Découverte de l’ARN interférence
L’effet de la répression homologie dépendante a été observé par le laboratoire de Jorgensen en 1990. Dans l’optique de renforcer la couleur violette des fleurs de pétunia, les auteurs ont injecté un transgène codant une enzyme (l’anthocyanine) de la voie de biosynthèse du pigment qui donne la couleur violette à la fleur : la chalcone synthétase (CHS). Contrairement à l’effet souhaité, l’expression du gène endogène a été abolie et les fleurs sont devenues totalement ou partiellement blanches (Figure 1). Cet effet étant totalement réversible, les auteurs ont suggéré que l’inhibition du gène était dû à une interaction directe ou indirecte entre le gène endogène et le transgène (Napoli et al. 1990[1]). Des résultats similaires ont été observés au même moment dans le laboratoire de Stuitje (van der Krol et al. 1990[2]).
En 1995, Su Guo et Kenneth J. Kemphues ont découvert qu’une molécule d’ARN pouvait éteindre spécifiquement un gène chez C. elegans (Guo & Kemphues 1995[3]). L’injection de l’ARN anti-sens au gène par1 dans les gonades de C. elegans induit la répression du gène endogène. Etonnement les auteurs ont observé le même effet avec une molécule d’ARN sens. Chez les plantes, ce mécanisme fut observé à plusieurs reprises (dans les pétunias, chez Arabidopsis ainsi que dans les plants de tabac, tomate et pommes de terre) et fut appelé post-transcriptionnal gene silencing (PTGS). De plus, il a été montré que des ARN viraux sont également capables d’éteindre spécifiquement des gènes (Baulcombe 1996[4]). C’est seulement en 1998 que le mécanisme d’ARN interférence induit par ARN double-brin (ARNdb) fut décrit. Andrew Fire et Craig C. Mello ont étudié l’effet de l’injection d’ARN sens, d’ARN anti-sens ou d’un mélange des deux sur l’expression de plusieurs gènes de C. elegans. Ils ont remarqué que l’extinction de l’expression du gène est bien plus efficace avec le mélange des deux ARNs et en ont déduit que c’est l’injection d’ARNdb qui induit l’ARN interférence (Fire et al. 1998[5]). Pour expliquer l’effet de l’injection d’ARN-sens ou anti-sens seul, les auteurs suggèrent que la transcription in vitro induit la contamination des préparations d’ARN-sens par quelques molécules d’ARN anti sens (et inversement) conduisant à la production de quelques molécules d’ARNdb suffisantes pour induire l’ARNi. Le fait que la répression soit inductible par une quantité faible d’ARNdb et qu’elle puisse être maintenue dans la descendance des organismes injectés suggère un mécanisme d’amplification de l’ARN interférence (Fire et al. 1998[5]). Cette découverte leur a valu le prix Nobel de physiologie et de médecine en 2006.
Rôle essentiel de l’ARNi dans de nombreux processus biologiques
L’ARN interférence est un mécanisme biologique essentiel conservé dans l’immense majorité des eucaryotes à l’exception de certaines espèces tel que Saccharomyces cerevisiae, Trypanosoma cruzi, Leishmania major (Excavata), Cyanidioschyzon merolae (Archaeplastida) et Plasmodium falciparum (Chromalveolata) (Shabalina & Koonin 2008[6]). On pense généralement que la fonction première de l’ARN interférence, c’est-à-dire la raison pour laquelle ce mécanisme a été conservé depuis le dernier ancêtre commun aux eucaryotes, est la défense contre les parasites moléculaires tel que les virus ou les transposons. Ce mécanisme essentiel de défense antiviral a maintenant été démontré dans un grand nombre d’espèces (plantes et métazoaires notamment). Cependant ces mécanismes d’ARNi ont aussi des rôles essentiels dans de nombreuses fonctions cellulaires. Ainsi, des milliers de petits ARN (sRNAs) sont maintenant référencés dans les bases de données et sont classés en 3 grandes catégories : les microRNAs (miRNAs), les short interfering RNA (siRNAs) et les piwi-interacting RNA (les piRNAs). Il est probable que les fonctions de ces sRNAs soient apparues dans un second temps au cours de l’évolution des eucaryotes, suite au détournement de la fonction de défense pour servir d’autres fonctions cellulaires. Par exemple, les miRNAs sont absents dans un grand nombre d’eucaryotes et sont certainement apparus indépendamment chez les plantes et les métazoaires, ils sont donc postérieurs au dernier ancêtre commun des eucaryotes. Au contraire, on peut imaginer que les piRNAs et scnRNAs, spécifiquement impliqués dans la reproduction sexuelle des organismes, étaient présents chez le dernier ancêtre commun (bien qu’ils soient absents chez les plantes par exemple). Toutes ces fonctions nécessitent des mécanismes variés et plusieurs voies d’ARNi différentes qui seront décrites dans la deuxième partie de cette introduction.
