La victime, un artefact social du conflit
Victimologie, reconstruction et politique
Depuis les années 1980, les victimes se sont vues accorder un statut et une préséance jusqu’alors inédite au sein de la justice transitionnelle27. Certes, la consécration des victimes ne se limite pas à ce domaine. « Société des victimes28 », « ère des victimes29 », « temps des victimes30 », autant d’expressions qui mettent de l’avant le sentiment que « [les] victimes ont tout envahi : les imaginaires, les médias et la politique […]31 ». Cette impression résulte, notamment, de la convergence de trois phénomènes — l’essor important de la psychiatrie, l’avènement de l’individu comme sujet du droit national et international ainsi que des multiples luttes pour la reconnaissance politique et mémorielle qui en ont découlé32 — trois évènements qui ont fait des « victimes », une catégorie d’acteurs désormais incontournable. Cependant, l’importance accordée aux victimes dans le champ de la justice d’après-guerre est particulièrement révélatrice. Absentes lors du Tribunal de Nuremberg, la présence des victimes parait dorénavant indissociable de la réussite des procédures visant à faire la vérité sur les exactions du passé et à lutter contre l’impunité afin de construire, ultimement, un avenir sur des bases renouvelées33. C’est désormais au nom des victimes que les mécanismes de justice transitionnelle sont mis en place, si ce n’est pas directement en réponse à leurs revendications34. À ce titre, pensons au cas emblématique de la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas (CONADEP – Commission nationale sur la disparition de personnes) qui a découlé de l’activisme des Madres de la Plaza de Mayo (ou Mères de la place de Mai) en Argentine.
Tandis que les victimes sont peu à peu devenues un enjeu dans l’espace juridique, la criminologie s’est dotée d’une branche spécifique pour étudier cette catégorie sociale, la victimologie36. Les pionniers de ce champ d’études, tels que Benjamin Mendelsohn, Hans von Hentig et Marvin Wolfgang, se sont d’abord intéressés à ce que l’examen des victimes pouvait amener à la compréhension du crime37. Ce n’est qu’avec la dénonciation des disparitions forcées en Amérique latine par la communauté internationale que les victimes des violences politiques sont devenues un champ d’études pour quelques victimologues 38. En parallèle, les victimes ont aussi reçu l’attention de la science politique. Essentiellement abordées dans des études portant sur la mémoire collective39 et sur les mobilisations sociales40, les victimes sont devenues, depuis peu, un objet à part entière des recherches sur les conflits41. Bien que ces trois disciplines — le droit, la criminologie et la science politique — semblent indispensables pour définir la notion de victime, nous désirons essentiellement susciter un questionnement de cet objet d’étude dont la science politique se saisit trop souvent sans interroger les luttes de signification qui entourent la définition même du terme de victime et les multiples usages qui en sont faits42. Dans le langage courant, le terme « victime » est employé pour désigner la personne ayant subi un préjudice ou la partie lésée dans ses droits civils et politiques, voire sociaux43. Partant de cette conception familière, nous souhaitons mettre en évidence les enjeux définitionnels qui entourent le terme de victime dans un contexte de transition politique, en nous attardant plus spécifiquement aux commissions de vérité en tant que mécanisme de justice transitionnelle. Pour ce faire, une lecture simultanée de la littérature en science politique et en criminologie apparaît comme la démarche la plus adaptée. La première partie de ce chapitre est donc consacrée à la figure de la victime, par rapport à celle qui lui est antinomique, l’agresseur. Cependant, les commissions de vérité sont également des « entrepreneurs mémoriels » et, en tant qu’émetteur d’un discours sur les violences politiques, elles contribuent à définir les victimes. Aussi, la deuxième partie de ce chapitre s’attarde plus longuement sur les commissions de vérité en tant que processus de cadrage de la catégorie victimaire.
La justice « pour » les victimes : une approche légaliste
Puisque les commissions de vérité sont principalement des mécanismes instaurés lorsqu’une société, à la sortie d’un conflit violent, souhaite tourner la page sur son passé trouble, il est parfois plus facile de circonscrire la catégorie de victimes à l’aide de chiffres et de statistiques, plutôt que d’en donner une définition substantielle44. Néanmoins, dans une volonté de dépasser la logique du dénombrement, le droit international propose une littérature abondante faisant référence à la définition des victimes de violences politiques. Divers instruments du droit international offrent d’ailleurs une définition de ce type de victimes45, tels que la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir46, les Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire47 et dans le Règlement de procédure et de preuve de la Cour pénale internationale48. Bien qu’un certain nombre d’éléments définitionnels soient partagés par ces traités internationaux, il existe, néanmoins, des divergences significatives ; c’est dire à quel point la définition de la victime ne fait pas consensus. L’idée de victimes en tant qu’objets du droit trouve écho dans la littérature sur les commissions de vérité.
