DÉPASSER LES ESPACES DOMESTIQUES COMME PRINCIPAL LIEU D’ÉTUDE DES COMPTEURS COMMUNICANTS
Les travaux sur les usages des compteurs restent peu nombreux avant les premières études en sciences sociales, à partir des années 2000, sur les compteurs communicants dans les foyers. Ces travaux sont souvent initiés par commande publique auprès des chercheurs en sciences sociales et en partenariat avec les entreprises du secteur de l’énergie. Du côté de la sociologie des usages, peu d’études se concentrent sur les appropriations des compteurs, qu’elles soient domestiques ou professionnelles. Si la fonction du compteur a pu être abordée dans certains textes (Euzen, 2012 ; Lévi et Euzen, 2013 ; Martin, 2013) presque exclusivement à l’occasion d’études axées sur l’étude des usages énergétiques, c’est principalement pour l’envisager en tant que simple outil de calcul et de facturation dans les espaces intimes et domestiques ou pour le contenir dans une apparente banalité du quotidien (de Certeau, 1990, p. 95). Pendant longtemps, on ne voit pas non plus quels usages domestiques auraient pu être faits de ces appareils. Les chercheurs ont privilégié les études de la vie domestique et des usages de l’énergie dans une perspective de sociologie des usages, d’anthropologie économique et de la sociologie de la consommation (Desjeux, Berthier, Jarrafoux, et al., 1996 ; Kaufmann, 1997 ; Subrémon, 2009). D’autant que comme le montre Barraqué dans le cas du compteur d’eau (souvent collectivisé à l’ensemble des consommations d’un immeuble), la technologie n’a pas été pensée et conçue initialement comme une interface de suivi de consommation pour les usagers, mais comme un outil de mesure et de calcul pour les entreprises (Barraqué, 2011, 2013). Plus rarement, le compteur est abordé en ethnologie urbaine (Lepoutre, 2010, p. 340) sous l’angle de réappropriations illicites et de partage de l’électricité entre voisins chez les populations pauvres des sixièmes étages dans les immeubles haussmanniens de Paris . Les travaux en sociologie du squat évoquent une émancipation sociale via une économie de la gratuité (Gaillard, 2013, p. 457). Elle suppose des habiletés techniques et des formes d’apprentissages de raccordements, de branchements sauvages au réseau et de resquilles au compteur avec lesquelles les clients s’offrent l’électricité et l’eau (Bouillon, 2007, p. 421 ; Gaillard, 2013, p. 352 ; Lees, 2014, p. 286).
L’intérêt des sciences sociales pour les dispositifs de traçage des consommations énergétiques est ancien . Il remonte aux années 1970, impulsé par les laboratoires de psychologie économique et environnementale (Gaskel et Ellis, 1978 ; Gaskel, Ellis et Pike, 1982 ; Brandon et Lewis, 1999) , qui évaluent les bénéfices d’économies d’énergies, les usages les plus poussés étant ceux d’individus ayant des opinions pro-environnementales . Plus récemment ont été développées en sociologie des études aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord sur les modalités d’appropriation des nouveaux compteurs ou de nouveaux dispositifs associés à ces appareils (sites Internet ; applications de téléphone) qui permettent l’affichage des consommations à travers des historiques et des répartitions par poste de consommation électrique. Les travaux ont porté sur les usages de la consommation énergétique domestique de personnes ou de groupes réduits, à travers l’essor de nouveaux services proposés par les fournisseurs d’énergie ou des start-up. Il s’agit d’analyser en quoi l’utilisation de dispositifs de visualisation de la consommation électrique (applications numériques, box, etc.) fournis aux utilisateurs dans les espaces intimes transforme les pratiques de l’énergie (Darby, 2006, 2010 ; Wallenborn, Orsini et Vanhaverbeke, 2011 ; Licoppe, Draetta et Delanoë, 2013). Entre les années 2000 et 2010 s’est structuré un champ de recherche international autour des effets de la réception des compteurs communicants dans les ménages. Les chercheurs, souvent issus de la psychologie sociale et environnementale ainsi que de l’économie, mais aussi de la microsociologie des usages, discutent de l’hypothèse (avancée par les industriels et les pouvoirs publics) selon laquelle les compteurs communicants permettraient de réaliser des économies d’énergie. Dans le champ de la sociologie, les chercheurs enquêtent concrètement sur les économies d’énergie réalisées par les foyers aux prises avec l’affichage numérique des données de consommation (Darby, 2006, 2009, 2010 ; Hargreaves, Nye et Burgess, 2013), notamment à travers des mesures précises effectuées sur les appareils électriques et le résultat des économies réalisées sur les factures et en organisant des entretiens réguliers avec les usagers sur des périodes longues (souvent de six mois à un an). Certains travaux adoptent les approches sociocognitives qui considèrent les compteurs communicants comme des infrastructures réflexives, c’est-àdire comme des outils de réflexion et de support pour l’action des ménages (Licoppe, Draetta et Delanoë, 2013 ; Draetta, Licoppe et Delanoë, 2015) : les chercheurs prêtent attention aux modalités pratiques de l’action (consultation, prise de conscience, amélioration des pratiques de l’usager en fonction de ses propres consommations énergétiques) en montrant le renforcement « en douceur » de tels dispositifs passant d’un « gouvernement démocratique » à une surveillance participative des traces laissées par les consommations des ménages (Licoppe, Draetta, Delanoë, 2013, p. 270).
