Les déformations différées des bétons, qu’elles soient d’origine physico-chimique, comme le retrait endogène et de dessiccation, ou d’origine mécanique, comme le fluage, peuvent mettre en cause la durabilité des ouvrages. En effet, ces déformations sont à l’origine de la fissuration, de pertes de précontrainte, d’une redistribution des contraintes et même, plus rarement, de la ruine de l’ouvrage.
Le risque de rupture par fluage a été observé dans plusieurs ouvrages d’art. On peut citer l’effondrement du terminal 2E de l’aéroport international de Roissy, la rupture de plusieurs barrages en béton en chine (Xiluodu (278m), Xiaowan (292m) et le Jingping (305m)), ainsi que la rupture des ouvrages dans le cas d’appareillage des éléments de maçonnerie comme la rupture de la tour de Pavia Civic en 1989, la tour de Saint Magdalena à Goch (Allemagne) en 1993, la rupture partielle de la cathédral Noto (Italie) en 1996 et la rupture sévère de la tour de la Cathédrale Monza (Italie) à cause d’anomalies liées au comportement différé.
L’évolution des déformations différées du béton constitue aussi un problème majeur dans les enceintes de confinement des centrales nucléaires. La pression interne dans les centrales nucléaires peut atteindre une valeur de l’ordre de 0,5 MPa lors des épreuves d’enceintes et peut induire des contraintes de traction verticale et ortho-radiale dans des zones spécifiques de la structure interne. Si le fluage est sous-estimé, ces contraintes peuvent être proches de la résistance à la traction du béton et par conséquent initier ou étendre des fissures déjà existantes. Ces nouvelles fissures sont responsables des pertes de précontrainte et de l’augmentation de la perméabilité et de la diffusivité de l’enceinte, susceptible de libérer des éléments radioactifs dans l’environnement. La prédiction des déformations différées est alors primordiale pour l’étude de l’aptitude à la fonctionnalité pérenne des structures en béton surtout lorsqu’elles sont soumises à des taux de chargement élevés.
Le fluage est conditionné par les déformations induites par la viscoélasticité de la pâte de ciment et l’évolution des fissures (Mazzotti et Savoia, 2002). Pour des faibles niveaux de sollicitation, la viscoélasticité peut être considérée comme linéaire et, en cas de déchargement, le matériau retrouve sa position initiale. Par contre, pour des niveaux élevés, la microfissuration se développe et interagit avec la viscoélasticité avec une déviation de la linéarité de la réponse mécanique instantanée. Les premiers résultats expérimentaux ont montré que la résistance du béton diminue avec le temps sous fluage jusqu’à la rupture (Rüsch, 1960). Ce phénomène est connu sous le nom de fluage non-linéaire ou fluage tertiaire (Freudenthalt et Roll, 1958 ; Mazzotti et Savoia, 2002). Les essais de fluage sont longs et les résultats obtenus sont fortement influencés par l’âge du béton au moment du chargement, le type et le niveau de contrainte appliquée et les conditions d’environnement (température, hygrométrie, …). Malgré le nombre important d’études réalisées, les mécanismes mis en jeu lors du fluage du béton ne sont toujours pas bien connus jusqu’à maintenant et en particulier le fluage de traction qui est une problématique importante dans les structures en béton (Cook, 1972). Par-ailleurs, la modélisation de l’interaction entre la viscoélasticité et l’endommagement a été abordée en couplant des modèles de fluage linéaire avec des modèles d’endommagement (Omar, 2004 ; Challamel et al., 2005 ; Reviron et al., 2007 ; Benboudjema et Torrenti, 2008) ou en plaçant un modèle de plasticité en série (Ruiz et al., 2007). Des modèles de fissuration discrète ont été aussi développés ; les fissures évoluent et interagissent ainsi avec les déformations différées du matériau (Masuero et Creus, 1995). Mais ces modèles macroscopiques nécessitent pour la plupart la calibration d’un grand nombre de paramètres ou l’utilisation de paramètres artificiels pour pondérer la part de la viscoélasticité dans l’évolution de l’endommagement.
