LA QUESTION CENTRALE DE L’IṢLĀḤ
Nombreux sont les mouvements et les personnes qui se sont revendiqués de ce mouvement de réforme. Les sociétés arabo-musulmanes ont en effet connu durant cette période-là un foisonnement intellectuel exceptionnel qui a vu naître de nouvelles logiques pour de nouvelles perspectives, pour des peuples qui s’étaient depuis quelques siècles endormis (en opposition au réveil, la Nahḍa) dans leur taqlīd.
Les penseurs musulmans de la deuxième moitié du XIXe siècle ont fait preuve d’une activité intellectuelle et d’un effort de réflexion littéralement exceptionnels pour leur époque durant laquelle l’introspection et la remise en question collective n’étaient plus d’actualité. Ils ont rappelé combien il était important toujours de garder un esprit critique, surtout au sein du système de pensée auquel on se réfère. A défaut de quoi, et c’est à partir de ce constat que ces penseurs ont engagé leur processus de questionnement, ce système ne participe plus à l’essor et au développement de la société, mais finit au contraire par favoriser la léthargie et le déclin de celle-ci.
Dans toutes ses dimensions, le monde arabo-musulman avait sombré dans une décadence qu’une confrontation avec le modèle occidental moderne et croissant devait inéluctablement finir par révéler au grand jour. Que ce soit par le début des colonisations ou à travers certains auteurs dont les récits de voyage en Europe dépeignaient une civilisation en développement dans bien des aspects comme celui de Rifā‘a at-Ṭahṭāwī1 (1801-1873), il devenait indéniable que les tendances s’étaient progressivement inversées : l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane s’était vu supplanté par les progrès occidentaux. D’après Malek Bennabi (m. 1973), al-Afġānī (1838-1897) était « le témoin intègre lucide mais impuissant de la décadence de sa société, alors que la colonisation s’installait sur son sol. Ce fut pour lui la chute matérielle et morale de la société musulmane ».
Le constat était sans appel. Il fallait désormais se rendre à l’évidence : la pensée arabo-musulmane était devenue au fil des derniers siècles un corps sans âme, une bannière que l’on déployait sans savoir à quoi elle pouvait servir. Ainsi, les penseurs musulmans ont cherché à comprendre ce qui avait pu amener à cette situation. Cela s’est traduit par un certain nombre de questions dont les réponses seraient une première étape pour remédier à la paralysie sociale et intellectuelle.
Le raisonnement était le suivant : en principe, la référence religieuse devait traduire un idéal théorique qui, mis en pratique, aurait pour résultat une nation souveraine dont les dimensions socio-économique, politique, morale, militaire et autre seraient en constant progrès et le modèle à suivre, puisque émanant de préceptes divins donc parfaits.
Puisque cela n’était manifestement pas le cas et que les sociétés majoritairement musulmanes s’étaient retrouvées en position de faiblesse d’un point de vue géostratégique ainsi que de celui des diverses dimensions mentionnées plus haut, il semblait logique qu’un problème se posait au niveau de la référence essentielle que constituait l’islam. Si la référence au religieux en tant qu’idéal théorique émanant du Divin était de fait incontournable et nécessaire, comment se faisait-il qu’elle permette malgré tout cette décadence ? L’islam a-t-il réellement pour vocation de réaliser concrètement et de manière visible dans la société cet idéal d’origine divine ? De ces premières interrogations découlent deux possibilités : soit l’islam n’a pas pour objectif le progrès civilisationnel auquel cas il faut se poser la question de l’utilité de la référence religieuse, soit cela fait bien partie de ses objectifs, et alors la réflexion porterait plutôt sur les facteurs entravant la réalisation de ce dessein et les manières d’y remédier.
La réflexion initiée par ces questionnements s’oriente vers la deuxième possibilité. C’est d’ailleurs ce vers quoi tendaient les premiers à constater cet état décadent comme Ḫayr ad-Dīn at-Tūnisī (m.1890) qui propose une réflexion sur les causes de la décadence. Il estime en effet inévitable que les religieux chargés du pouvoir spirituel soient en mesure d’évaluer la situation de la société, d’en faire une analyse scientifique et d’y proposer des solutions ou remèdes. C’est ainsi que les penseurs musulmans s’inscrivent dans une démarche de réforme (iṣlāḥ) en se lançant dans un nouvel effort critique (iğtihād) afin de déconstruire des logiques dogmatiques établies qui agissent comme des carcans qui figent la réflexion et que Ḫayr ad-Dīn appelle de ses voeux.
Pour comprendre la réflexion politique au sein du projet de réforme, il est important de cerner le contexte dans lequel s’inscrit cette réflexion ainsi que la manière dont elle est introduite. D’après les réformateurs musulmans, on ne peut apporter de solution efficace et pertinente au problème que constitue la décadence sans trouver au préalable la cause du problème, sans faire un diagnostic de la maladie dont est atteint l’ensemble du monde musulman à leur époque.
C’est ce qu’explique al-Kawākibī au début de son ouvrage développant sa vision du projet de réforme intitulé Umm al-Qurā (La mère des cités) en référence à la ville sainte de la Mecque que tout musulman prend comme direction durant sa prière. Elle constitue donc un symbole de l’unité spirituelle des musulmans, un des axes de la pensée d’al-Kawākibī. Celui-ci y fait un appel à identifier les raisons du désordre et de la décadence, et à rechercher les causes apparentes autre que le destin régulièrement invoqué par paresse intellectuelle ou indifférence sociopolitique. La première chose à faire est de décrire la situation contemporaine afin de pousser à la méditation et à la réflexion, et d’identifier clairement le mal ou les maux en cherchant quelle en est l’origine et quels en sont les symptômes pour trouver le bon remède.
