Les expatriés : de qui parlons-nous ?
Expatrié : étymologie et définition de sens commun
S’il est un terme désignant une population qui soulève de nombreuses ambiguïtés et confusions c’est bien celui d’ « expatrié ». En effet, les caractéristiques de la population étudiée par les travaux traitant de l’expatriation peuvent varier sensiblement selon les auteurs. Il convient donc de définir le terme d’ « expatrié ». D’un point de vue étymologique, le terme « expatrié » vient du grec et plus précisément des mots grecs « exo » qui signifie « en dehors de » et « patrida » qui signifie « pays ». Ainsi, étymologiquement, un expatrié est quelqu’un qui vit en dehors de son pays d’origine. Il s’agit d’une définition extensive dans la mesure où est considéré comme expatrié toute personne résidant hors de son pays. Il en résulte alors une confusion fréquente entre les notions d’expatriation, de mobilité internationale, de migration, etc. Le dictionnaire de sens commun Larousse donne d’ailleurs comme synonymes au terme d’expatriation ceux de déportation, d’émigration, d’exil et d’expulsion. Plus précisément, ce même dictionnaire de sens commun Larousse propose deux définitions au terme « expatrié » : « personne qui a été expatriée, qui s’est expatriée » et « se dit d’un salarié qui exerce son activité dans un pays autre que le sien ». Cette dernière définition ajoute une dimension professionnelle à la notion d’expatriation. Notre thèse portant sur l’étude de l’articulation entre une expérience d’expatriation et la carrière, nous nous limiterons à présenter les mobilités internationales ayant une dimension professionnelle. Toutefois, il est également indispensable dans les travaux en sciences de gestion de distinguer l’expatriation d’autres formes de mobilités internationales présentant des caractéristiques différentes et posant ainsi des problématiques de management spécifiques. Il convient alors de présenter l’expatriation comme une forme particulière de mobilités internationales professionnelles.
L’expatriation traditionnelle : une forme particulière de mobilités internationales professionnelles
Les différentes formes de mobilités internationales professionnelles
La mobilité internationale professionnelle fait l’objet d’une littérature importante. En effet, Barabel et Meier (2011, p. 41) notent que la littérature en gestion internationale des ressources humaines « est essentiellement centrée autour des problématiques de mobilités internationales ». A ce propos, de nombreux chercheurs présentent dans leurs travaux des taxonomies distinguant différentes formes de mobilités internationales (Baruch, Dickmann, Altaman et Bournois, 2013 ; Cerdin, 2010 ; Jokinen, Brewster et Suutari, 2008 ; Collings, Scullion et Morley, 2007 ; Shaffer, Kraimer, Chen et Bolino, 2012 ; Waxin, 2008 ; Harris, Brewster et Sparrow, 2003). En donnant à voir l’importante diversité des mobilités internationales professionnelles, ces travaux présentent à notre sens trois principaux intérêts. Tout d’abord, ces taxonomies mettent en évidence le fait que les mobilités internationales professionnelles peuvent ou non se dérouler ou être supportées par une organisation. Cette caractéristique permet notamment de distinguer les expatriés organisationnels (ou corporate expatriates) des expatriés de leur propre initiative (ou self-initiated expatriates). Cette distinction a spécifiquement fait l’objet de plusieurs travaux (Cerdin, 2004 ; Cerdin et Le Pargneux, 2009 ; Dickmann, Doherty et Mills, 2008 ; Inkson, Arthur, Pringle et Barry, 1997 ; Jokinen, Brewster et Suutari, 2008). Ainsi, déjà en 1997, Inkson, Arthur, Pringle et Barry (1997, p.352) proposaient un premier tableau présentant les principales différences entre ces deux formes d’expatriation.