Déformations différées du béton sous une charge soutenue
Définition du fluage du béton
Après plusieurs années sous chargement constant, le béton continu de se déformer et les déformations de fluage atteignent typiquement des valeurs deux à six fois plus grandes que la déformation élastique initiale (Bazant, 2001). Par l’application d’une charge sur un spécimen en béton, on mesure tout d’abord une déformation élastique qui prend place au moment de l’application de la charge, et qui est instantanément recouvrable. Durant la durée d’application de la charge, des déformations différées ou viscoélastiques, associées au mouvement de l’eau dans la microstructure, apparaissent également. Ces déformations sont asymptotiquement recouvrables quand la charge est enlevée. Des déformations viscoplastiques ou visqueuses apparaissent aussi avec le temps et augmentent avec la durée d’application de la charge. Ces déformations sont dues à l’écoulement visqueux dans le matériau comme le glissement ou le cisaillement des hydrates ‘lubrifiés’ par des couches d’eau adsorbées et sont généralement non recouvrables sauf éventuellement par inversion des contraintes. Finalement, une partie des déformations est due au développement des microfissures dans le matériau.
La recouvrance du fluage peut être expliquée par la libération graduelle de l’énergie de déformation stockée dans les silicates de calcium hydratés (C-S-H) durant le fluage à cause de la retenue visqueuse de l’eau adsorbée. A noter que la recouvrance de fluage dépend de l’état de déformation au moment du déchargement et de la magnitude de la recouvrance de la déformation élastique (Gopalakrishnan et al., 1970 ; Guénot-Delahaie, 1997).
Une conséquence du fluage est la relaxation qui se traduit par la diminution graduelle des contraintes dans l’élément soumis à des déformations imposées maintenues constantes dans le temps. Comme pour le fluage, plus l’âge du béton au moment du chargement est avancé plus la relaxation sera faible. Généralement, on dispose de très peu de données expérimentales concernant la relaxation du béton du fait de la difficulté de mise en œuvre d’un essai représentatif. Pour cela, les expressions proposées pour la relaxation du béton dépendent à chaque fois du fluage qui est plus facile à déterminer en laboratoire (Klug et Wittman, 1970).
La déformation de fluage est conventionnellement décomposée en une déformation de fluage propre et de fluage de dessiccation. Chacune de ces composantes correspond à une configuration d’ambiance de conservation différente (en humidité relative). Cette décomposition est nécessaire car le fluage du béton est très sensible à l’humidité relative (Hannant, 1968). Le fluage propre évolue suivant deux phases successives : le fluage à court terme, dû à un processus de micro-diffusion de l’eau capillaire (Ghosh, 1973 ; Wittman, 1982 ; Bazant et Chern, 1985 ; Ulm et Acker, 1998), et le fluage à long terme, dû au phénomène de rupture potentielle des liaisons atomiques dans les C-S-H, indépendamment du type du béton, et dont l’origine se trouve dans les pores d’hydrates (Bazant et Li, 1997; Tamtsia et Beaudoin, 2000). Dans le cas du fluage de dessiccation, les éprouvettes en cours de séchage fluent plus que les éprouvettes protégées qui restent quant à elles à une hygrométrie élevée (effet Picket). Le fluage de dessiccation peut s’expliquer par deux phénomènes distincts : une part structurelle sous chargement en compression liée à la réduction des microfissures générées par la dessiccation (Bazant et Chern, 1985 ; Bazant et Yunping 1994) et une part intrinsèque due aux mécanismes physico-chimiques résultant de la concentration des contraintes sur le gel de C-S-H et l’augmentation de la dépression capillaire (Brooks, 2001 ; Kovler, 2001). Il est généralement admis que le fluage est la combinaison de ces mécanismes avec un effet plus important à l’échelle des hydrates du ciment.