Ces approches, basées essentiellement sur les droits humains (rights-based approaches), définissent les victimes en fonction des normes du droit international49. La conception des victimes se construit alors en référence à la nature des crimes qu’elles ont subis (par exemple, victimes de violences sexuelles, de disparitions forcées, violations de droits humains, etc.), ainsi qu’aux caractérisations de ces crimes (telles que crime contre l’humanité, génocide, politicide, etc.). Cette approche se traduit aussi dans le discours des commissions de vérité, où la « vérité » rapportée est souvent exprimée à l’aide du langage juridique50. Ce cadrage légaliste se perçoit, notamment, par les titres à connotation « juridico-légale » conférés aux victimes en fonction des rôles qui leur sont attribués au sein des commissions de vérité (victime-témoin, bénéficiaire, représentant, etc.). Autre référence aux instruments de droit international, les commissions de vérité peuvent concevoir des divisions entre victimes « directes » et « indirectes », en essayant de capturer l’ampleur de la douleur causée à la victime. En effet, l’impossibilité évidente des individus touchés de plein fouet par les violences à venir témoigner les victimes directes ou primaires fait en sorte que ce sont les proches les victimes indirectes ou secondaires qui viendront participer à l’effort d’éclaircissement du passé. Au demeurant, la distinction entre la personne ayant expérimenté directement la violence et la douleur ressentie par la personne de son entourage ne se fait pas sans difficulté comme l’a remarqué la Commission de Vérité et de Réconciliation sud-africaine.
Recontextualiser la catégorie de victimes
L’image de la victime qui circule après un conflit violent n’est pas un cliché instantané — cette image n’est ni spontanée ni immuable — et elle ne dépend pas uniquement des types de violences encourues lors de la crise ou de leurs intensités62. Prenant parfois son origine réelle ou mythique longtemps avant la période conflictuelle, la figure de victime a été structurée par différents discours et gestes politiques, à l’échelle nationale et internationale, au cours du conflit et même après. À cet égard, il est impossible de ne pas évoquer le rôle des médias qui construisent et véhiculent une certaine représentation des victimes, à grand renfort d’images et de témoignages, qui sollicitent la compassion de la société civile internationale pendant et/ou après le conflit. En revanche, notion de victimes n’est pas toujours présente dans la presse nationale. Par exemple, au cours des mois de transition politique en Argentine, les détenus-disparus étaient qualifiés de « cadavres NN63 », de « torturés », de « subversifs » et de « terroristes » dans les récits journalistiques, des expressions qui nourrissaient les discours dans l’espace public de soupçons sur la responsabilité des survivants et des disparus64.
Il a fallu l’instauration de la CONADEP, en 1984, et le procès des anciens commandants en chef des juntes, en 1985, pour que la dignité des victimes soit restaurée. Conséquemment, le processus de construction de la catégorie de victime n’est jamais linéaire, d’autant qu’il est assujetti aux changements dans les rapports de force entre de nombreux acteurs sociaux. Divers facteurs contextuels, autres que politiques, peuvent aussi venir façonner la catégorie de victimes dans le cadre de commissions de vérité. Ainsi, des contraintes temporelles et budgétaires peuvent obliger les commissaires à prioriser certains groupes de victimes65. Par ailleurs, il se peut que des aspects victimaires importants soient occultés par ceux qui ont le pouvoir d’attribuer le statut de victime en fonction de leur compréhension de la situation sociale et historique. Par exemple, lorsque les victimes sont définies en fonction des crimes qu’elles ont subis, la méconnaissance de pratiques de violences sexuelles durant le conflit peut disqualifier des individus qui auraient pu légitimement prétendre au statut de victime.
