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Choix des indicateurs de la charge allostatique
La charge allostatique est définie comme une quantité d’énergie nécessaire aux activités prévisibles ou imprévisibles des individus et les GC ont été proposés comme indicateur associé, notamment le taux basal (McEwen and Wingfield 2003). Dans nos études, nous avons donc utilisé comme proxy de la charge allostatique le taux basal de corticostérone, principal GC chez notre espèce modèle. De plus, il s’agit de l’indicateur historique proposé par le modèle allostatique et la physiologie de la conservation (McEwen and Wingfield 2003; Wikelski and Cooke 2006) et des méthodes non-invasives via la salive ou les fèces existent pour mesurer ce taux chez les espèces animales (Strazdins et al. 2005; Palme 2012). Plus précisément, nous avons quantifié le taux basal circulant de corticostérone dans le plasma, comprenant la corticostérone libre et la corticostérone liée à des globulines.
Cependant, pour les raisons évoquées précédemment à travers le « reactive scope model », l’utilisation de plusieurs indicateurs de la charge allostatique nous a paru pertinente. Nous avons donc aussi choisi de mesurer la réponse immunitaire (via la phytohaemagglutinine, PHA), car elle peut contribuer, à travers les coûts associés àDégradation de l’habitat et réponse au stress : de la physiologie à la biologie de la conservation l’activation et au maintien du système immunitaire, à la charge allostatique (Lochmiller and Deerenberg 2000). La réponse immunitaire à la PHA est classiquement utilisée pour déterminer la réponse cellulaire des organismes via des mécanismes adaptatifs à travers la prolifération des cellules T (ici du thymus) et des mécanismes innés impliquant d’autres leucocytes comme les granulocytes et les macrophages (Vinkler et al. 2010). Nous avons utilisé cette propriété en exposant une première fois les animaux à une injection (nous permettant aussi de standardiser les individus ayant des histoires d’exposition à la PHA différentes), puis en mesurant les réponses successives mises en place par les individus lors d’une deuxième exposition à la PHA. Nous avons aussi mesuré le stress oxydatif, c’est-à-dire le déséquilibre dans la balance oxydative en faveur d’éléments pro-oxydants tels que les ROS (Dowling and Simmons 2009). La production de ROS peut contribuer à la charge allostatique de plusieurs manières, soit en induisant un coût pour l’organisme via l’allocation de ressources telles que les caroténoïdes ou les vitamines vers les défenses anti-oxydantes ou par la production de défenses anti-oxydantes enzymatiques, mais aussi en dégradant par exemple l’ADN ou des protéines (Dowling and Simmons 2009).
Le modèle allostatique repose sur la capacité des animaux à faire face au coût énergétique des changements imprévisibles et prévisibles au cours de la vie de l’animal. Pour cette raison, nous avons mesuré différents paramètres régissant la balance énergétique des animaux. Tout d’abord, nous avons mesuré le métabolisme standard (SMR), c’est-à-dire le métabolisme des individus au repos. Comme dit précédemment, la corticostérone est intimement liée à la balance énergétique (Sapolsky et al. 2000), qui va à son tour contrôler les traits d’histoire de vie des animaux (croissance, reproduction, survie) (Steyermark 2002; Artacho and Nespolo 2009). Nous nous sommes aussi intéressés aux dépenses énergétiques au niveau cellulaire dans les organelles responsables de la production de la plus grande partie de l’énergie, les mitochondries. Le métabolisme mitochondrial au travers de la respiration et de la production d’ATP (adénosine triphosphate) se situe au croisement entre l’énergie disponible (endogène ou exogène) et son allocation vers les différentes fonctions métaboliques. Il peut être caractérisé par des niveaux de consommation d’oxygène, production d’ATP et production de ROS sur des mitochondries dans différents états in vitro. Le ratio de production d’ATP sur consommation d’oxygène (ATP/O) mesure l’efficacité mitochondrial, c’est-à-dire la quantité d’ATP produite à partir d’une molécule d’oxygène. Ce ratio est particulièrement intéressant car l’utilisation d’oxygène durant les processus d’oxydation et de réduction dans la chaine respiratoire entraîne la production de radicaux libres (ROS) (Brand 2005) La consommation d’oxygène, la production d’ATP et celle de ROS sont connues pour être plastiques et influencées différents paramètres tels que la reproduction (Metcalfe and Alonso-Alvarez 2010) ou la survie (Robert and Bronikowski 2010). Enfin, nous nous sommes intéressés au métabolisme lipidique à travers la concentration des lipides circulants chez les individus. Les GC stimulent la lipolyse mettant en circulation les acides gras stockés sous forme de tri-acide-glycérol ou au contraire vont stimuler le stockage des lipides. La mise à disposition des lipides ou leur stockage peuvent dépendre du niveau de satiété des individus et donc du statut énergétique de l’animal (Peckett et al. 2011). Les acides gras, une fois libres dans le plasma, peuvent être utilisés par les différents tissus comme substrats pour les processus d’oxydation/ réduction de la respiration.