Plusieurs paramètres présentent une influence sur la magnitude et la cinétique des déformations différées. Le fluage propre est d’autant plus faible que le degré hygrométrique interne du matériau est faible (Glucklich et Ishai, 1962 ; Bazant et Chern, 1985 ; Tamtsia et Beaudoin, 2000 ; Vanderwalle, 2000 ; Acker et Ulm, 2001). Le potentiel de fluage augmente avec la teneur en eau ou le rapport eau sur-ciment (E/C), et diminue avec l’accroissement de la résistance mécanique de la pâte de ciment (Reinhardt et Rinder, 1998). De plus, selon le type de ciment, la quantité relative des espaces de gel C-S-H vides varie et influence le comportement des C-S-H (Neville, 1959 ; Pane et Hansen, 2002). La viscosité de la pâte de ciment et la désorption de l’eau de la surface de gel est par-ailleurs sensible à la température (Nasser et Neville, 1965 ; Westmen, 1999). Les caractéristiques microstructurales des granulats, leur granulométrie et la qualité des grains influencent aussi l’évolution de la déformation en influençant la raideur, la porosité à l’interface pâte-granulats et la microfissuration (Belarbi et al., 1997).
Théories de fluage
Plusieurs théories sont proposées pour expliquer le phénomène de fluage du béton: la théorie de déformation mécanique (Freyssinet, 1951), la théorie plastique (Glanville et Thomas, 1939), la théorie de viscosité (Reiner, 1949, Bernal et Megaw, 1935), la théorie de suintement et de l’eau adsorbée (Glucklich et Ishai, 1962) et enfin la théorie de solidification et de consolidation (Bazant et Prasannan, 1988 ; Bazant et Prasannan, 1989). La plupart de ces théories trouvent leur origine dans la présence de l’eau au sein du matériau. La théorie du flux visqueux postule que le fluage apparaît dans la pâte de ciment hydratée soumise au chargement constant. La théorie plastique suggère que le fluage du béton peut être dû au flux cristallin, ce dernier étant le résultat du glissement entre les différents plans des feuillets cristallins. La théorie de suintement requiert que le ciment hydraté est un gel rigide et le fluage est dû au suintement de l’eau du gel sous la pression. Ainsi, l’application d’une charge produit un départ des composants visqueux vers les vides du squelette. Généralement le fluage est considéré comme étant la combinaison de plusieurs mécanismes qui agissent simultanément. Le mécanisme réel du fluage du béton est généralement associé à la pâte de ciment hydratée et peut être considéré comme une propriété intrinsèque du matériau. Le développement des microfissurations est un mécanisme de fluage apparent et contribue aussi à la déformation observée.
La majorité des études expérimentales sur le fluage du béton ont porté sur le fluage en compression, mais peu sur le fluage en traction. La comparaison entre le fluage en compression et en traction montre des similitudes (Pane et Hansen, 2002) et quelques différences (Neville, 1955 ; Brooks et al., 1978 ; Atrushi, 2003 ; Kristiawan, 2006 ; Bissonnette et al., 2007). Ces auteurs expliquent ces différences (magnitude, cinétique, recouvrance,…) par des mécanismes différents et par plusieurs facteurs :
• l’indépendance entre le fluage endogène, mais aussi d’autodessiccation, et les déformations induites par le chargement ;
• l’utilisation du principe de superposition (de Boltzman) ;
• les conditions liées aux dispositifs de mesures, aux dimensions des éprouvettes et aux conditions de chargement comme la température…
Mais le peu d’essais en traction sur béton ne permet pas de donner une conclusion sur les mécanismes. Par conséquent, on va s’intéresser dans ce travail au fluage en traction directe et indirecte (par un essai de flexion trois points).
