Déploiement d’une temporalité cyclique qui ne cesse de s’étirer

Une temporalité distendue : étude du travelling

Il est intéressant de revenir sur les deux premiers longs-métrages de Pasolini, Accattone et Mamma Roma puisque nous y décelons déjà une approche temporelle spécifique ; le temps pensé comme fil continu interminable et illimité. Notre démarche non chronologique s’explique ici par un désir de mettre en avant dans notre propos liminaire, deux réalisations plutôt explicites dans le schéma temporel qu’elles proposent afin d’affiner progressivement l’analyse et de se rendre compte que ce retour aux origines filmiques du cinéaste est nécessaire voire incontournable pour comprendre la théorie pasolinienne du temps. À l’instar de Pasolini, cette étude fonctionne sur une imbrication d’idées qui s’entrechoquent les unes dans les autres afin de créer une véritable résonnance d’un point de vue narratif et formel.
Accattone comme Mamma Roma se caractérisent par une temporalité qui ne cesse de s’étirer. Les protagonistes s’embourbent dans ce quotidien qui ne finit pas et dans lequel tout se ressemble. Si la temporalité dans ces films ne semble pas circulaire, elle répond toutefois au schéma temporel de la ligne. Dans le sens où, les personnages s’engagent de manière systématique et irrémédiable sur un chemin qui ne présente jamais d’arrivée au loin, ou celle-ci n’est rien d’autre qu’un simple mirage. Ainsi, nous sommes face à des protagonistes qui chutent mais qui ne s’en rendent jamais totalement compte. La ligne temporelle les prive de clairvoyance ou du moins d’anticipation. Ils ne sont jamais en avance sur l’accomplissement de leur destin, comme pouvait l’être Œdipe ou Médée ; êtres tout à fait conscients de leur décrépitude annoncée (dès sa naissance, Œdipe est condamné à fuir et dès le vol de la Toison, Médée ne peut que payer les conséquences tragiques de ses crimes). Ici, nous sommes face à deux personnages « innocents » et aveugles. Ils s’insèrent sur une route tragique malgré eux et en ne sachant jamais vraiment vers quelle finalité ils se dirigent. Cette ligne temporelle est formellement matérialisée par l’utilisation du travelling. Godard disait que « le travelling est une affaire de morale », il endosse une certaine part de responsabilité dans ce qu’il donne à voir. Ce procédé tisse un lien étroit entre champ et hors-champ tout en insérant ce double rapport dans une durée distendue mais aussi suspendue.
Dans Accattone et Mamma Roma, le travelling arrière intervient dans deux séquences quasi identiques, saisissant la marche des protagonistes de manière frontale, [Fig. 14] à [Fig. 17]. En dehors du quotidien qui s’enlise dans la répétition, l’étirement temporel met surtout en lumière, le tragique en marche. « Accattone, tout au long du film, dort debout comme un vivant déjà mort. […] Jean Collet notait dans les Cahiers du cinéma, en juin 1962 : Accattone était dans la mort bien avant cette mort, il avait marché trop longtemps, exploré des territoires d’où l’on ne revient pas » . De sorte que, nous nous retrouvons face à des personnages « en marche », qui « brûlent » les semelles mais qui, à force de déambuler, finissent par s’égarer et emprunter des directions desquelles ils ne reviendront jamais.
Par conséquent, la répétition combinée à la lenteur d’exécution, confèrent à la séquence une dimension davantage que tragique, inquiétante. Ce refrain visuel accompagne Ettore vers la mort, il se substitue au chemin physique et étire cette ligne jusqu’à Mamma Roma (cf ultimes travellings avant et arrière sur elle et son appartement dans la banlieue romaine). La fixation d’Ettore est remplacée par la course désespérée de Mamma Roma qui la conduit in fine, vers la même finalité que son fils, la mort. Donc le travelling en plus d’accompagner les protagonistes, bégaie et précipite mais les réunit aussi. Il crée une ligne de fuite qui tend à les rassembler. Nous parlions de travellings inquiétants plus haut. En effet, la répétition du travelling, que ce soit dans Accattone comme dans Mamma Roma, crée un sentiment de déjà-vu qui décontenance étrangement les protagonistes eux-mêmes. Comme si leur existence se résumait à un passage sans fin dans les mêmes endroits tout en allant constamment dans une propulsion en avant. Une ligne qui ne finit pas mais qui se ressemble sensiblement dans son déroulé. De sorte que la temporalité ne se pense plus seulement dans une distension illimitée, mais aussi dans une étrange réapparition d’un retour familier.