Dégradation de l’habitat, corticostérone et traits démographiques
La physiologie de la conservation propose les GC pour évaluer l’impact d’une perturbation sur les populations animales. La théorie prédit que la dégradation d’un habitat va augmenter la charge allostatique à travers la sécrétion de GC qui va lors d’une sécrétion prolongée entraîner des effets délétères notamment au niveau démographique (Wikelski and Cooke 2006) Dans cette partie, nous avons cherché à mieux comprendre la relation entre dégradation de l’habitat, corticostérone (ou GC en général) et réponse démographique.
Nous avons utilisé pour cela 24 populations semi-naturelles de lézard vivipare (Zootoca vivipara), chacune composée de 3 classes d’âges (juvéniles, sub-adultes et adultes), que nous avons suivies durant 1 an. Les enclos ont été répartis en trois groupes de traitement qui diffèrent par l’accès à l’eau, la disponibilité des places de thermorégulation et des refuges ainsi que par le couvert végétal : (i) des enclos de bonne qualité correspondant à des conditions optimales pour le lézard vivipare, (ii) des enclos de qualité intermédiaire avec une dégradation légère et (iii) des habitats de mauvaise qualité avec une dégradation forte de l’habitat (voir article 1 pour plus de détails méthodologiques). Les différents traitements ont été mis en place au milieu du mois de juin et les lézards ont été aléatoirement repartis dans les 24 enclos. Nous avons alors suivi les individus sur une année grâce à deux sessions de capture : l’une avant l’hiver et l’autre au printemps après la fin des accouplements. Lors de la première session, les animaux sont capturés et mesurés dans la journée. Lors de la seconde session de capture, les animaux sont mis en élevage au laboratoire et, afin de poursuivre la manipulation des conditions environnementales, un traitement se focalisant sur la disponibilité en eau a été mis en place au laboratoire. Ainsi, la moitié des animaux de chaque type d’habitat a été assignée à l’un de deux régimes hydriques possibles (control ou restreint). Nous avons mesuré avant le stress hydrique trois traits physiologiques: le taux basal de corticostérone, la concentration en lipides circulants des individus et la réponse immunitaire via la PHA. Sur l’année de l’expérimentation, la survie, la croissance et différents paramètres de reproduction ont été mesurés afin de déterminer l’impact de la dégradation sur la valeur adaptative des individus et la possible relation avec les différents indicateurs physiologiques, soit la charge allostatique.
