RECHERCHE PRELIMINAIRE A L’EXISTENCE D’UNE RATIONALITE DANS LA PRISE DE DECISION EN AMENAGEMENT-URBANISME
Aujourd’hui, pourquoi vouloir réfléchir à la rationalité dans la prise de décision en aménagement-urbanisme ? Plusieurs constats nous amènent à penser que la décision n’y paraît pas toujours rationnelle. En effet, il est possible d’observer l’échec ou l’originalité de projets d’aménagement-urbanisme à partir de prises de décisions semblant irrationnelles. Le questionnement que procurent quelques cas d’études et le fait que la rationalité n’ait encore été que peu étudiée en aménagement urbanisme, nous donnent la curiosité scientifique de porter notre recherche sur la rationalité dans ce champ scientifique récent.
L’aménagement-urbanisme est un champ interdisciplinaire, ce qui nous conduit au cours du mémoire à faire référence à de nombreuses autres disciplines à travers des analyses de théories ou d’ouvrages d’auteurs. L’étendue de la recherche pour acquérir à la fois une base de connaissances sur la décision, la rationalité et le champ de l’aménagement-urbanisme, et une réflexion sur l’existence d’une rationalité spécifique dans la prise de décision en aménagement-urbanisme, engage l’ensemble du mémoire dans une recherche préliminaire à l’élaboration de théories ou de principes. La question que nous nous posons donc est de déterminer s’il existe une rationalité dans les prises de décision en aménagement-urbanisme.
DEFINITIONS DES TERMES PRINCIPAUX DE LA PROBLEMATIQUE
Il s’agit dans un premier temps de la recherche de préciser la signification des termes prédominants et récurrents tout au long du mémoire que sont la prise de décision et la rationalité. Leur connaissance ordinaire, ou le sens commun, que l’on peut trouver dans n’importe quel dictionnaire, ne sont pas satisfaisants car ils ne traduisent pas la complexité scientifique des termes. La démarche est ici de saisir l’ensemble des avis et questions scientifiques qui les entourent, afin de brosser un rapide portrait des conceptions de la décision et de la rationalité dans différents domaines des sciences humaines.
Mais avant d’aller plus loin, rappelons brièvement la démarche première qui est de rapprocher les termes de décision et de rationalité. Nous nous basons, à cet effet, sur la définition de la rationalité de Maurice Allais’ qui est: «Un homme est réputé rationnel lorsqu’il poursuit des fins cohérentes avec elles-mêmes, et qu’il emploie des moyens appropriés aux fins poursuivies ». D’après Lucien Sfez 2,cet énoncé est celui-là même qui fonde la recherche décisionnelle contemporaine. Partant de la définition de Maurice Allais, pionnier de la recherche sur la rationalité en économie en France, nous nous attachons à garder le lien entre décision et rationalité en aménagement-urbanisme, tout en gardant un esprit critique au fur et à mesure des analyses d’autres auteurs, et sans omettre la possibilité de remettre en cause au final de la recherche la pertinence du lien entre les deux termes.
La prise de décision
Fondements de la décision
li est important de restituer dans un premier temps, l’évolution de la pensée qui a amené à la décision classique, autrement dit la décision la plus ancrée dans notre culture occidentale, pour mieux pouvoir la critiquer. Cet historique des fondements de la décision est en partie inspiré de l’oeuvre de Lucien Sfez qui a étudié en profondeur le processus de décision dans l’histoire. Au delà des points historiques repris, une analyse propre en est tirée. Selon cet auteur, «la science de la décision est une vieille idéologie d’occident ». Elle est imprégnée dans le système de représentation des hommes, c’est-à-dire dans nos idées, nos valeurs, notre culture, etc. On la voit apparaître dès l’Antiquité en Grèce, avec le concept politique de « la Polis du Logos» (Platon), c’est-à-dire de « la cité de la raison ». Les territoires sont alors égaux devant la loi. L’instrument de la loi est la raison, qui permet la discussion et l’ouverture au marché des idées politiques selon un discours en règle. Ainsi naît la décision, qui est bonne lorsqu’elle est droite et vraie.