Etude d’une temporalité inter-filmique

S’il existe une temporalité autonome et interne à chaque film, il est intéressant de s’interroger à présent sur une modalité temporelle qui s’entrecroise d’un film à l’autre. En effet, les œuvres pasoliniennes se répondent à plusieurs niveaux. D’abord, d’un point de vue autobiographique, il est vrai que toutes ces réalisations disent quelque chose de son auteur. Ensuite, nous pouvons constater qu’une approche non chronologique permet justement de croiser les films dans une temporalité commune, filmique et qui englobe toutes les bribes temporelles singulières. Le temps se pense ici dans son unicité la plus totale parce que justement il rassemble tous ces fragments temporels disparates et qui fonctionnent par eux-mêmes. Par conséquent, c’est la mise bout-à-bout de ces éléments discontinus qui permet l’éclosion d’une véritable continuité narrative et filmique. Nous avons pu constater que plusieurs films de Pasolini se croisent en un parfait chiasme visuel, c’est notamment le cas pour Accattone, Mamma Roma, Œdipe Roi et Médée. Ces quatre films se rejoignent à plusieurs niveaux et certains peuvent même se penser dans une étonnante continuation diégétique. Le film pasolinien ne s’appréhende pas seulement dans son autonomie, il n’existe pas que pour lui-même mais porte en lui les fantômes d’autres films ou les projections des prochains.
Mamma Roma est un film qui peut se penser avec l’ombre fantomatique, omniprésente et indissociable, d’Accattone. « Le repas de mariage rassemble une bande de proxénètes romains, tout droit sortis de l’univers d’Accattone, […]. L’un des deux héros du film, le fils, n’est pas encore présent, mais il est en quelque sorte délégué par un petit enfant présent au mariage, avec qui joue Mamma Roma, […]. La scène de la noce peut donc être considérée comme un prologue, une scène sinon originaire du moins originelle, et fondatrice. Elle renvoie idéalement au film précédent : Ettore, virtuellement présent lors de cet avant-film sous la forme du petit enfant, est le fils de Mamma Roma et de Carmine joué par Franco Citti, autrement dit le fils d’Accattone » . De sorte que, Mamma Roma fonctionne comme une œuvre jumelle à celle d’Accattone, un prolongement narratif s’opère entre elles puisque Carmine et Accattone sont interprétés par la même personne, Franco Citti, et ce choix crée un lien diégétique entre les deux réalisations. Comme si les personnages joués par Franco Citti se rejoignaient pour n’être au final, qu’une seule et même personne.
Une véritable ambiguïté narrative se met alors en place. C’est l’idée que la continuité narrative va au-delà de la fin d’Accattone pour se poursuivre et s’achever avec Mamma Roma. Fondamentalement, Carmine est Accattone, il est ce même proxénète avide d’argent et incapable de se repentir. Son errance linéaire le conduit jusqu’à Mamma Roma et son fils Ettore. « Mamma Roma a été fait également [comme Accattone] sur Ferrania, toujours traitée pour durcir l’image. Mais elle a été tirée normalement. […] Pour Mamma Roma avec la Magnani, ce sont pratiquement deux films qui ont été faits. L’un était Accattone, l’autre Mamma Roma » . La ligne temporelle crée alors un pont entre les deux films pour finalement, ne pas s’arrêter.