Nous avons fait les hypothèses que (i) la dégradation de l’habitat entraînerait une augmentation de la charge allostatique se traduisant par une augmentation du taux de corticostérone et une modulation de l’immunité et des lipides circulants, (ii) que les changements dans les traits physiologiques augmenteraient linéairement avec le degré de dégradation de l’habitat, (iii) mais aussi que la dégradation de l’habitat interagirait avec les demandes prévisibles de l’organisme (i.e. la reproduction) créant des charges allostatiques différentes en fonction du cycle de vie des animaux et de leur sexe. (iv) Nous nous attendions en parallèle des changements physiologiques à des changements dans les traits d’histoire de vie traduisant une surcharge allostatique. (v) De plus, nous avons fait l’hypothèse que la restriction en eau pourrait avoir un effet cumulatif, accentuant la charge allostatique, se traduisant par des effets au niveau de la reproduction plus marqués chez les femelles d’habitat dégradé ou à l’inverse des effets plus marqués chez les animaux d’habitat de bonne qualité, traduisant une possible adaptation au « stress » par la suppression de la réponse. Nos résultats indiquent que la dégradation de l’habitat a eu des effets différents en fonction des classes d’âges et de la saison (article 1). Lors de la période pré-hivernale, nous n’avons pas détecté d’effets de la manipulation de l’habitat sur les traits physiologiques et démographiques. Au contraire, après l’hiver, les traits physiologiques ont été affectés par la manipulation environnementale, mais de manière variable en fonction du sexe et de l’âge des individus. En accord avec nos prédictions, les effets sur la charge allostatique ont été les plus marqués durant la reproduction chez les classes d’âges matures sexuellement (individus âgés de deux ans et plus à la fin de l’expérience). En particulier, la dégradation de l’habitat a induit une augmentation des taux basaux de corticostérone chez les animaux les plus âgés. Chez les juvéniles, ce sont les niveaux de triglycérides qui ont été affectés par la dégradation de l’habitat. Finalement, la réponse immunitaire chez les animaux de deux ans tend à décroître avec la dégradation de l’habitat tandis que l’inverse est observé chez les animaux de plus de deux ans. La perturbation environnementale a également affecté les traits d’histoire de vie des adultes : nous avons ainsi observé (i) une baisse de la survie chez les mâles adultes et sub-adultes,
(ii) un retard dans la date de mise-bas chez l’ensemble des femelles, et (iii) un nombre de jeunes vivants produits plus faible en moyenne. L’exposition au stress hydrique n’a en revanche pas eu d’effets additifs comme nous l’avions prédit. Ce traitement étant appliqué sur la dernière phase de gestation pendant une année particulièrement favorable à la reproduction (taille de ponte et proportion de femelles plus élevé que la normale, pers. obs.), cette absence d’effets peut simplement indiquer que les traits reproducteurs étaient déjà déterminés lors du traitement hydrique.
Si cette étude indique que les niveaux basaux de corticostérone peuvent en effet être de bons bio-indicateurs de la qualité de l’habitat, en revanche elle souligne l’importance de prendre en compte les différentes contraintes énergétiques auxquelles doivent faire face les individus. La partie II de cette thèse a justement l’objectif d’étudier plus en profondeur les mécanismes physiologiques de la réponse au stress des organismes en essayant d’intégrer les fonctions physiologiques principales (système immunitaire, stress oxydatif et métabolisme).
Effets directs, indirects et à long terme d’un stress chronique
Le modèle allostatique propose d’utiliser le taux basal de GC comme indicateur de la charge allostatique, c’est-à-dire de l’énergie dépensée par un individu pour maintenir son homéostasie. Nous avons donc choisi de manipuler la charge allostatique via un apport exogène de corticostérone (article 2 & 3). Pour cela, nous avons utilisé une méthode non-invasive par application topique développée dans notre équipe par Sandrine Meylan sur le lézard vivipare (Meylan et al. 2003). Les animaux ont été traités durant 21 jours avec une « pommade » contenant de la corticostérone puis la charge allostatique des individus a été mesurée en intégrant plusieurs traits physiologiques et démographiques décrits plus haut. Nous avons alors pu mettre en évidence des effets à court terme du traitement hormonal mais également à long terme. Une période de 21 jours correspond approximativement à 15-20% de la période d’activité annuelle d’un lézard vivipare, et donc couvre l’étendue probable d’un stress chronique lié à une dégradation sévère de l’habitat par un stress climatique saisonnier par exemple.