La co-construction d’un label Puisqu’appartenir à une « communauté de destin » ne suffit pas à constituer et à consolider un groupe de victimes90, la production du labelling « victime » nécessite autant l’intervention d’acteurs internes qu’externes91. Au sein même du groupe, une montée en généralité et une dynamique d’homogénéisation doivent s’opérer afin d’atteindre une collectivisation de l’identité de victime92. De la sorte, la constitution d’un collectif de victimes se double d’un processus de désindividualisation : l’unicité de l’expérience de la victime tendra à disparaitre derrière l’aspect monolithique du groupe. Un collectif, même informel, étant plus à même de faire entendre des revendications, la victime s’y ralliant ou n’y offrant aucune résistance manifeste aura plus de chance de recevoir le statut de victime ainsi que les avantages qui lui sont associés. En tant qu’acteurs externes au groupe, les commissions de vérité interviennent dans cette homogénéisation des groupes victimaires en offrant une tribune à leurs membres. Cependant, devant l’impossibilité d’appréhender l’expérience des victimes à travers l’infinitude d’expériences individuelles et face à la loi du silence qui prévaut souvent parmi les victimes, les commissions de vérité n’entendent qu’un certain nombre de victimes.
En s’appropriant ces quelques récits, les commissions schématisent la réalité de « victime »93. Cette relecture donne lieu à la création de figures types de victimes et fera en sorte que les témoignages se conformant à ces standards seront mieux accueillis par les commissions94. Parallèlement, les témoignages mis de l’avant par ces dernières serviront à solidifier leur légitimité, mais aussi à convaincre d’autres victimes de s’impliquer dans le processus. Dans ces conditions, ceux qui partagent une expérience du conflit s’accordant à celle des individus à l’origine des idéaux types se laisseront plus facilement convaincre de participer au processus des commissions95.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
Chapitre 1 : La victime, un artefact social du conflit
1.1 Victimologie, reconstruction et politique
1.1.1 La justice « pour » les victimes : une approche légaliste
1.1.2 « Être une victime » : entre statut et ethos
1.2 Les commissions de vérité : cadrage d’une société en changement
1.2.1 Des commissions de vérité
1.2.3 Définitions des cadres et processus apparentés
1.2.3 Transformation sociale
Chapitre 2 : Les commissions de vérité du Guatemala, l’étude d’un cas « exemplaire »
2.1 Des figures de victimes au prisme de la guerre civile guatémaltèque
2.1.1 Bref survol de plus de trente-cinq années de guerre civile au Guatemala
2.1.2 Un possible retour du printemps ?
2.2 Les commissions de vérité au Guatemala : révéler et comprendre les violences du passé
2.2.1 La Commission pour l’éclaircissement historique
2.2.2 Le projet interdiocésain pour la récupération de la mémoire historique
2.3 Une analyse de discours
2.3.1 Trente-sept années de littérature grise : les archives du Guatemala News and Information Bureau
2.3.2 Méthodologie et élaboration de la grille de codage
Chapitre 3 : La victime, une catégorie fuyante
3.1 Droit à la vérité et droits humains, des discours pour persuader une société de témoigner
3.1.1 Convaincre de la nécessité d’affronter les fantômes du passé
3.1.2 Au nom du droit à la vérité, des droits humains… et des victimes
3.2 De la multiplicité de la figure de victime
3.2.1 La victime : témoin du passé, détentrice de la vérité
3.2.1 Victimes d’un crime à connaître et à reconnaître
3.2.3 De l’importance de réparer les victimes
Chapitre 4 : « … je suis un guatémaltèque de la génération qui a souffert du conflit armé »
4.1 Lorsque les commissions de vérité font l’histoire
4.1.1 Une histoire sur le futur vivre ensemble
4.1.2 Mémoires et contre-mémoires : élargissement de la notion de victime
4.2 Victimisation et juxtaposition des catégories discursives
4.2.1 Variations sur l’innocence
4.2.2 L’incontestable humanité de toutes victimes
4.2.3 Protagonistes, en temps de guerre et de paix
Conclusion
Annexe 1 Définitions du terme « victime » selon trois instruments du droit international
Annexe 2 Chronologie De la fondation du pays aux 10 années de printemps
Coups d’État et début de la guerre civile Escalade de la violence : intensification de la guerre civile Épisode génocidaire et retour au régime démocratique Négociations, processus de paix et « fin » de la guerre civile
Consolidation de la paix et lutte contre l’impunité
Annexe 3 Accord relatif à l’établissement de la Commission chargée de faire la lumière sur les violations des droits de l’homme et sur les actes de violence qui ont causé des souffrances à la population guatémaltèque
Annexe 4 Liste des documents relatifs à la CEH Liste des documents relatifs au REMHI Médias et autres sources
Annexe 5 Liste des documents relatifs à la CEH Liste des documents relatifs au REMHI Médias et autres sources
Annexe 6 Grille de codage
Bibliographie
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