En effet, Mamma Roma, c’est aussi le spectre déjà présent de Médée. Aux côtés de ces deux mères, les enfants ne survivent pas. Mamma Roma, à l’instar de Médée, porte en elle le poids de la perte de son fils (pas volontaire) mais c’est aussi une mère qui tue.
Chez Pasolini, les mères créent la mort ou y assistent, impuissantes (cf L’Evangile selon Saint Matthieu). Dans tous les cas, elles entretiennent un rapport étroit avec la mort. Elles ne font pas que mettre au monde leur progéniture mais elles substituent dans le même temps leurs enfants à leur propre existence. « […] à travers la mère, c’est toujours une histoire d’hommes qui est racontée, de fils et de pères, de chefs et de martyrs » . Il est vrai que Mamma Roma et Médée mettent avant tout au centre de la narration des histoires d’hommes. Celles d’Ettore, de Jason et de leurs enfants. Mais tous les enfants finissent par mourir en martyr. Ils périssent à cause de leur mère et se voient inévitablement sanctifiés parce qu’ils subissent malgré eux leur propre finalité. Le thème de la mère revient très souvent chez Pasolini et une projection autobiographique n’est pas à écarter. Mamma Roma incarne aussi l’anti-Œdipe.« C’est le film du corps bafoué de la mère – et de la femme – plus que celui de l’inceste oedipien, alors même qu’on s’attend à un scénario freudien. […] c’est la mère qui est amoureuse, qui désire métaphoriquement se marier avec son fils et coucher avec lui.
C’est elle qui veut tuer le père ; le père joué par Franco Citti qui sera Œdipe quelques années plus tard, en 1969, et non Laïos. […] Mamma Roma est pourtant un film « oedipien » mais dans un sens pré-freudien, car il s’agit, à nouveau, d’une tragédie grecque » . De sorte que, Mamma Roma étire également sa ligne temporelle jusqu’à celle d’Œdipe Roi (ou est-ce l’inverse ?). Dans tous les cas, des ramificationsoriginelles circulent entre ces deux films, dans un sens comme dans l’autre.
Désormais, la temporalité peut être abordée plutôt en tant que croisement temporel et les films comme des vases communicants les uns avec les autres. « En somme, superposant film sur film, Mamma Roma est le lieu, merveilleusement déchiré et recollé, des accouplements improbables » . Par conséquent, davantage que de croisement, nous pourrions parler de superposition filmique. La temporalité circulerait de manière linéaire du premier au dernier film. Les réalisations pasoliniennes peuvent donc se concevoir comme des chapitres d’une œuvre qui ne peut atteindre sa globalité que par cet indispensable emboitement filmique. Le sens émane de cette unité temporelle inter-filmique. Très souvent, chez Pasolini, la thématique du lit vide revient dans plusieurs films. Dans Mamma Roma, après la mort d’Ettore, il ne reste que des vêtements éparpillés en désordre sur le lit de ce fils disparu, [Fig. 26] et [Fig. 27]. Le lit devient alors le symbole de la disparition car, il met en exergue une temporalité sur arrêt, qui conserve encore les traces de ce fils mort et qui les insère dans une durée éphémère, suspendue.