A court terme, l’augmentation chronique du taux basal de corticostérone entraîne une immunodépression (article 2), paradoxalement à un stress oxydatif plus faible dû à une baisse du taux de radicaux libres (article 2 & 3), ainsi qu’une augmentation du stockage des lipides dans le foie (article 3) qui se traduit également par une prise de masse plus importante chez les animaux traités avec de la corticostérone (article 2). En revanche, toutes ces modifications ne s’accompagnent pas de changements dans le niveau de dépenses énergétiques (mesuré par la production de CO2) au niveau de l’organisme entier (via la mesure de SMR), ni au niveau intracellulaire (via la consommation d’oxygène des mitochondries in vitro, voir l’article 3). En revanche, le traitement hormonal a induit une augmentation du nombre de mitochondries et la diminution de la fuite d’électrons durant le processus de respiration de la mitochondrie (article 3). Grâce au suivi dans des enclos en conditions semi-naturelles sur une année des différents paramètres physiologiques et démographiques dans le cadre de l’une de ces expériences, nous avons aussi pu montrer que l’augmentation chronique de la corticostérone impactait à long terme les traits physiologiques des individus. Contrairement à notre première étude sur la dégradation de la qualité de l’habitat qui démontrait un effet âge-dépendant de la réponse à la perturbation de l’environnement, l’élévation expérimentale des taux de corticostérone a affecté de la même manière les différentes classes d’âges mais a eu certains effets sensiblement différents sur les sexes (article 2). L’élévation expérimentale des niveaux de corticostérone a réduit de manière durable le stress oxydatif (i.e. un mois après l’arrêt du traitement). Par ailleurs, si l’élévation des niveaux de corticostérone n’a pas affecté à court et moyen termes les niveaux de triglycérides circulants, sur le long terme, nous avons pu observer que les femelles traitées l’année précédente par la corticostérone présentaient des concentrations plus élevées de triglycérides dans le plasma que les individus placebo alors qu’aucune différence n’a été observée chez les mâles. De même, les mâles traités à la corticostérone avaient une réponse immunitaire plus importante un an après l’arrêt du traitement au moment de la période de reproduction. En revanche, le suivi des paramètres démographiques à court et à long termes n’a pas mis en évidence d’effet de l’élévation des niveaux de corticostérone sur les paramètres de reproduction ou de survie, bien que nos données par classe d’âge et de sexe semblent indiquer que la survie des mâles adultes pourrait être favorisée comme dans une étude précédente (voir l’article 2 pour une discussion plus approfondie à ce sujet).
Ces travaux indiquent donc clairement que les mesures physiologiques doivent être interprétées avec précaution :
(i) Une seule mesure ne semble pas à elle seule pouvoir refléter l’état général de l’individu et dans notre cas, sa charge allostatique. Nous avons par exemple pu démontrer que les mesures de taux métaboliques standards au niveau de l’organisme (production de CO2 dans un état de repos) ne reflètent pas toujours les modifications observées à une échelle plus petite (au niveau mitochondrial) ou sur d’autres paramètres comme la production de ROS par exemple (article 3). Cependant, nos travaux suggèrent que l’utilisation d’indicateurs complémentaires comme l’immunité ou la circulation des lipides plasmatiques permet de mieux caractériser les demandes individuelles et de mieux estimer la charge allostatique des animaux (article 2).
(ii) Un suivi sur plusieurs mois est nécessaire pour mieux appréhender l’effet d’un stress chronique sur les différents paramètres physiologiques et les traits d’histoire de vie des individus. De plus, selon la période du cycle de vie étudiée, les réponses mises en place suite à une perturbation seront ou non détectables. Nos résultats indiquent clairement que l’exposition à un stress chronique va, en plus des effets à court terme attendus (article 2 & 3), engendrer des effets à long terme qui se manifestent durant les périodes de contraintes énergétiques (ici la reproduction). Ce point était déjà suggéré lors de notre étude menée sur l’effet de la dégradation de l’habitat (article 1).
(iii) Il semble exister un réel découplage entre les modifications physiologiques et démographiques. Nous avons par exemple observé différents effets physiologiques de la corticostérone avec peu de conséquences sur les traits d’histoire de vie.
Des mesures à affiner et à compléter
Ces différents résultats nous poussent à nous interroger sur la pertinence et la signification des taux basaux de corticostérone. Ne faudrait-il pas y associer d’autres composantes de cette réponse hormonale telles que la réponse au stress (après une manipulation) et la résilience (la capacité des individus à retourner à l’état initial)?