L’avènement du christianisme conserve la notion de décision de la Polis du Logos, en l’élargissant de la cité à un territoire « universel ». La nouveauté du christianisme est de considérer la liberté de chaque homme face à Dieu, contrairement à la tradition grecque qui donnait la liberté des actes aux seules élites de la cité. La liberté judéo-chrétienne pose l’individu comme un tout et offre à chacun la possibilité de prendre ses distances avec la société. Philosophe du XVllè siècle, Descartes se distance de la religion; pour lui, seule la raison, ou le « Cogito », permet à chaque individu une autonomie propre qui est celle du « je pense ». Ainsi la décision n’est plus cantonnée au domaine spirituel. C’est sur ces acquis culturels de la décision que se fonde la décision classique sous le siècle des lumières au XVlllè siècle. La philosophie des lumières s’attache à l’idée que l’harmonie du monde vivant est possible par un processus historique rationaliste, mais aussi progressiste. La vision de la décision y acquière également un caractère rentable, comme l’illustre l’introduction du nombre algébrique et du calcul des probabilités par le philosophe allemand Leibniz. Au carrefour de ces deux concepts de progrès social et de rentabilité, liés au libre-arbitre cartésien, on trouve aujourd’hui à la fois la libre entreprise et la planification, en même temps que leurs difficiles rapports.
Nous retenons de la décision cartésienne le fondement culturel qu’elle a imposé à tout le fonctionnement de notre société aujourd’hui. C’est pourquoi il est si difficile de la remettre en cause aujourd’hui. Elle a forgé dans l’esprit occidental, non seulement des valeurs telle que la droiture et la rigueur, mais surtout une liberté de pensée qui distance l’individu de ses obligations anciennes envers la société et la religion. Ceci donne l’impression d’une grande liberté de décision pour chaque individu. En réalité, la décision reste toujours plus ou moins contrôlée par le jugement moral des autres.
Remise en cause de la décision classique
La décision dans le libéralisme moderne
La remise en cause de la décision classique est fortement liée à l’évolution de la société. La décision classique est le fruit du siècle des lumières, où les philosophes sont les scientifiques les plus actifs dans la réflexion sur la décision. La vision cartésienne, très déterministe dans son modèle de fonctionnement, convient parfaitement au développement de l’ère industrielle. Elle s’approprie la décision en la complétant par la notion de progrès et de rentabilité économique. La remise en cause de la décision classique naît du déclin de l’ère industrielle. En effet, si la vision classique montre plutôt la décision comme le résultat possible de calculs, la vision moderne commence à démontrer au contraire tout l’aspect incertain qui entoure la décision. Le caractère incertain de la décision peut se décrire par la remise en cause de la linéarité de la décision classique. La décision, telle qu’elle est perçue par la vision moderne, n’est pas un processus linéaire constitué d’étapes chronologiques conséquentes de la précédente. La décision se réalise dans un contexte sociétal qui entraîne des rapports entre les éléments de la décision et ceux de son environnement.
La décision dans nos sociétés contemporaines
Le passage de la vision moderne de la décision à la vision contemporaine est à nouveau dû à une insatisfaction et à une critique de la vision précédente. La remise en cause de la vision moderne arrive à une période de changement dans la société. Depuis les chocs pétroliers de 1973, la crise économique s’est installée, créant un climat d’incertitude. Nous ne sommes plus dans une période de plein emploi assurant la sécurité de l’emploi. Le chômage augmente de façon importante, accroissant la précarisation de l’emploi, les grandes entreprises qui réussissent délocalisent de plus en plus et les nouvelles sources d’innovation économique telle que l’internet voient disparaître autant d’entreprises qu’elles n’en créent. Ces exemples illustrent les raisons de la remise en cause d’une vision de la décision encore très sûre et droite. Or le nouveau climat de la société fait que chaque individu est confronté à la complexité de la vie économique et sociale, et donc ne peut croire en une démarche simple de décision. La décision, telle qu’elle est envisagée dans nos sociétés contemporaines, doit à présent refléter la complexité de la vie. La crise économique actuelle remet en cause les valeurs du libéralisme qui permettaient avant d’assurer l’emploi. Aujourd’hui, le décideur se trouve à la fois face à une grande diversité de choix de moyens pour parvenir à ses fins et a conscience qu’une multitude de finalités sont possibles. Cette situation d’incertitude place le décideur dans une position de raisonnement beaucoup moins restreinte que dans la décision classique et moderne. Le décideur raisonne mais se trouve dans l’obligation de faire appel à plusieurs rationalités pour prévoir au maximum les conséquences de ses actes.