VERS UN FRACTIONNEMENT DE L’ACTION DANS LE TEMPS

Un rythme temporel oscillant entre suspens et rupture, latence et urgence

Ici, notre axe d’étude vise à exposer non plus un certain délitement du temps dans le déroulement narratif mais une action qui devient divisible dans la continuité temporelle. L’Evangile selon Saint Matthieu et Médée fonctionnent sur une temporalité de l’urgence, qui oscille entre ordre et désordre, pause et chaos et cet ordre du temps « sur le fil » confère à ces deux films, un rythme qui leur est propre. À l’instar de ces deux réalisations, nous pouvons également convoquer Les oiseaux, petits et grands car ce film met lui aussi en exergue des séquences définies par une totale autonomie rythmique qui tanguent entre suspens et rupture. En effet, Pasolini combine dans ce film, ralentis et accélérés créant ainsi une action qui devient malléable dans le temps, elle s’y fixe ou s’y dérobe sans cesse. « Les événements accélérés ou ralentis créeront leur temps, le temps propre à chaque action, à chaque personnage, notre temps ».
L’association de ces deux procédés dans un ensemble filmique provoque un effet de cassure rythmique dans le sens où nous passons d’un état de suspens dans lequel l’action s’étire à un état d’urgence où l’action se déroule avec empressement. À propos du ralenti, Jean Epstein a consacré quelques écrits, notamment celui qui s’intitule L’âme au ralenti. « C’est la dramaturgie, l’âme elle-même du film, que ce procédé intéresse. Nous voici, aussi subtilement qu’en littérature, près de retrouver les temps perdus. Je ne connais rien de plus absolument émouvant qu’au ralenti un visage se délivrant d’une expression. Une contagion de mouvements anime le visage. L’aile des cils et la houppe du menton battent de même. Et quand les lèvres se séparent enfin pour indiquer le cri, nous avons assisté à toute sa longue et magnifique aurore. Un tel pouvoir de séparation du sur-œil mécanique et optique fait apparaître clairement la relativité du temps. Il est donc vrai que des secondes durent des heures ! Le drame est situé en dehors du temps commun ».De sorte que, le ralenti exergue une temporalité relative, qui fonctionne dans une double vitesse ; dans la diégèse et pour le personnage. Dans une séquence, la course de Ninetto est saisie au ralenti, [Fig. 39]. À la lenteur du violon s’ajoute celle du rythme visuel. Tous les sons diégétiques sont évacués, laissant à cette séquence une suspension tant sonore que filmique.
De la bouche grande ouverte de Ninetto, ne sort aucun son. Seul son visage grimaçant mime ce cri inaudible et le rend réel jusqu’à nous. Nous sommes dans une séquence véritablement synesthésique. Ou, comme l’exposait Jean Epstein, nous assistons à la naissance de ce cri qui en plus de « se fabriquer » devant nous, ne saurait accoucher sur un son. Cette course de Ninetto au ralenti (juste avant le saut sur lequel nous allons revenir), témoigne d’une stagnation à la fois physique que temporelle. Le temps semble se figer et pourtant c’est l’action qui s’allonge. Visuellement, la temporalité est mise sur pause, elle devient léthargique dans la continuité narrative, elle crée un effet de contrepoint. D’un autre côté, l’action s’étire pour le personnage (à l’instar du temps d’ailleurs, dans ce cas, l’un ne va pas sans l’autre). Ninetto donne l’impression d’avancer mais sur place, la course n’en est plus vraiment une et son saut dans le vide reste figé en l’air puisque le plan suivant se fait sur son père, Cicillo. Ce saut en avant ne s’achève donc pas sur une chute mais sur une suspension. Le temps devient ici complètement subjectif, c’est la représentation externe du temps interne vécu par le personnage, c’est « son » temps qui est alors exposé. « Une nouvelle perspective, purement psychologique, est obtenue. Je le crois de plus en plus. Un jour le cinématographe, le premier, photographiera l’ange humain » . La fixation de ce saut dans le temps n’est pas sans rappeler que le personnage de Ninetto possède justement cet attrait d’angelot (comme dans la plupart des films de Pasolini) mais ici plus qu’ailleurs. Le cadrage exclut en hors-champ le sol supposé