Plusieurs études ont montré que la réponse au stress pouvait être modulée par une perturbation chronique. Par exemple, chez le manchot des antipodes (Megadyptes antipodes), la réponse hormonale suite à un stress de manipulation est plus importante chez les animaux présents sur des sites les plus touristiques (Ellenberg et al. 2007) alors que les taux basaux ne différent pas entre les sites. Chez notre espèce, l’étude de laréponse à un stress aigu n’avait été étudiée qu’à deux reprises (Dauphin-Villemant and Xavier 1987, Mugabo et al en révision). Dans les deux cas, on observe une augmentation de l’ordre de 50 à 100% de la sécrétion de corticostérone plusieurs minutes après l’application d’un « stress » ponctuel. Dans un projet de cette thèse s’intéressant aux personnalités, nous avons suggéré un lien entre la réponse au stress suite à une manipulation courte et l’agressivité des individus. En revanche, aucun lien entre le comportement et les taux basaux de corticostérone n’a été observé (article 4). Ce résultat suggère que la réponse au stress pourrait être un meilleur indicateur des réponses comportementales chez notre espèce.
D’autre part, chez l’iguane des Galápagos, la capacité des animaux à rétrocontrôler leur sécrétion de corticostérone (résilience) a été associée à une meilleure capacité à survivre suite à un évènement de jeûne, suggérant que les animaux n’étant pas capables de rapidement rétrocontrôler leur sécrétion entrent dans ou maintiennent plus longtemps un état délétère (Romero and Wikelski 2010). Ce dernier point a été soulevé par John C.Wingfield (Wingfield 2013a; Wingfield 2013b) mais reste peu étudié à notre connaissance. Des changements dans la réponse au stress ou la résilience des individus pourraient expliquer pourquoi nous observons des effets démographiques (article 1) et physiologiques (article 2) sans changement significatif du taux basal de corticostérone. Il est à noter cependant que la mesure de la cinétique de la réponse au stress, donc de la résilience, requiert des échantillonnages de plasma répétés qui posent des problèmes protocolaires et éthiques sur des petites espèces comme notre lézard. Nous avons donc tenté de développer au cours d’une étude préliminaire en début de thèse des méthodes alternatives non invasives basées sur les fèces ou des prélèvements de salive, mais nos premiers résultats avec ces approches ne sont pas très concluants (données personnelles non publiées). Ainsi, nous avions tenté durant le mois d’avril 2014 de prélever de la salive chez des mâles adultes de lézard vivipare via un morceau de coton. Cependant, cette méthode s’est avérée peu efficace chez notre espèce pour deux raisons (i) du fait de la quantité très faible de matériel récupéré et (ii) de gammes de mesures très peu variables allant de 1.04 à 3.2 ng/ml. Ces valeurs sont environ dix fois inférieures à ce qui est dosé dans le plasma chez cette espèce et sont trop proches de la limite de détection des kits que nous utilisons.
Une autre explication pourrait venir de la manière dont nous mesurons le taux basal de corticostérone. Lors de nos études, nous avons mesuré indistinctement la corticostérone libre et celle couplée à des globulines (CBG pour « corticosterone binding globulins »), mais il est connu que la concentration totale de corticostérone peut varier indépendamment de la fraction disponible pour les tissus (Breuner et al. 2013). Dans leur revue récente sur le sujet, Breuner et al (2013) soulignent le fait que l’application d’un stress entraînerait une modulation de la proportion de CBG, ce qui suggère que les CBG pourraient agir comme un réservoir (reservoir hypothesis). Une étude chez le macareux huppé (Fratercula cirrhata) a ainsi pu mettre en évidence que les proportions de CBG et de corticostérone libre variaient au cours du cycle de vie avec une proportion libre plus importante durant la période de reproduction (Williams et al. 2008) De plus, les auteurs observent une relation positive entre la proportion de CBG et l’indice de masse corporelle, tandis que l’utilisation du taux total de corticostérone indique une relation négative suggérant que la proportion de CBG peut être modulée par des facteurs internes (ici l’acquisition de nourriture). Chez le bruant à couronne blanche (Zonotrichia leucophrys), la fraction libre de corticostérone augmente drastiquement lors d’une réponse à un stress de manipulation mais surtout elle varie en fonction des contraintes environnementales (ici l’altitude) sans que des différences ne soient observées sur la concentration totale (Breuner et al. 2003). Une autre étude a montré que lors des phases de déclin chez le lapin américain (Lepus americanus) la concentration en cortisol libre augmentait (Boonstra 2004). Dans le cas de notre première expérience où la qualité de l’habitat a été manipulée, mais aussi dans le cas des études des effets à long terme d’un stress chronique, des différences dans les proportions de CBG et de corticostérone libre pourraient aussi expliquer les patrons physiologiques et démographiques observés. Par exemple, malgré l’absence significative de changements des taux basaux totaux sur le long terme entre animaux ayant subi un stress chronique et ceux n’en n’ayant pas expérimenté (article 1 & 2), il est possible que des changements dans la fraction libre de corticostérone aient contribué à certains traits physiologiques observés.