Par exemple en aménagement-urbanisme, I’Etat ne décide plus de grands travaux de façon régalienne. Aujourd’hui, la construction d’une ligne de TGV, se décide en fonction d’une rationalité économique, qui prend en compte les intérêts économiques que procurent le TGV, mais également d’une rationalité sociale et environnementale, qui prend en compte les intérêts de la population et des écosystèmes. La multirationalité utilisée par le décideur contemporain le met face à des valeurs opposées ou parfois contradictoires. Toutefois, même si la décision en devient plus complexe, le décideur se rapproche ainsi d’une réalité de terrain.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIEl: DEFINITIONS DES TERMES PRINCIPAUX DE LA PROBLEMATIQUE
I. La prise de décision
1.1. Fondements de la décision
1.2. Remise en cause de la décision classique
1.2.1. La décision dans le libéralisme moderne
1.2.2. La décision dans nos sociétés contemporaines
1.3. Tableau récapitulatif des différentes conceptions de la décision
1.4. Elaboration d’une proposition de conception de la décision en aménagement-urbanisme
1.4.1. A quoi sert la décision en aménagement-urbanisme
1.4.2. Quand se fait la décision en aménagement-urbanisme
1.4.3. Qui décide en aménagement-urbanisme
1.4.4. Comment décide-t-on en aménagement-urbanisme
1.4.5. Résumé de la proposition de définition de la décision en aménagement-urbanisme
II. La rationalité
2.1. La rationalité comme système de valeurs culturelles et non universelles
2.1.1. La philosophie de Descartes etdu siècle des Lumières
2.1.2. Le mouvement utilitariste
2.1.3. Les contre-exemples d’une rationalité universelle
2.1.3.1. L’apport de l’anthropologie: les théories du don de Marcel Mauss
2.1.3.2. L’analyse des anti-utilitaristes
2.2. La rationalité comme méthode de recherche scientifique de systèmes de fonctionnement de la société
2.2.1. L’économie
2.2.1.1. Le début d’un contexte favorable à la rationalité économique
2.2.1.2. La main invisible d’Adam Smith
2.2.1.3. La vision pessimiste de Ricardo
2.2.1.4. L’homo oeconomicus
2.2.1.5. La rationalité contemporaine
2.2.1.5.1. La théorie des jeux
2.2.1.5.2. La rationalité de Maurice Allais
2.2.1.5.3. La rationalité de HerbertA. Simon
2.2.1.6. Récapitulatif chronologique des grands mouvements de la rationalité économique
2.2.2. La sociologie
2.2.2.1. La typologie de la rationalité de Max Weber
2.2.2.2. Raymond Boudon
2.2.3. La philosophie
2.2.3.1. Emmanuel Kant
2.2.3.2. Karl Jaspers
2.2.3.3. Jon Elster
2.2.4. La psychologie: l’étude du changement comme réflexion sur la rationalité
2.3. Synthèse des conceptions de la rationalité étudiées au travers de quelques auteurs
2.3.1. Tableau récapitulatif des conceptions de la rationalité
2.3.2. Commentaires sur les conceptions de la rationalité dans chaque discipline
2.3.3. Commentaires sur la comparaison des conceptions de la rationalité entre les différentes disciplines
2.3.4. Commentaires sur l’évolution dans le temps des éléments de définition de la rationalité
2.4. Apport de la rationalité pour l’aménagement-urbanisme
PARTIE Il: DEFINITION DE L’AMENAGEMENT-URBANISME ET REFLEXION SUR LA RATIONALITE DE CE CHAMP SCIENTIFIQUE
I. Etude et proposition de définition de la conception d’aménagement urbanisme
1.1. Définitions de l’aménagement et de l’urbanisme
1.1.1. L’origine de l’aménagement et de l’urbanisme
1.1.1.1. Une pratique ancestrale de l’aménagement et de l’urbanisme
1.1.1.2. L’aménagement et l’urbanisme : deux champs scientifiques récents
1.1.1.3. L’aménagement et l’urbanisme, une nécessité politique
1.1.1.4. Choix d’un postulat de départ pour la recherche
1.1.2. Présentation et analyse de différentes définitions de l’aménagement urbanisme
1.1.2.1. La vision politique
1.1.2.1.1. L’aménagement-urbanisme, outil au service d’idéologies politiques
1.1.2.1.2. La remise en cause de l’aménagement-urbanisme centralisé
1.1.2.1.3. L’intégration de la population dans la politique d’aménagement-urbanisme
1.1.2.2. La vision des chercheurs en aménagement-urbanisme
1.1.2.2.1. Une vision esthétique de l’aménagement urbanisme
1.1.2.2.2. Une vision centraliste de l’aménagement urbanisme
1.1.2.2.3. Une vision politique de l’aménagement-urbanisme
1.1.2.2.4. Une vision universitaire et théorique de l’aménagement-urbanisme
I .2.Conception et expérience personnelles de l’aménagement-urbanisme
1.2.1. Le contexte historique