Ensuite, ces recherches présentent également l’intérêt de montrer que les mobilités internationales peuvent se dérouler dans différents contextes organisationnels. En effet, dans leur article intitulé « Exploring international work : types and dimensions of global careers », Baruch, Dickmann, Altman et Bournois (2013) recensent vingt différents types de travail international. Ainsi, il ressort que les firmes multinationales ne sont pas les seules organisations au sein desquelles on puisse rencontrer des carrières globales. En effet, pour ces auteurs les ambassades, l’Armée, les Organisations Non Gouvernementales Internationales, etc., sont autant d’organisations différentes permettant la mobilité internationale. Enfin, ces travaux montrent également la diversité des mobilités internationales existant au sein des seules entreprises multinationales. Ainsi, ces entreprises ont un véritable portefeuille de mobilités internationales à gérer. Dans son article intitulé « De l’expatriation traditionnelle aux nouvelles formes d’expatriation : Une gestion d’alternatives », Cerdin (2010), s’appuyant notamment sur les travaux de Collings, Scullion et Morley (2007) recense, en plus de l’expatriation traditionnelle, cinq types de mobilités internationales pouvant se dérouler au sein d’entreprises présentes à l’international : les missions courtes (1), la « flexpatriation » (2), le commuting (3), la mobilité alternée (4) et la mobilité virtuelle (5). (1) Les missions courtes sont généralement définies comme des affectations à l’international dont la durée est supérieure à celle des voyages d’affaires mais reste inférieure à un an. Dans le cadre d’une mission courte, le salarié part travailler au sein d’une filiale de son entreprise à l’étranger tout en restant rattaché à son système d’origine notamment en ce qui concerne sa rémunération et sa protection sociale. La durée, inférieure à un an, de ce type d’affectation internationale ne justifie pas de manière générale le fait que sa famille le suive dans son pays d’accueil. (2) La « flexpatriation » est une nouvelle forme de mobilité internationale. Les flexpatriés sont des salariés qui effectuent fréquemment des voyages d’affaires à l’étranger sans s’y installer et en restant rattachés à leur pays d’origine. Comme le remarque Cerdin (2010, p. 230) « la « flexpatriation » ne correspond pas à un choix de carrière de l’individu mais s’inscrit plutôt intégralement dans un poste particulier. » (3) Le commuting, ou mobilité pendulaire, est une affectation internationale d’un salarié sur une base hebdomadaire ou bihebdomadaire. Les « commuters » sont donc des salariés faisant la « navette » une à deux fois par semaine entre leur pays d’origine et le pays de leur affectation. (4) La mobilité alternée est une forme de mobilité internationale courante dans l’industrie pétrolière (cas du travail sur les plateformes pétrolières). Les salariés concernés par ce type de mobilités alternent de longues périodes de travail dans le pays d’affectation avec des périodes de repos au sein de leur pays d’origine. (5) La mobilité internationale virtuelle est une mobilité relativement récente (depuis les années 1990) et liée au développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC). Cerdin (2010, p. 231) note alors que « les travaux sur ce type de mobilité internationale se concentrent principalement sur les équipes virtuelles globales. » Ces équipes virtuelles globales sont composées de salariés d’une même entreprise mais travaillant au sein de différents pays. La coordination de leur travail n’est pas assurée grâce à des mobilités internationales au sens physique du terme mais aux NTIC.
L’expatriation traditionnelle : quelle définition dans les travaux en sciences de gestion ?
Après avoir mis en évidence l’importante diversité de travail international, il convient de présenter la forme particulière que constitue l’expatriation traditionnelle ou organisationnelle, puisque notre thèse porte sur ce type spécifique d’affectation internationale. Ainsi, dans les travaux en sciences de gestion (Brewster, 1991 ; Guzzo, 1996), l’expatriation traditionnelle est généralement définie comme une mobilité internationale intra-organisationnelle de longue durée. Malheureusement, l’exercice de définition des expatriés traditionnels n’est pas aussi facile que cela. En effet, deux éléments complémentaires méritent d’être soulevés et précisés. Le premier élément renvoie au statut sous lequel le salarié est envoyé par une entreprise à l’international. Deux principaux statuts peuvent alors être choisis par une entreprise : le statut de l’expatriation et le statut du détachement. La principale différence entre un expatrié et un détaché concerne son statut au regard du droit de la sécurité sociale française. Un détaché est un salarié qui conserve son affiliation au régime de sécurité sociale français alors qu’un expatrié est un salarié assujetti au régime de protection sociale du pays d’accueil, sauf si ce dernier décide d’adhérer à la Caisse des Français de l’Etranger et ainsi continuer à bénéficier d’une protection