L’un dans l’autre, il apparait donc que l’utilisation du taux basal de corticostérone comme indicateur de la charge allostatique ne soit pas entièrement satisfaisante dans la mesure où des effets physiologiques et démographiques ne sont pas toujours reflétés par des variations de cet indicateur. Cela n’exclut pas que des mesures plus complètes de la résistance et de la résilience de la sécrétion de corticostérone en réponse à un stress aigu, mais aussi des proportions de corticostérone libre, pourraient permettre une description plus complète et plus satisfaisante de la contribution de la sécrétion de corticostérone à la charge allostatique. En particulier, l’étude de la résilience et de la résistance au stress, qui pourraient être mesurées de façon non-invasive via la salive si le protocole testé dans cette thèse était amélioré, constituerait une approche intéressante à poursuivre dans des travaux de physiologie de la conservation sur notre espèce modèle. Notre étude suggère aussi que l’utilisation d’indicateurs complémentaires tels que l’immunité ou le taux de lipides circulants semblent constituer une piste intéressante à considérer. En effet, le découplage entre les variations de ces indicateurs et les variations du taux basal de corticostérone chez notre espèce permet de mieux cerner les effets d’un stress chronique (article 1 & 2). Des résultats similaires ont été obtenus chez une espèce d’iguane (French et al. 2010) où les animaux issus de sites perturbés par le tourisme ne présentent pas de différences significatives dans leur taux basaux de corticostérone, mais des différences dans leur immunité et leur paramètres démographiques.
La nécessité de prendre en compte les besoins spécifiques associés au cycle de vie
Un autre point qui nous semble important de discuter ici est l’importance de prendre en compte le cycle de vie des animaux et les demandes spécifiques des sexes afin de déterminer le choix des indicateurs de la charge allostatique. Nos deux études menées à long terme (article 1 & 2) n’ont pas pu mettre en évidence d’effets des différents traitements durant la période précédant l’hiver (à la fin de la saison estivale et donc d’activité). L’été 2014 a été particulièrement favorable avec d’importantes précipitations en début d’été et une survie et une croissance annuelle élevées, suivies d’une très bonne année de reproduction en 2015. Ces conditions favorables et donc peu contraignantes auraient pu permettre aux individus de faire des réserves énergétiques leur permettant alors de faire face aux différentes perturbations. Cela peut en partie expliquer l’absence d’effets de nos traitements (dégradation de l’habitat et hormonaux) à cette période. Cependant, les résultats observés lors de la saison de reproduction indiquent clairement que les contraintes propres aux animaux (statut de reproduction et âge) vont avoir une importance cruciale en venant s’ajouter à la charge allostatique déjà expérimentée par les individus. De même, il a été montré des changements saisonniers à la fois dans les taux basaux de corticostérone et les taux associés à la réponse au stress entre saisons, avec généralement un taux basal plus fort et une réponse plus faible durant la saison de reproduction (Romero 2002). Par exemple, Liebl et al (2012) ont mis en évidence chez le moineau domestique que la réponse au stress était plus forte pendant la reproduction que durant la période de mue (après reproduction). Les auteurs ont également observé des changements dans l’expression des ARN messagers codant pour les récepteurs des GC et des minéralocorticoïdes lors de ces deux périodes.
