La forme scolaire
Cadre théorique
Dans cette partie, nous définissons le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre travail. Nous commençons par définir l’Ecole en tant qu’institution, ce que Maulini & Perrenoud (2005) appellent la « forme scolaire » (2.1). Puis nous détaillons les différents sens accordés au terme « école alternative » et expliquons quelle définition nous avons choisie pour ce travail (2.2). Nous déterminons également quelle est la place des écoles alternatives au niveau légal en Suisse (2.3), avant de nous intéresser à l’Histoire de la pédagogie (2.4) au travers de deux courants qui s’opposent : la pédagogie traditionnelle et le mouvement de l’Education nouvelle. Ensuite, nous présentons un élément théorique qui nous sert d’outil d’analyse au cours de ce travail : le triangle pédagogique d’Houssaye (2014) (2.5), pour enfin détailler notre question de recherche (2.6). 2.1 La forme scolaire De nos jours, nous pouvons distinguer le terme « école » qui désigne un établissement scolaire en particulier et le terme « Ecole » qui décrit l’organisation générale de l’ensemble des établissements d’une région, d’un pays (Maulini & Perrenoud, 2005). L’Ecole en tant qu’institution apparaît au XVIème siècle dans les sociétés européennes en tant que « forme inédite de relation sociale, entre un maître […] et un écolier » (Lahire, Thin & Vincent, 1994, p.15). Cette interprétation du terme « Ecole » correspond à ce qu’on appelle « la forme scolaire ». La forme scolaire est une forme sociale, « un modèle d’action collective qui figure dans la culture d’une société comme réponse possible à un problème ou une démarche pertinente pour réaliser un projet » (Maulini & Perrenoud, 2005, p.149). Ici, le projet est l’éducation et l’instruction des enfants de notre société, en d’autres termes, la socialisation des individus. La réponse ou le moyen d’appliquer ce projet à grande échelle correspond à une forme scolaire de socialisation, autrement dit une socialisation désirée et mise en œuvre par le collectif, une socialisation qui s’insère dans le lieu spécifique et séparé qu’est l’école. En langage courant il est plus fréquent, bien que réducteur, de parler de scolarisation et déscolarisation (Maulini & Perrenoud, 2005). Car non en tant qu’unique réponse à la socialisation des citoyens mais en tant qu’une forme de socialisation parmi d’autres, la forme scolaire puise son sens dans l’existence et la reconnaissance de modes de socialisation non scolaires, tels que par exemple la socialisation par les pratiques familiales, par les pairs ou par une organisation ecclésiastique. Néanmoins, la forme scolaire s’impose aujourd’hui comme mode dominant et hégémonique de socialisation des masses (Lahire, Thin & Vincent, 1994). 2.1.1 Les caractéristiques de la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005) Afin de mieux cerner la forme scolaire, Maulini et Perrenoud (2007) lui distinguent huit traits caractéristiques. Pour pouvoir parler de forme scolaire, il faut qu’il y ait : 1. une pratique sociale distincte et séparée : les formateurs et apprenants s’isolent dans un lieu spécifique et séparé des autres rapports sociaux ; 3 2. un contrat didactique entre un formateur et un apprenant : un enseignant partage son savoir et vise à faciliter les apprentissages de son élève qui se doit quant à lui d’écouter, de travailler et d’apprendre ; 3. une organisation centrée sur les apprentissages : le but de l’organisation dans laquelle s’insèrent le formateur et l’apprenant est d’instruire, de faire apprendre ; 4. une planification des apprentissages : le savoir à faire apprendre à l’élève est structuré et planifié en amont ; 5. une transposition didactique : le formateur organise, découpe et pense les apprentissages afin d’en faciliter l’accès à l’apprenant ; 6. un temps didactique : le temps prévu à l’enseignement et aux apprentissages est périodique et découpé sur une certaine durée ; 7. une certaine discipline : afin de favoriser les apprentissages, le formateur impose une certaine discipline corporelle et intellectuelle à l’apprenant, qui doit l’accepter ; 8. des normes d’excellence : la progression des apprentissages de l’apprenant s’évalue en fonction de critères et de normes d’excellence. 2.1.2 Les tensions inhérentes à la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005) Des caractéristiques susmentionnées découlent certaines tensions, conflits internes inhérents à la forme scolaire. Maulini et Perrenoud (2005) en comptent également huit. Il faut toutefois préciser que le rapport entre caractéristiques et tensions de la forme scolaire n’est pas exclusif. Ainsi, une caractéristique n’engendre pas qu’une tension et une tension ne découle pas que d’une caractéristique. Le tableau 1 propose une description des huit tensions de la forme scolaire
Les courants pédagogiques
Les courants pédagogiques A présent que nous avons déterminé quel est l’ancrage des écoles alternatives au niveau légal, nous nous intéressons à un autre élément important les concernant : leur projet pédagogique. En effet, nous avons vu dans la définition qu’en fait Schoch (2009, cité par Brückel & Schönberger, 2009) que l’une des deux caractéristiques principales des écoles alternatives est qu’elles se fondent sur un modèle pédagogique particulier, ce dernier étant la base de leur projet d’éducation. Cependant, avant de parler de modèle pédagogique, il est nécessaire de clarifier ce qu’est la pédagogie. Il existe de nombreuses définitions et sens que l’on rattache au terme de la pédagogie. Durkheim la place à mi-chemin entre la théorie et la pratique (1985, cité dans Marchive, 2008). Ainsi, la pédagogie serait « une réflexion sur l’action éducative en vue de l’améliorer » (Vellas, 