sociale française. Toutefois, cette question d’affiliation ne semble pas déterminante pour définir l’expatriation dans les recherches en sciences de gestion. Ainsi, par expatrié traditionnel on peut entendre aussi bien un expatrié ou un détaché au sens du droit de la sécurité sociale. Le deuxième élément méritant d’être soulevé quant à la définition de l’expatrié traditionnel est la question de sa nationalité au regard de celle de l’entreprise qui l’expatrie. Sur la base d’une revue de la littérature, Waxin (2008, p.108) identifie quatre catégories de salariés internationaux selon leur origine, celle de leur entreprise et leur lieu d’affectation. Ces quatre catégories sont les nationaux du pays mère (NPM) (1), les nationaux du pays hôte (NPH) (2), les nationaux du pays tiers (NPT) (3) et les impatriés (4). (1) Les nationaux du pays mère sont des salariés issus du pays d’origine de l’entreprise multinationale. Ainsi, un salarié français travaillant dans une filiale chinoise d’une multinationale française est un NPM. (2) Les nationaux du pays hôte sont des salariés issus du pays hôte dans lequel se trouve une filiale de l’entreprise multinationale. Ainsi, un salarié chinois travaillant dans une filiale chinoise d’une multinationale française est un NPH. (3) Les nationaux du pays tiers sont des salariés qui ne sont ni issus du pays d’origine de la multinationale ni du pays dans lequel ils effectuent leur affectation. Ainsi, un salarié français travaillant pour une multinationale allemande et effectuant sa mobilité internationale en Tunisie est un NPT. (4) Les « impatriés » sont des nationaux du pays hôte envoyés au siège social. Ainsi, un salarié chinois travaillant pour une multinationale française et effectuant sa mobilité internationale au sein du siège social de l’entreprise en France est un « impatrié ». Très largement, les travaux en sciences de gestion sur les expatriés traditionnels portent sur des salariés appartenant à la catégorie des nationaux du pays mère. Waxin (2008) considère que les expatriés sont nécessairement des NPM. Toutefois, les difficultés à définir la nationalité d’une entreprise multinationale (Chevalier, 2010) ainsi que l’ « « européanisation » des entreprises, qui tendent de plus en plus à considérer l’Europe comme faisant partie du territoire « national » » (Bournois, Rojot et Scaringella, 2003, p. 5) invitent à assouplir l’égalité : Expatrié = NPM.
Ces différents travaux présentent ainsi tous l’expatriation traditionnelle comme une forme particulière de mobilités internationales présentant des caractéristiques spécifiques.
Les expatriés français : panorama général
L’objet de ce paragraphe est de dresser un tableau général sur les expatriés français en apportant des éléments de réponse aux trois questions suivantes : Combien sont ils ? Qui sont-ils ? Où sont-ils expatriés ? Si ces questions apparaissent comme simples, y répondre n’est pas choses aisée. En considérant comme expatrié une personne de nationalité française vivant à l’étranger (définition la plus extensive), il est alors possible de s’appuyer sur le Rapport du Gouvernement sur la situation des Français établis hors de France (2015) pour estimer leur nombre et également présenter leur profil. Ainsi, au 31 décembre 2014, 1 680 594 français étaient inscrits au Registre des français établis hors de France, soit une croissance de 2.3% par rapport à 2013. Toutefois, du fait que l’inscription au Registre n’est pas obligatoire, le Rapport estime entre 2 et 2.5 millions, le nombre de français établis hors de France, de façon plus ou moins permanente. Les graphiques ci-après présentent l’évolution du nombre de français inscrits au Registre en 1995 et 2014, en distinguant la population française inscrite dans le monde et celle inscrite dans un pays membre de l’Union européenne pour le premier, et selon les différentes régions du monde (hors Union Européenne) pour le second.
Le Registre mondial des Français établis hors de France nous renseigne également sur le profil des expatriés même si les informations disponibles à ce sujet sont peu nombreuses. Nous savons ainsi que les femmes représentent 50.3% des inscrits au Registre en 2014, soit une population d’expatriés ayant un profil sensiblement similaire à celui de la population française métropolitaine qui compte 51.5% de femmes. Le Registre nous renseigne également sur la répartition par âges des inscrits qui est la suivante : 25.4% ont moins de 18 ans ; 9.4% ont entre 18 et 25 ans ; la majorité des inscrits (50.3%) ont entre 26 et 60 ans et enfin 14.9% ont plus de 60 ans. Pour avoir plus d’informations concernant le profil des français établis hors de France, il est possible de consulter les enquêtes réalisées par la Maison des Français de l’Etranger qui sont, à notre connaissance, les enquêtes les plus larges portant sur la population des expatriés français. En effet, l’ « Enquête sur l’expatriation des français 2013 » mentionne le fait que la population des expatriés demeure « en partie méconnue. » (Maison des Français de l’Etranger, 2013, p. 3). Pour répondre à cette lacune, la Maison