Sans étudier les pratiques, d’autres travaux ont plutôt favorisé l’analyse des discours pour étudier les nouveaux comportements des usagers et leurs visions en matière de consommation d’énergie et d’économies d’énergie (Wallenborn, 2015). On retiendra de ces différents travaux qu’ils se concentrent sur les appropriations des compteurs communicants ou des afficheurs de suivi des informations en les abordant comme des outils de maîtrise de l’énergie et de leurs effets sur les pratiques domestiques de consommation. Rares sont les travaux aujourd’hui qui interrogent les modalités d’appropriation des compteurs communicants Linky autrement que dans une perspective d’acceptabilité sociale et de prescription d’usages écologiques dans le cadre de commandes publiques (Lafaye et al., 2013 ; Brice et Maresca, 2014 ; Lamic, 2015) ou dans une perspective critique des promesses de l’empowerment des clients à l’occasion de tribunes politiques dans la presse et les blogs scientifiques, appelant parfois à l’opposition de compteurs .
Toutefois, contrairement aux précédentes études qui abordent le compteur comme outil de maîtrise de l’énergie, il faudrait pouvoir envisager le compteur Linky autrement que par la seule sphère domestique. En effet, celui-ci est passé dans (ou par) de nombreux mondes sociaux avant même d’arriver dans les foyers : monde des professionnels des entreprises du secteur de l’énergie, monde du militantisme, monde politique, monde de la conception, etc. À côté de la littérature sur les usages domestiques des compteurs, souvent cantonnés dans le volet de la maîtrise de l’énergie, se trouvent d’autres travaux portant sur les régimes de dénonciation de tels appareils. Ce que l’on a oublié dans l’analyse des compteurs d’énergie (avant les controverses du compteur Linky), c’est qu’ils ont ainsi pu déjà faire l’objet de critiques et de mouvements de protestation, notamment dans les contextes urbains des pays du Nord et du Sud.
LES DÉNONCIATIONS DE COMPTEURS NE SONT PAS NOUVELLES
La diffusion de précédents compteurs en France, comme abordé plus longuement dans le chapitre 1, avait déjà suscité le mécontentement de certains clients. Cela fut le cas d’abonnés dans les années 1960 critiquant l’installation des compteurs bleus électromécaniques par EDF qui furent raccordés au réseau à partir de 1963. Entre la fin des années 1980 et les années 1990, la diffusion du compteur à prépaiement d’EDF (« Compteur libre énergie »), fonctionnant avec des tickets et des clés à recharger avant d’avoir le courant d’électricité, avait suscité la méfiance et l’indignation publique d’associations de consommateurs et de la presse quotidienne nationale . Elles le renomment le « compteur du pauvre » en arguant du risque de phénomènes d’autocoupures et d’aggravation de la précarité dans les foyers privés d’accès aux services essentiels (Pflieger, 2003, p. 411). Ces débats publics contrastent avec son utilisation par les clients souvent issus des classes populaires. Pendant son expérimentation dans le Nord-Pas-de-Calais (Hauts de France aujourd’hui), ces derniers déclarent en apprécier les capacités d’autonomie, de gestion de leur budget et de troc de tickets entre voisins (Querouil, 1989). Le module de prépaiement avait été pensé à destination de clients qui éprouvent des difficultés de paiement de l’énergie, mais aussi pour des personnes voulant mieux contrôler leur consommation. Toutefois, les expérimentations ne seront pas prolongées et le service qui était proposé dans plus d’une vingtaine de villes en France auprès d’un nombre réduit de consommateurs sera arrêté avant l’an 2000.