2007, p.1) dont découleraient plusieurs courants pédagogiques. Houssaye, qui se rattache au point de vue de Durkheim, donne cette définition : « La pédagogie est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducative par la même personne, sur la même personne » (1993 cité dans Vellas, 2014, p.7). Dans le cadre de ce travail, c’est cette dernière définition que nous retenons. Cette clarification faite, nous nous concentrons à présent sur un courant pédagogique particulier qui a inspiré la grande majorité des écoles alternatives actuelles en Suisse (Brückel & Schöberger, 2009) : le mouvement de l’Education nouvelle qui s’est développé au XXème siècle, en opposition avec la pédagogie traditionnelle pratiquée jusqu’alors à l’école. Pour permettre une vue d’ensemble, nous faisons ici un bref historique de l’évolution de la pédagogie, depuis les débuts de la pédagogie, la pédagogie traditionnelle donc, jusqu’à l’Education nouvelle. 2.4.1 La pédagogie traditionnelle La pédagogie à proprement parler naît au XVIIème siècle (Gremont & Tardif, 1996). Avant cela, l’enseignement n’était pas vu comme une profession nécessitant des compétences particulières. Il suffisait par exemple de savoir lire pour être considéré comme capable d’enseigner la lecture à un enfant. A partir du XVIIème siècle en revanche, l’enseignement devient un métier pratiqué par des professionnels qui ont été formés spécialement à cette tâche. On réfléchit à l’organisation du temps, de l’espace, des contenus à apprendre, de la gestion de la discipline, etc. En bref, on construit une méthode qui régit la totalité de la vie scolaire dans tous ses aspects. La pédagogie traditionnelle se caractérise par sa centration sur l’enseignant (Morandi, 1997). C’est lui qui décide des contenus à apprendre et de la façon de les transmettre à ses élèves avec qui il a une relation hiérarchique claire (Vellas, 2007). Pour illustrer cette méthode, on peut utiliser l’image de l’ardoise vierge que l’enseignant va remplir à sa guise : l’élève n’a pas son mot à dire sur le savoir qui lui est transmis (Morandi, 1997). De plus, ce savoir, décidé à l’avance par l’enseignant, est le même pour chacun : tous les élèves apprennent la même chose en même temps. 11 Gremont & Tardif (1996) expliquent que l’objectif de l’école traditionnelle est avant tout sociopolitique : il s’agit d’instruire un maximum d’élèves de façon à ce qu’ils soient en mesure de comprendre le monde qui les entoure pour s’y intégrer. 2.4.2 La remise en question de la pédagogie traditionnelle Le premier à véritablement remettre en question l’enseignement traditionnel est Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) ainsi que le disent Ohayon & Ottavi (2004). Rousseau critique la trop grande place accordée aux savoirs dans l’éducation et conteste le rôle donné à l’enfant dans ses apprentissages, ainsi que la relation verticale et impersonnelle le liant à son maître. Deux principes fondamentaux guident sa conception de l’éducation (Gremont & Tardif, 1996) : 1. L’homme n’est pas un moyen, mais une fin. Le but de l’éducation n’est pas de former l’homme en vue de quelque chose (par exemple le rendre savant, croyant ou encore citoyen, comme c’est le cas de la pédagogie traditionnelle) mais de favoriser la formation de l’être humain lui-même, pour lui-même. 2. L’éducation doit laisser l’enfant suivre son développement naturel, que ce soit du point de vue moral, affectif ou intellectuel. Le modèle éducatif développé par Rousseau promeut des apprentissages faits à partir de situations réelles vécues par l’enfant. Le rôle de l’éducateur n’étant plus de simplement transmettre des connaissances, mais de « tout faire en ne faisant rien » (Rousseau, 1762, cité dans Soëtard, 2013, p.35), c’est-à-dire placer l’enfant en situation et de le laisser apprendre par lui-même au travers de ses activités naturelles : le jeu, l’expérimentation et l’observation directe. 2.4.3 L’Education nouvelle Rousseau a développé sa conception de l’éducation d’un point de vue uniquement théorique, mais il est l’inspirateur reconnu du mouvement de l’Education nouvelle (Gremont & Tardif, 1996). Celle-ci, dans la continuité de Rousseau, considère l’enfant en tant qu’être à part entière avec des besoins, des envies et des champs d’intérêts bien à lui. Ainsi, le mouvement de l’éducation nouvelle se centre sur l’enfant qu’il place au cœur de ses préoccupations plutôt que sur l’enseignant ou le savoir. Dewey déclare que l’enfant est naturellement actif (Westbrook, 1993). Le but de l’éducation est donc de donner une direction à cette activité pour faire se développer et s’épanouir tous les dons que l’enfant porte en lui à la naissance, sans se limiter aux dimensions intellectuelles. L’éducation nouvelle voit l’apprentissage de l’élève se substituer à l’enseignement du maître, selon Cousinet (Raillon, 1993), c’est à dire que l’éducation devient l’œuvre de l’enfant plutôt celle du maître. L’enfant se développe « du dedans vers le dehors » ainsi que l’explique Ferrière (1937, cité dans Avanzini, 2003, p.54), c’est à dire que ce qui pousse l’enfant à l’action doit venir de lui-même et non du maître. Le rôle de ce dernier n’est donc plus de transmettre du savoir, mais de guider, accompagner et aider l’enfant dans son apprentissage. 12 Le développement de textes, expérimentations et théories qui fondent l’Education nouvelle est, comme on peut le voir, l’œuvre conjointe de nombreux pédagogues qui ont donné naissance à un grand nombre de modèles pédagogiques. Nous allons maintenant en décrire quelques-uns parmi les plus connus. Nous avons choisi de parler en priorité de ceux qui ont eu une influence forte sur les écoles alternatives actuelles en Suisse (Brückel & Schönberger, 2009).