1.2.2. Le parcours scolaire, base de connaissances
1.2.3. L’expérience du terrain, comme apport et autre vision des connaissances
1.3. Proposition de définition de l’aménagement-urbanisme pour ce mémoire
1.3.1. Pourquoi pratiquer l’aménagement-urbanisme?
1.3.2. Pour quoi pratiquer l’aménagement-urbanisme
1.3.2.1. L’aménagement-urbanisme répond à un idéal
1.3.2.2. L’aménagement-urbanisme comme application de l’intérêt général
1.3.3. Comment pratiquer l’aménagement-urbanisme
1.3.3.1. L’aménagement-urbanisme est un acte politique
1.3.3.2. L’aménagement-urbanisme se réalise par contractualisation
1.3.3.3. La concertation est un idéal de démocratie plus qu’un simple outil de l’aménagement-urbanisme
1.3.3.4. L’évaluation, autre outil nécessaire à la pratique démocratique de l’aménagement-urbanisme
1.3.4. Qui fait l’aménagement-urbanisme
1.3.4.1. Le rôle des professionnels de l’aménagement-urbanisme
1.3.4.2. Le rôle de la population en aménagement-urbanisme
1.3.4.3. Des exemples de concertation dans des processus de décision d’aménagement-urbanisme
1.3.5. Quand pratiquer l’aménagement-urbanisme et sur quelle durée ‘?
1.3.6. Où et à quelles échelles pratiquer l’aménagement-urbanisme
1.3.6.1. L’aménagement-urbanisme se réalise sur tout le territoire
1.3.6.2. L’égalité ou l’équité spatiale comme principe de l’aménagement-urbanisme
1.3.7. Rédaction résumée de la proposition de conception de l’aménagement-urbanisme
Il. Interrogation sur la notion de rationalité en aménagement-urbanisme
2.1. Exemples de décisions bizarres ou incompréhensibles en aménagement urbanisme
2.1.1. Les prophéties autoréalisatrices en géographie
2.1.2. Un exemple de décision de l’emplacement des monuments en ville
2.1.3. Une action correctrice de logements à bas prix qui empire les problèmes
2.2. Analyse des exemples de décisions absurdes
2.2.1. L’autocorrélation spatiale comme explication rationnelle des prophéties autoréalisatrices
2.2.2. L’observation comme guide de la rationalité
2.2.3. Le programme urbain, ou quand la solution est le problème
2.3. Enseignement de l’analyse des exemples
2.3.1. La rationalité comme « art de trouver un nouveau cadre»
2.3.2. Le paradoxe de I’aménageur-urbaniste
PARTIE III : LA RATIONALITE DANS LES PRISES DE DECISION EN AMENAGEMENT-URBANISME Les éléments de la rationalité en aménagement-urbanisme
1.1. Le temps comme élément de la rationalité en aménagement-urbanisme
1.1.1. Les économistes
1.1.1.1. La théorie de l’information comme complément de la définition de la rationalité
1.1.1.2. Les deux temporalités de Jean-Pierre Dupuy
1.1.2. Les anthropologues et les sociologues
1.1.3. Le temps, élément de rationalité en aménagement-urbanisme
1.1.3.1. Le temps : un coût nécessaire à l’information
1.1.3.2. Le temps : un outil de cohérence de la décision
1.1.3.3. Un rapport au temps caractéristique de l’aménagement urbanisme, un lien avec le passé et une prospective sur l’avenir
1.1.3.4. Des temps multiples en aménagement-urbanisme dominés par le temps social de la société occidentale
1.2. L’intérêt général comme élément de la rationalité en aménagement urbanisme
1.2.1. Critères personnels et préliminaires de la conception de l’intérêt général
1.2.2. L’intérêt général dans l’utilitarisme
1.2.3. La théorie des jeux ou la controverse de l’intérêt général utilitariste.
1.2.4. La notion de bien-être de Viifredo Pareto
1.2.5. La démocratie et la vision de Boudon
1.2.6. Proposition de conception de l’intérêt général en aménagement urbanisme
1.2.6.1. L’égoïsme et l’altruisme
1.2.6.2. Le jeu des relations entre acteurs
1.2.6.3. L’importance de l’Etat
1.2.6.4. L’application de la démocratie
1.3. Proposition de conception de la rationalité en aménagement-urbanisme
Il. Etude de cas en aménagement-urbanisme
2.1. Présentation du Contrat Environnement Littoral
2.2. Le Contrat Environnement Littoral, un contrat conçu de façon rationnelle
2.2.1. La réalisation d’un diagnostic
2.2.2. Une prise de décision alliant intérêts individuels et collectifs
2.3. Le Contrat Environnement Littoral: des doutes sur la rationalité dans la mise en oeuvre
2.3.1. Un rapport au passé trop fixe
2.3.2. Une valeur temps très prégnante
2.3.3. Une vision durable oubliée
2.4. Analyse du cas du GEL dans la réflexion sur la rationalité
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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