des Français de l’Etranger a mené en 2013 une vaste enquête (sa quatrième) à laquelle ont répondu 8937 expatriés. Les résultats de cette enquête nous en apprennent plus sur le profil des expatriés français. Avant de les présenter, soulevons toutefois que l’échantillon ayant répondu à cette enquête présente certaines différences en termes de genre et d’âge avec la population plus globale des expatriés inscrite au Registre : plus féminine et plus nombreuse dans la tranche 26-60 ans. Cette enquête nous renseigne sur le niveau d’étude des français établis hors de France. Le niveau élevé de diplômes apparaît comme une caractéristique majeure des expatriés français. En effet, la moitié des personnes interrogées possèdent un niveau d’étude (acquis ou en cours) équivalent au master ou au doctorat et près d’un tiers d’entre elles se situent à un niveau bac/bac+3. A titre de comparaison, en France métropolitaine, les estimations indiquent que près de 53 % des français ont un niveau CEP, BEP, CAP, brevet ou sans diplôme et que 12,5 % des français d’un niveau de diplôme supérieur à Bac+2. Analysées par tranches d’âge, les réponses de l’enquête montrent que les expatriés les plus jeunes sont plus nombreux à avoir fait des études supérieures que les classes d’âge plus âgées.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PARTIE 1 : CONSTRUCTION DE L’OBJET DE RECHERCHE : VERS UNE ETUDE DE LA CONSTRUCTION DU MOMENT DE CARRIERE QUE CONSTITUE LE RETOUR D’UNE EXPATRIATION TRADITIONNELLE
Chapitre 1 : La période du retour d’expatriation : problème central de l’expatriation traditionnelle
Section 1 : Définition et contextes de l’expatriation traditionnelle
Section 2 : Le poste occupé au retour d’expatriation : mesure de l’impact d’une expatriation sur la carrière et pierre angulaire des enjeux posés par le retour d’expatriation
Chapitre 2 : Le poste occupé au retour d’une expatriation traditionnelle : Pour une analyse processuelle et contextuelle des carrières internationales
Section 1. La réaffectation des expatriés à leur retour : une étape particulière du cycle de l’expatriation Pour une analyse processuelle de l’expatriation
Section 2. La gestion des carrières internationales : une perspective contingente
Chapitre 3 : Le poste occupé au retour d’une expatriation : étude de la construction d’une étape particulière de la carrière dans une perspective agence/structure
Section 1 : Présentation des grands modèles structurant le champ de la carrière
Section 2 : Dépasser l’opposition Carrière organisationnelle versus Nouvelles carrières dans l’étude de la construction des carrières : la théorie des scripts de carrière
Section 3 : Pour une utilisation de la théorie des scripts de carrière comme « sensitizing device » : exposé de notre problématisation et de notre cadre d’analyse
PARTIE 2 : EPISTEMOLOGIE ET METHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
Chapitre 4 : Positionnement épistémologique de notre recherche
Section 1 : Qu’est-ce que l’épistémologie ?
Section 2 : Une recherche inscrite dans le paradigme scientifique des sciences de l’artificiel
Section 3 : … et dans le Paradigme Epistémologique Constructiviste Radical
Chapitre 5 : Mise en œuvre du design de notre recherche : Exposé méthodologique
Section 1 : Présentation du design général de notre recherche
Section 2 : Le temps du terrain : un travail empirique mené à deux niveaux
PARTIE 3 : RESULTATS DE NOTRE RECHERCHE : L’INFLUENCE DE LA STRUCTURE ET DE L’AGENCE DANS LA CONSTRUCTION DE LA CARRIERE DES EXPATRIES TRADITIONNELS LORS DE LEUR RETOUR DE MOBILITE INTERNATIONALE
Chapitre 6 : L’encodage des scripts organisationnels de carrière des expatriés : Comprendre le rôle de l’organisation dans la construction de la carrière des expatriés traditionnels lors de leur retour de mobilité internationale
Section 1 : Présentation des quatre scripts organisationnels de carrière des expatriés encodés par les entreprises présentes à l’international
Section 2 : Des expériences d’expatriation traditionnelle qui s’inscrivent dans les quatre scripts organisationnels de carrière des expatriés identifiés
Chapitre 7 : La relation entre les scripts organisationnels de carrière des expatriés et l’action individuelle
Section 1 : La relation entre le Script du Dirigeant et l’action individuelle des expatriés
Section 2 : La relation entre le Script du Haut Potentiel et l’action individuelle des expatriés
Section 3 : La relation entre le Script du Missionnaire et l’action individuelle des expatriés
Section 4 : La relation entre le Script de l’Aventurier et l’action individuelle des expatriés
Chapitre 8 : L’influence de l’agence sur la structure : ou quand les expatriés de retour participent à l’évolution de leur organisation
Section 1 : Les effets de l’agence sur le domaine institutionnel lors du retour d’une expatriation traditionnelle : la mise en évidence d’une influence individuelle et immédiate
Section 2 : Les effets de l’agence sur le domaine institutionnel lors du retour d’une expatriation traditionnelle : la mise en évidence d’une influence collective et différée
CONCLUSION/DISCUSSION