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Table des matières
1. Introduction
2. Cadre théorique
2.1 La forme scolaire
2.1.1 Les caractéristiques de la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005)
2.1.2 Les tensions inhérentes à la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005)
2.1.3 Les réponses aux tensions de la forme scolaire (Maulini & Perrenoud, 2005)
2.2 Définition du terme « école alternative »
2.2.1 Les écoles alternatives dans le monde
2.2.2 Les écoles alternatives en Suisse
2.3 Législation
2.3.1 Au niveau international
2.3.2 Au niveau national
2.3.3 Au niveau cantonal
2.4 Les courants pédagogiques
2.4.1 La pédagogie traditionnelle
2.4.2 La remise en question de la pédagogie traditionnelle
2.4.3 L’Education nouvelle
2.4.4 La pédagogie active
2.4.4.1 La pédagogie Montessori
2.4.4.2 La pédagogie Freinet
2.4.4.3 La pédagogie Steiner
2.4.5 Les liens entre courants pédagogiques et système d’instruction
2.5 La pédagogie et ses modèles de compréhension
2.5.1 Le triangle pédagogique de Jean Houssaye (2014
2.5.2 Les courants pédagogiques analysés à l’aide du triangle d’Houssaye
2.6 Question de recherche
3. Méthodologie
3.1 Type de recherche
3.2 Échantillon
3.3 Déroulement
3.4 Traitement des données
4. Présentation des résultats
4.1 Les raisons qui ont poussé les enseignants à travailler dans une école alternative
4.2 Le triangle pédagogique
4.2.1 Le triangle pédagogique idéal selon les enseignants
4.2.1.1 Les relations dans le triangle pédagogique idéal
4.2.1.2 La place du mort
4.2.1.3 Synthèse
4.2.2 Le triangle pédagogique dans les écoles alternatives
4.2.2.1 Les relations du triangle pédagogique dans les écoles alternatives
4.2.2.2 La place du mort
4.2.2.3 Synthèse
4.2.3 Le triangle pédagogique à l’école publique
4.2.3.1 Les relations du triangle pédagogique à l’école publique
4.2.3.2 La place du mort
4.2.3.3 Synthèse
4.2.4 Les relations entre élèves
4.2.5 Synthèse
4.3 La forme scolaire
4.3.1 Les tensions inhérentes à la forme scolaire
4.3.3.1 Synthèse
4.3.2 Réponses aux tensions inhérentes à la forme scolaire
4.3.2.1 Synthèse
4.4 Rôle et buts de l’école
5. Analyse et interprétation des résultats
5.1 Influence du parcours personnel des enseignants
5.2 Existe-il un décalage entre les représentations qu’ont les enseignants du triangle pédagogique
idéal et l’école publique
5.2.1 Le triangle pédagogique idéal
5.2.1.1 Synthèse
5.2.2 Le triangle pédagogique à l’école publique
5.2.2.1 Synthèse
5.2.3 Le décalage entre l’idéal des enseignants et le système public
5.3 En quoi les écoles alternatives se proposent-elles comme solutions à ce décalage et ces solutions
sont-elles en lien avec les tensions et réponses de la forme scolaire
5.3.1 Le « triangle pédagogique alternatif »
5.3.2 Comparaison entre le triangle pédagogique idéal des enseignants, l’école alternative et l’école publique
5.3.3 Les difficultés à mettre en place le triangle pédagogique idéal à l’école publique ont-elles un lien avec les tensions de la forme scolaire et leurs réponses
5.3.3.1 Des réponses qui soutiennent d’autres réponses
5.3.3.2 Des réponses qui encouragent l’axe apprendre
5.3.3.3 Des réponses qui renversent le triangle pédagogique traditionnel
5.3.3.4 Des enseignants qui mettent l’élève au centre
6. Conclusion
7. Références
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