De l’outil génétique au traitement thérapeutique
Depuis la découverte du fonctionnement de l’ARN interférence, de très nombreuses études scientifiques ont cherché à utiliser ce mécanisme comme outil d’analyse génétique. En effet, théoriquement tous les gènes d’un organisme peuvent être éteints par ARN interférence à l’unique condition que cette voie cellulaire existe chez l’organisme étudié. Pour utiliser cette méthode il suffit de connaître la séquence du gène que l’on souhaite éteindre, d’utiliser cette séquence pour synthétiser l’ARNdb (in vitro ou en transformant une bactérie par un plasmide d’expression) et d’avoir une méthode pour l’introduire dans les cellules de l’organisme (injection, alimentation,…). Cette méthode d’analyse fonctionnelle des gènes est donc utilisée très régulièrement dans la plupart des organismes modèles. Chez les mammifères, les voies d’ARNi existent, cependant l’injection de longs ARNdb induit immédiatement la réponse interféron qui par l’activation de la protéine kinase R bloque globalement la synthèse des protéines et provoque la mort cellulaire (Gantier & Williams 2007[7]). Pour remédier à ce problème, des double-brin d’ARN plus courts, entre 21 et 27 paires de base (pb) ont été utilisés. Ces duplex de petits ARN, qui peuvent être des duplex de siRNAs ou de shRNAs (short hairpin RNAs), induisent l’ARNi mais pas la réponse interféron. Ces découvertes ouvrent alors des perspectives très importantes sur le traitement de toutes les pathologies qui entrainent la surproduction de protéines, en particulier les oncogènes mais aussi potentiellement toutes les maladies infectieuses virales !
Mécanismes d’ARNi induits par ARNdb chez les eucaryotes
Origine des ARNdb
Les voies d’ARNi induites par l’ARNdb peuvent être classées en fonction de l’origine des ARNdb, endogènes ou exogènes. Les ARNdb d’origine endogène sont souvent associés à la régulation des gènes de l’organisme et au contrôle de l’expression des transposons alors que ceux d’origine exogène sont associés à la défense de l’organisme contre les virus et autres parasites moléculaires pouvant provenir de l’environnement.
ARNdb exogènes
Le nématode Caenorhabditis elegans a été le premier animal pour lequel on a observé l’activation des voies d’ARNi en réponse à des amorces exogènes et où les voies d’ARNi activées ont été caractérisées (Fire et al. 1998[5] , Sarkies & Miska 2013[8]). Depuis, deux sources d’ARNdb exogènes ont été mises en évidence chez plusieurs organismes. Les virus à ARN d’une part et les ARNdb présents dans l’environnement (notamment produits par les bactéries) d’autre part. Si les virus sont une source naturelle connue d’ARNdb, la production d’ARNdb chez les bactéries est au contraire artificielle. Il n’y a pour le moment aucune évidence d’une prise en charge par la machinerie d’ARNi des ARN double-brin ou simple brin produits naturellement par les bactéries.
ARN des particules virales
La capacité à utiliser l’ARN d’origine virale pour activer les voies d’ARNi a été montré chez de nombreux eucaryotes, les plantes (Hohn & Vazquez 2011[9]), les nématodes (Sarkies & Miska 2013[8]) et même jusqu’aux mammifères récemment (notamment sur des lignées cellulaires de souris et humaines) (Maillard et al. 2013[10]).