sur lequel Ninetto pourra retomber. Il est à la limite du hors cadre alors qu’un espace assez important est laissé sous ses pieds. Ce saut figé découle de la course précédente au ralenti, comme si elle en était sa conséquence. De plus, Ninetto lève les bras, imitant les oiseaux qu’il évangélisera plus tard dans le film, mais ces-derniers restent également figés, incapables de se mouvoir davantage. Cette séquence évolue dans un certain contre temps qui ne vaut que pour lui-même. Pareillement, des séquences accélérées viennent rompre le cours de la diégèse à deux endroits dans le film. La première d’une durée de plus d’une minute (37’58’’-39’09’’), fait état de la colère de Frère Cicillo lorsqu’une foule d’adorateurs s’empresse de lui construire un autel à son effigie. Là encore, le son diégétique est complètement évacué, ne laissant place qu’à une musique aux sonorités plutôt enjouées. L’accéléré crée un effet comique et totalement grotesque. Le mouvement de la foule combiné à cet utilisation filmique compresse la temporalité dans une sorte d’ordre du temps obsolète. Dans le sens, où la hâte de l’accéléré réduit l’action des protagonistes à un résumé, un échantillon non abouti de leurs gestes. La scène répond elle aussi totalement à la synesthésie. La course des adorateurs se calque sur les sons de la musique et celle-ci devient alors audible par cet effet de substitution musicale. Cette parenthèse filmique est rompue par la réinsertion du son diégétique lorsqu’un vieillard croque un morceau de painplutôt croustillant. De sorte que, l’accéléré crée une rupture dans le déroulé narratif.
D’autant plus que cet effet est employé dans une certaine fixité visuelle. Des panoramiques et des plans fixes viennent se heurter à l’accéléré créant ainsi un contre-point et cette sensation de double vitesse que nous évoquions plus haut. La deuxième séquence utilisant l’accéléré (51’26’’-52’43’’), met en scène la fuite de Ninetto et de son père Cicillo pour éviter les coups de feu à leur encontre. Là encore, ce procédé révèle une indéniable potentialité comique, Cicillo ressemble étrangement à un lointain Charlot dans sa course avec sa canne et son chapeau, l’événement devient risible. Les protagonistes s’apparentent à des marionnettes désarticulées et qui s’insèrent dans une temporalité complètement déréglée. L’action devient condensée et rétractable. Ces séquences d’accéléré et de ralenti dans un même ensemble filmique, créent donc leur propre temporalité en dehors de celle qui régit l’intégralité du film. Il y a alors coexistence d’ordres temporels distincts. Ces temporalités régissent des actions qui n’évoluent pas dans le même flux. Ces trois séquences à l’étude (celle du ralenti et les deux en accéléré), sont ensuite suivies d’un plan fixe et d’un arrêt soudain de la musique. Elles revêtent l’aspect de parenthèses autonomes qui peuvent se penser comme une fable exacerbant l’intériorité du protagoniste ou comme une fable poético-comique. Dans tous les cas, elles installent le film dans une certaine tension, une temporalité du suspens qui se confronte à unetemporalité de l’urgence, ordre et confusion, pause et chaos.
Dans L’Evangile selon Saint Matthieu, nous retrouvons ce développement d’une temporalité sur le fil, toujours en rupture et en attente. Déjà, il convient de dire que d’un point de vue rythmique, le film entier oscille entre silence et profusion de la parole. Le contrepoint est flagrant. Ensuite, dès les premières minutes, le film se voit suspendu dans une sorte de non-temps, comme si la parole était épuisée, l’échange passe par le regard entre Marie et Joseph et l’usage répétitif du champ-contre-champ participe à cette mise en attente de l’action. « Il passe dans ces instants sublimes quelque chose de la pure attente eisensteinienne, et de la douleur énigmatique dreyerienne. Le temps et le sens sont, véritablement, suspendus. […] Pasolini n’est jamais aussi beau que dans l’attente prémonitoire de la tragédie inexplicable ». Davantage que le temps, c’est l’action qui est également mise sur arrêt. Dans cet incipit, [Fig. 40] et [Fig. 41], tout est contenu, sous-jacent, en latence.