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Table des matières
Introduction
1 Etat de l’art
1.1 Déformations différées du béton sous une charge soutenue
1.1.1 Définition du fluage du béton
1.1.2 Théories de fluage
1.1.3 Fluage en flexion
1.1.4 Fluage en traction
1.1.5 Couplage fluage-endommagement
1.1.6 Fluage tertiaire
1.2 Mécanismes de rupture du béton
1.2.1 Principes de la mécanique non-linéaire de la rupture
1.2.2 Calcul des paramètres de rupture du béton
1.3 Apport de la technique d’émission acoustique
1.3.1 Application aux matériaux cimentaires
1.3.2 Analyse des signaux acoustiques
1.4 Modélisation du fluage du béton
1.4.1 Présentation
1.4.2 Comment le couplage fluage-endommagement est modélisé?
1.5 Intérêt de l’étude
2 Techniques et méthodes expérimentales
2.1 Matériaux et méthodes
2.1.1 Formulation des matériaux : béton et mortier
2.1.2 Géométrie des éprouvettes et conservation du matériau
2.1.3 Propriétés mécaniques du béton
2.1.4 Dispositif d’essais de fluage en flexion trois points
2.1.5 Dispositif d’essais de rupture en flexion 3 points
2.2 Présentation de la technique de l’émission acoustique (EA)
2.2.1 Principe de la technique d’EA
2.2.2 Caractéristiques des signaux d’EA
2.2.3 Localisation des sources d’endommagement
2.3 Mise en pratique de la technique d’EA
2.3.1 Dispositifs de mesure d’émission acoustique
2.3.2 Procédure expérimentale
2.4 Bilan
3 Résistance résiduelle du béton après fluage
3.1 Méthodologie de l’étude du comportement différé du béton
3.1.1 Protocole expérimental
3.1.2 Détermination des paramètres à la rupture
3.2 Mesures du fluage et de la rupture du béton
3.2.1 Comportement à la rupture du béton avant fluage
3.2.2 Analyse des essais de fluage propre en flexion
3.2.3 Résistance résiduelle du béton après fluage
3.3 Application de la technique d’EA aux essais de rupture en flexion trois points
3.3.1 Principe d’utilisation de la technique
3.3.2 Localisation des EA dans le béton à la rupture
3.3.3 Analyse de la signature acoustique des EA durant la rupture
3.4 Exploitation de la technique d’EA pour évaluer l’endommagement et la rupture du béton
3.4.1 Détermination des paramètres de rupture du béton par la technique d’EA : largeur et longueur de la zone de microfissuration
3.4.2 Corrélation entre la longueur de fissuration et l’énergie de fissuration
3.4.3 Calcul de l’endommagement
3.5 Analyse des essais de fluage et des essais de rupture sur poutres de mortier
3.5.1 Essais de rupture en flexion trois points
3.5.2 Fluage propre
3.5.3 Effet du fluage propre sur le comportement à la rupture du mortier
3.5.4 Traitement des données d’EA dans la matrice mortier
3.6 Bilan
4 Suivi de l’endommagement du béton sous fluage par l’émission acoustique
4.1 Analyse de l’activité acoustique au cours du fluage propre en flexion
4.2 Suggestion d’explication du processus de rupture sous fluage à l’aide des essais en dessiccation
4.2.1 Essais de fluage propre et de dessiccation combinés
4.2.2 Suivi des essais de fluage combinés propre – dessiccation par la technique d’EA
4.2.3 Essais de fluage de dessiccation
4.2.4 Détermination de l’endommagement au cours du fluage
4.2.5 Bilan sur les essais de dessiccation sur béton
4.3 Essais de fluage de dessiccation sur des poutres de mortier
4.4 Effet du fluage de dessiccation sur le comportement à la rupture du béton
4.4.1 Analyse de la résistance résiduelle
4.4.2 Fluage en flexion trois points sur des poutres endommagées
4.5 Identification des mécanismes d’endommagement
4.5.1 Présentation de l’analyse statistique multi-variable
4.5.2 Classification des mécanismes d’endommagement durant le fluage
4.6 Bilan
5 Modèle mésoscopique viscoélastique non-linéaire
Conclusion