Des luttes autour de compteurs (notamment à prépaiement) ont été également observées et étudiées dans les pays du Sud. Le contexte social et économique est différent. Néanmoins, il est intéressant de voir que de tels outils installés dans les « quartiers irréguliers » (du fait de la présence de branchements clandestins sur le réseau d’électricité et de taux d’impayés et de pertes commerciales importantes) suscitent non seulement le mécontentement de populations locales, mais aussi des indignations qui parviennent à être rendues publiques par des entrepreneurs de cause. Plusieurs travaux relevant de la géographie urbaine critique et de l’anthropologie urbaine ont montré en quoi l’implantation de compteurs d’énergie sur les marchés de l’eau et de l’électricité dans les pays d’Afrique du Sud et d’Amérique du Sud provoque des luttes sociales et politiques locales (Jaglin, 2005 ; Criqui, 2014; Pilo, 2015). La diffusion de ces appareils se réalise à la fois dans des politiques d’uniformisation de l’accès aux services essentiels, mais aussi dans le cadre d’opérations de standardisation de relations commerciales et de missions antifraudes par les opérateurs d’énergie et les pouvoirs publics à l’égard de compteurs qui sont détournés, « caillassés » et fraudés. C’est ainsi que Julie Aubriot (2012) étudie les discours de dénonciation liés à la diffusion de compteurs d’eau à prépaiement au début des années 2000 dans la ville de Johannesburg en Afrique du Sud. Elle suscite un rejet partiel de la part d’urbains pauvres concernés, mais aussi une série de protestations d’intellectuels néomarxistes favorables au principe de fourniture d’eau gratuite et opposés au principe de la privatisation. L’État fournissait depuis 2001 une réserve de 6 m3 d’eau par mois et par ménage : les opposants voient ainsi dans le lancement de cette opération de rénovation des réseaux la remise en cause de la conception du service public par un État désormais qualifié de néo-libéral. En mobilisant une perspective en anthropologie urbaine, Idalina Baptista (2013) a observé plus récemment la montée d’une autonomisation et de la maîtrise de la consommation à travers l’usage des actuels compteurs à prépaiement qu’en font les ménages dans les zones périurbaines de la ville de Maputo dans le Mozambique, en Afrique sub-saharienne. Ces modalités d’appropriation apparaissent assez éloignées des polémiques publiques que de tels compteurs peuvent parfois susciter en Afrique.
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Table des matières
Introduction
1. Dépasser les espaces domestiques comme principal lieu d’étude des compteurs communicants
2. Les dénonciations de compteurs ne sont pas nouvelles
3. Une étude de la mise en société du compteur communicant
4. Méthodologie, terrains, matériaux
5. Organisation du manuscrit
Chapitre 1 — Des contrats à forfait au compteur électronique (1880-2004)
1. Des contrats à forfait à la multiplicité des compteurs des compagnies privées (1880-1946)
2. Le tournant de l’unification des réseaux (1946) et d’un comptage unique : le compteur bleu électromécanique (1963)
3. Crise économique et opportunités de l’électronique : du compteur à prépaiement au compteur électronique (1985-2004)
Chapitre 2 — En haut, les professionnels des projets techniques et commerciaux du compteur communicant
1. Une brève histoire politique de la mise en place du projet du compteur communicant
2. La politique des données, entre efficacité écologique et tarification
3. Diversité des modèles d’appropriation et de distanciation du compteur
Chapitre 3 — Sur le côté, les déçus et les réfractaires du compteur Linky
1. Engagements multiples, cause unique : un travail d’intégration des enjeux citoyens pour la requalification du compteur linky
2. La médiatisation du compteur communicant
3. Prédispositions aux engagements et variable locale
4. Expertises et mobilisations locales à l’encontre du compteur Linky 337
Chapitre 4 — En face, les professionnels de terrain
1. La localisation des compteurs traditionnels vue comme un probleme de production
2. L’entrée des services de proximité dans le projet du compteur Linky
3. Une technologie à l’épreuve du travail : mettre à distance le client au nom de la relation de service
Chapitre 5 — Tout en bas, les foyers
1. Les usages et non-usages du compteur d’électricité
2. L’arrivée du compteur Linky : des reconfigurations de la relation de service
3. Les régimes de dénonciation autour du compteur Linky
4. S’informer par les lanceurs d’alertes, mobiliser à son tour ses réseaux sociaux et sa ville
Conclusion