Éclosion d’une temporalité ne répondant plus à une durée mais soumise à un tempo

Il convient ici de reprendre cette formulation d’Andreï Tarkovski, dans notre propos liminaire : « Le facteur dominant, tout-puissant de l’image du film, c’est le rythme, exprimant la course du temps à l’intérieur du film » . Nous allons nous centrer dans cette partie, sur cette « course du temps à l’intérieur du film », sur le tempo qu’elle engendre. Pour se faire, nous solliciterons le film L’Evangile selon Saint Matthieu car, il incarne la plus pertinente expression du tempo cinématographique.
Nous employons la notion de tempo dans un sens véritablement musical. Pour commencer, rappelons que ce mot vient de l’italien « tempo » et qu’il signifie « temps ». En musique, le tempo correspond à la notation des différents mouvements dans lesquels un morceau est écrit ou exécuté et dans un sens plus littéraire, il renvoie au rythme de déroulement d’une action. De sorte que, le tempo instaure une certaine mesure, une cadence d’exécution. Dans le film que nous convoquons, la temporalité, en terme de durée, semble totalement évacuée. Celle-ci se voit remplacée par cette notion de tempo. Lorsque nous avançons l’idée que le rythme de L’Evangile selon Saint Matthieu ne répond plus à une durée, c’est parce que celle-ci est mise à mal par la corrélation de plusieurs rythmes. En effet, nous constatons une liaison rythmique à plusieurs niveaux (et que nous allons définir dans le fil de notre démonstration). Nous sommes dans un tout autre rapport au temps. Il devient totalement fractionnable, divisible et soumis à diverses vitesses qui se rencontrent.
Ce croisement de différents flux de vitesses rend compte d’un indéniable désir de musicalité. L’Evangile selon Saint Matthieu est représentatif d’une réalisation qui place au cœur de sa diégèse, le déroulé musical : Bach, Mozart, Sergej Prokofiev, Anton Webern et Luis E. Bacalov parsèment l’intégralité du film et s’entrecroisent dans un enchainement rapide dès le générique. Cette réalisation constitue sans doute l’œuvre pasolinienne la plus musicale, dans laquelle les notes de Mozart succèdent à celles du jazz d’Odetta avec son titre Sometimes I feel like a motherless child. Les musiques s’enchainent dans une cadence très soutenue, il ne se passe presque pas une séquence sans musique. Ainsi, la musique peut être appréhendée comme le liant rythmique de tout le film. Par ailleurs, la musicalité que nous mettons en relief ici, ne se limite pas seulement à un enchainement de musiques mais fait également écho à une musicalité du montage. En effet, nous avons constaté que le montage de ce film peut se penser dans une autonomie quasi musicale. Certaines séquences fonctionnent pour elles-mêmes et mettent en avant un rythme qui n’appartient qu’à elles. Trois rythmes entrent en relation durant tout le film : le tempo instauré par la musique, celui du montage et celui des prêches égrainés par le Christ (donc sa voix ou plutôt son énonciation). « C’est à ce problème de l’inscription cinématographique du temps que se rattachent toutes les questions relatives au rythme cinématographique auquel on a reconnu aujourd’hui une telle puissance esthétique. On appelle passages rythmés dans un film, des passages composés de tableaux dont les longueurs sont strictement déterminées les unes par rapport aux autres. Pour qu’un passage rythmé produise un effet agréable à l’œil, il faut, outre ses qualités dramatiques, que les longueurs des passages soient entre elles dans un rapport simple. […] Il y a là une analogie très évidente avec les lois des accords musicaux » . Il est vrai que les séquences deL’Evangile selon Saint Matthieu peuvent s’appréhender en tant que « tableaux » dont leur longueur respective influe sur toutes les autres. Elles s’inscrivent dans un enchainement dont le déroulé crée une accointance narrative avec l’ensemble. Leur autonomie singulière témoigne d’une rythmique globale. Tous ces fragments musicaux (que ce soit par la voix du Christ ou le déroulement du montage), finissent par se rejoindre dans un rythme commun et partagé. « Ce rythme des images, il faut le dire, n’est que l’aspect le plus extérieur du rythme cinématographique. À côté de lui, au-dessus de lui, plus important encore, est le rythme psychologique qui se traduit par le rythme de la vie des personnages à l’écran et par le rythme du scénario luimême. Croyez que si j’ai obligé mes acteurs de l’Auberge rouge à ces gestes lents, à cette allure de vie un peu rêveuse, c’est justement par recherche d’un rythme psychologique convenable au roman de Balzac » . Il est intéressant de relever que dans L’Evangile selon Saint Matthieu, nous sommes face à des personnages (comme nous l’avons vu plus haut dans l’analyse) dont le rythme oscille entre pause et déferlement. Aussi, il semblerait que ce rythme duel tend à créer un tempo psychologique, en plus de ceux provoqués par la musique et le montage, de manière à placer les protagonistes dans leur propre durée.