En dehors de ces effets saisonniers (voir articles 1 & 2) chez notre espèce, plusieurs études ont déjà montré les actions condition-dépendantes de la corticostérone. Plus précisément, des élévations expérimentales des niveaux de corticostérone ont eu des effets différents sur l’activité en fonction du statut nutritif des animaux (Cote et al. 2010a) sur le comportement de dispersion des jeunes en fonction de l’âge de la mère (Meylan et al. 2004) et sur le métabolisme en fonction du sexe des individus (Cote et al. 2010a; Meylan et al. 2010). Nos travaux vont aussi dans ce sens avec des effets différents entre les classes d’âge et de sexe et soulignent donc l’importance de considérer l’ensemble de la population afin d’avoir une véritable idée de l’effet d’une perturbation.
Les glucocorticoïdes constituent un médiateur de la réponse à une perturbation
Lors de la perception d’une perturbation, différents mécanismes vont s’activer afin de permettre à l’individu de s’adapter aux nouvelles contraintes rencontrées comme des changements comportementaux ou physiologiques (Johnson et al. 1992). Un processus physiologique majeur impliqué dans cette réponse est la réponse de l’axe HPA (hypothalamo-hypophyso-surrénalien) ou HPI (hypothalamo-hypophyso-interrénal) en fonction des espèces, plus couramment appelé axe du « stress ». La stimulation de cet axe par une perturbation brutale de l’environnement aboutit à une augmentation de la sécrétion de glucocorticoïdes (GC, voir figure 1). Il est reconnu que la sécrétion de GC permet aux individus de faire face aux perturbations en mettant en place diverses réponses physiologiques et comportementales ayant pour vocation d’éviter tout effet délétère direct et à court terme (Sapolsky et al. 2000; Peckett et al. 2011; Crespi et al. 2013). Les modulations de l’axe HPA peuvent survenir aussi bien lors d’évènements imprévisibles (comme l’attaque d’un prédateur) que lors d’évènements prévisibles (par exemple, l’engagement de la reproduction) afin de faciliter l’allocation des ressources vers les fonctions en réclamant (Schulkin 2011; Crespi et al. 2013). Dans le cadre des changements globaux, les nouvelles perturbations rencontrées par les individus leur demandent d’allouer du temps et de l’énergie pour faire face à des changements imprévisibles et parfois durables, accentuant les compromis d’allocation déjà existants entre les différentes tactiques d’histoire de vie (Wingfield 2008; Angelier and Wingfield 2013). On peut par exemple citer l’existence du compromis entre reproduction et survie chez de nombreuses espèces d’oiseaux, et l’implication des glucocorticoïdes dans l’abandon du nid par les parents lors d’une perturbation imprévisible afin de favoriser la survie immédiate (Wingfield 2003). Ces changements d’allocation entre les différentes fonctions ont un impact sur la valeur adaptative présente des individus, ou fitness immédiate, mais aussi sur leur descendance via la transmission d’effets parentaux (Meylan et al. 2012), et donc par extension sur la dynamique des populations (Beckerman et al. 2002). De ce fait, l’étude des réponses individuelles mises en place par la sécrétion des glucocorticoïdes, à la fois au niveau physiologique et démographique, constitue un aspect important dans la compréhension des impacts des changements globaux (Angelier and Wingfield 2013).
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Table des matières
Remerciements
Introduction générale
Le rôle des glucocorticoïdes dans un monde changeant
Les glucocorticoïdes constituent un médiateur de la réponse à une perturbation
Les glucocorticoïdes ont des effets multiples et complexes
La physiologie de la conservation : les GC comme indicateur de l’état des populations
Le modèle allostatique
Description générale
Le « reactive scope model »
Dégradation de l’habitat et allostasie
Objectifs de la thèse
Objectif général
Le modèle biologique
Choix des indicateurs de la charge allostatique
Synthèse des résultats
Partie I : Dégradation de l’habitat, corticostérone et traits démographiques
Partie II : Effets directs, indirects et à long terme d’un stress chronique
Discussion
Des mesures à affiner et à complèter
La nécessité de prendre en compte les besoins spécifiques associés au cycle de vie
Bibliographie
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