approche imparfaite de la vérité par les experts
L’importance des échelles de temps et d’espace
La responsabilité des chercheurs-experts
Transparence et vigilance
C. Le contexte du principe de précaution
Le contexte culturel de la notion de précaution
Les biais cognitifs dans la perception des risques
Des applications parfois excessives du principe de précaution
De l’usage légitime du principe de précaution
D. Les limites éthiques aux pratiques de la recherche 20 Des recherches aux conséquences difficiles à apprécier
Les intérêts économiques et politiques dans les applications des recherches à risques
La limitation des libertés individuelles
E. Le principe de précaution, les chercheurs et le droit
F. Conclusion. Responsabilités, éthique et principe de précaution
IV. RECOMMANDATIONS
V. ANNEXES
VI. GLOSSAIRE DE ABREVIATIONS
VII. REMERCIEMENTS
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