ARNdb importés de l’environnement
La capacité de certains organismes à activer les voies d’ARNi à partir d’ARNdb présents dans l’environnement suggère que des mécanismes de transport sont capables d’importer l’ARNdb de l’environnement vers le cytoplasme. Il est possible de nourrir les Caenorhabditis elegans de bactéries E.coli transformées pour qu’elles expriment à partir d’un plasmide un ARNdb (Tabara et al. 1998[11]). Cette méthode appelée « feeding d’ARNdb » active l’ARN interférence chez C. elegans. Afin de découvrir des gènes impliqués dans l’ARNi, les auteurs ont réalisé un crible de mutagénèse au méthanesulfonate d’éthyle (EMS). Le principe est de faire du feeding d’un ARNdb homologue à un gène essentiel du nématode. Ainsi, les nématodes capables de faire de l’ARNi vont éteindre leur propre gène essentiel et vont mourir. Au contraire, les nématodes déficients pour l’ARNi vont résister au feeding d’ARNdb et vont survivre (Tabara et al. 1999[12]). Ce crible a notamment permis d’identifier un transporteur de type ABC (ATP binding cassette), haf-6, comme impliqué dans l’ARNi induite par ARNdb (Sundaram et al. 2006[13]). Par la suite, parmi les 61 transporteurs ABC du génome de C. elegans, 10 ont montré une certaine implication dans des voies d’ARNi et dans la répression de transposons (Sundaram et al. 2008[14]). Un autre transporteur, SID-2, a également été décrit comme impliqué dans le traitement des ARNdb de l’environnement (Winston et al. 2007[15]). La construction d’une protéine de fusion GFP a révélé que SID-2 permet l’import d’ARNdb de la lumière intestine vers le cytoplasme. Etonnement, la sensibilité aux ARNdb de l’environnement est rare au sein des Caenorhabditis, seul 2 espèces sur 8 testées ont montré cette sensibilité (Winston et al. 2007[15]). De plus, l’injection de SID-2 dans C.remanei qui en est dépourvu suffit à lui conférer la sensibilité aux ARNdb de l’environnement ce qui suggère que cette fonction a été perdue chez certaines espèces au cours de l’évolution des nématodes (Nuez & Felix 2012[16]). Cette capacité à importer l’ARNdb présent dans les bactéries a pu être utilisée comme outil d’analyse génétique chez les nématodes mais aussi chez les ciliés (Galvani & Sperling 2002[17]). D’autres part l’import direct d’ARNdb présents dans l’environnement est couramment utilisé dans les lignées cellulaires de drosophiles (Zhou et al. 2014[18]) .
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Table des matières
INTRODUCTION
I. PREAMBULE
A. Découverte de l’ARN interférence
B. Rôle essentiel de l’ARNi dans de nombreux processus biologiques
C. De l’outil génétique au traitement thérapeutique
II. MECANISMES D’ARNI INDUITS PAR ARNDB CHEZ LES EUCARYOTES
A. Origine des ARNdb
1) ARNdb exogènes
2) ARNdb endogènes
B. Clivage par une endonucléase Dicer
1) Domaines de fonction et structure des protéines Dicer
2) Clivage précis et phasé des ARNdb par Dicer
C. Mécanismes du chargement des ARNdb sur les complexes RISC
1) Diversité et structure des protéines Ago et Piwi
2) Chargement du duplex d’ARN sur la protéine Ago
3) Implication de Dicer dans le complexe RISC
4) Les autres protéines du complexe RISC
D. Sélection et élimination du brin passager
E. Répression de l’ARNm
1) Clivage du messager (siRNA) ou inhibition de la traduction (miRNA)
2) Autres fonctions des protéines Ago dans l’ARN interférence
F. Fonctions essentielles des RdRPs dans l’ARNi
1) Conservation des RdRPs au sein des eucaryotes
2) Rôle dans l’amplification du signal de répression
3) Les autres fonctions des RdRPs
G. Modifications des sRNAs
1) Méthylation en 3’
2) Uridylation ou adénylation en 3′
III. LES VOIES D’ARNI CHEZ PARAMECIUM TETRAURELIA
A. Les ciliés comme organismes modèles
1) Le dimorphisme nucléaire
2) Les évènements sexuels
3) Les réarrangements génomiques au cours du développement du MAC
4) Le génome de P. tetraurelia
B. Les voies d’ARN interférence chez la paramécie
1) Les gènes candidats
2) Les voies de siRNAs
3) La voie des scnRNAs
IV. PRESENTATION DU SUJET
RESULTATS
CONCLUSION
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