Des personnages plongés dans un état de stase

En premier lieu, il nous faut définir cette notion que nous allons mettre en regard des réalisations pasoliniennes (et notamment Médée). Nous pourrions dire que la stase renvoie à un état de stagnation alors que le flux naturel de l’existence reste continu ; créant ainsi un double rapport temporel complètement « angoissé ». Cette angoisse procurée par la stase, émane de la rencontre de ces deux flux antagonistes. Il y a en fait conflit temporel. Les personnages qui en sont les victimes s’inscrivent bien souvent dans une errance qui chez Pasolini, est autant physique que mentale. De sorte que l’état de stase induit un cheminement solitaire de l’ordre de l’exil. En effet, cette condition crée un indéniable isolement et ces personnages subissent le rejet comme une mise en marge dramatique. Médée constitue certainement la figure pasolinienne la plus représentative de cet état de stase. Dès la transgression du vol de la Toison d’Or, elle se renie et devient par extension, l’incarnation de cet isolement.
De plus, Médée semble perpétuellement suspendue entre rêve et réalité. D’ailleurs, à plusieurs reprises, nous pensons visualiser le déroulement du réel or, nous nous rendons compte ensuite que ce n’était qu’une projection. De sorte qu’elle erre en permanence dans un état de demi veille. « Ce dédoublement du moi trouve dans le rêve son expression la plus exacte, pour ne pas dire son origine. Dans le rêve, souligne Nerval, avant Paul Valéry, le rêveur est à la fois acteur et spectateur, actif et passif ».
Il est vrai que Médée donne systématiquement cette sensation étrange d’évoluer dans un état duel provoqué notamment par l’immobilité de la stase mais aussi par un tiraillement constant entre profane et sacré. In fine, elle se situe constamment (malgré elle ?) dans une complexité temporelle qui brouille les frontières de l’éveil et de l’endormissement. « Errer entre sommeil et veille est une autre façon d’errer entre vie et mort » . Incontestablement, Médée erre entre vie et mort. Elle enfante comme elle tue. Elle s’ancre pleinement dans le monde comme elle en est totalement refoulée.
De sorte que, l’immobilisme engendré par la stase, crée un clivage métaphysique chez Médée. De manière récurrente, Médée est montrée dans une fixité quasi picturale qui tend à exacerber son isolement, [Fig. 56]. Dans la séquence sur le radeau (48’11’’-49’02’’), « c’est le moment où l’on sent le plus fort la solitude. […] Au fond de l’embarcation, Médée est parfaitement immobile : ses regards se tiennent obstinément fixés sur un certain point ; elle est indéchiffrable. Une chose est sûre. Elle est encore toute salie de sang et de poussière. […] Médée, pareille à tout à l’heure, au fond de la barque : elle n’a pas bougé d’un centimètre, comme une bête qui ne trouve pas d’autre moyen de se défendre que l’immobilité » . Comme si l’état de pétrification dans lequel se trouve Médée agissait en tant que véritable moyen de contrôle sur le monde (et les hommes) qui l’entourent.

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Table des matières
Introduction 
I) Déploiement d’une temporalité cyclique qui ne cesse de s’étirer
1. Des protagonistes embourbés dans une irrémédiable boucle temporelle
2. Une temporalité distendue : étude du travelling
3. Etude d’une temporalité inter-filmique
II) Vers un fractionnement de l’action dans le temps
1. Un rythme temporel oscillant entre suspens et rupture, latence et urgence
2. Eclosion d’une temporalité ne répondant plus à une durée mais soumise à un tempo
3. Des personnages plongés dans un état de stase
III) Anachronisme et discontinuité
1. Entrelacement d’époques différentes dans un flux narratif commun : l’usage du montage parallèle
2. Un autre ordre du temps annulant la chronologie
3. Le temps pasolinien : insoumission temporelle et sphère de l’illimité
Conclusion 
Filmographie 
Bibliographie

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