C’est l’une des tâches principales à laquelle il s’attèle à travers cet ouvrage, sous forme d’un débat fictif entre plusieurs penseurs qui chacun leur tour vont partager leur opinion quant à la cause de la décadence et aux moyens d’inverser la tendance et la soumettre à l’assemblée qui la discute. Cette démarche pose les différentes orientations que vont prendre les réformateurs dans leur réflexion. Plusieurs raisons sont mises en avant. On remarque d’ailleurs dans Umm al-Qurā que chaque nouvel avis pour déterminer l’origine de la régression est soit relativisée pour ne pas en faire la cause première et unique, soit rejetée en estimant que ce n’est qu’un effet de la décadence.
Des causes religieuses de la décadence
Parmi les facteurs les plus récurrents, certains réformateurs évoquent le laxisme vis-à-vis de la religion qui se traduit de diverses manières. En effet, les réformateurs musulmans constatent que la société n’est plus en accord avec les principes déduits des sources de l’islam, car une partie de la population n’est plus soucieuse de ceux-ci, voyant par exemple dans le seul modèle occidental une nouvelle voie salutaire qui fait ses preuves. Ils renvoient aussi à la compréhension même des Textes en jugeant que celle-ci a été erronée sur bien des aspects. Cela a eu pour conséquence de permettre d’introduire des éléments inédits dans le crédo ou la pratique qui n’ont rien à voir avec le message originel de l’islam d’après les réformateurs. C’est pourquoi ils se montrent très critiques à l’égard des bid‘a-s infondées selon eux qui répandent énormément de croyances et de superstitions contreproductives et qui amputent à l’islam son rôle de stimulateur à tous les niveaux et l’éloignent de ses nobles objectifs. Cette situation conforte l’immobilisme du peuple que ce soit politiquement, intellectuellement ou socialement et favorise également les divergences sur des questions en réalité sans incidence sur la vie des musulmans, ce qui provoque une division de fond de la ‘umma qui, disloquée, n’est plus capable de réagir face aux inégalités sociales ou aux ingérences politiques et conquêtes des puissances coloniales étrangères.
Ensuite, la question religieuse pose une problématique à laquelle les réformateurs vont tâcher de répondre. En effet, ils ont vu en Europe l’hostilité du mouvement des Lumières pour la religion, et certains orientalistes parmi lesquels Ernest Renan s’empressent de voir en l’islam un frein essentiel au développement et au progrès, jugeant que cette religion s’oppose à la science et à la modernité. Même en Egypte, certains comme Faraḥ Anṭūn (1874-1922) adoptent cette vision et expriment une certaine hostilité à l’égard de l’islam. Dans ce contexte, les réponses d’al-Afġānī1 et de ‘Abduh2 se veulent à la fois apologétiques dans le sens où selon eux, l’islam ne peut avoir qu’un apport positif sur la société, mais aussi critique vis-à-vis de l’approche de la religion par les oulémas qui ont finit par permettre ces accusations. Afin de démontrer l’innocence de l’islam dans la décadence du monde arabo-musulman, d’expliquer où se trouve en réalité le problème dans le traitement qui en est fait, et trouver les solutions aux vrais facteurs de la régression, le projet de réforme intègre un questionnement sur la méthodologie religieuse et sur ses conséquences sur le rapport entre gouvernant et gouvernés.
Par ailleurs, al-Kawākibī constate la mainmise d’une pensée erronée dans l’imaginaire collectif qu’il relève notamment à travers les expressions langagières que les gens utilisent au quotidien. Par exemple, il note la confusion dans l’esprit des musulmans quant à la notion de muṣība. En effet, il est répandu lorsqu’un malheur vient à toucher une personne d’exprimer son acceptation de cet événement par des formules préétablies tirées de traditions attribuées au Prophète dont le sens a été totalement travesti : « Le musulman est éprouvé » ; « Dieu s’il aime un serviteur, il l’éprouve1 ». Ce comportement est influencé par la tendance à faire d’un détachement extrême du monde matériel une vertu caractéristique du musulman pieux, faisant au contraire de celui qui se préoccupe des affaires mondaines un être superficiel n’ayant pas de lien spirituel avec Dieu. De ce fait, revenir à l’explication de ces hadiths et leurs finalités quant à la signification du zuhd devient nécessaire : « Ainsi, le zuhd véritable, d’après al-Kawākibī, est celui qui permet à l’homme de relativiser les épreuves auxquelles il fait face (comme les compagnons) pour progresser et aussi pour transmettre le message de Dieu et réaliser Son idéal non pas en luttant contre les mécréants comme il est répandu mais en renforçant l’unité musulmane et humaine pour participer avec les non-musulmans au bonheur de la cité2 ». Cette prétention à ne chercher ni le confort matériel ni la dignité relève selon lui de la pure hypocrisie, ce que soutient également ‘Abduh pour qui cette mentalité a complètement perverti la compréhension de la foi. Cela se fait ressentir notamment durant les prières qui ne sont plus vécues avec le coeur en cherchant un recueil spirituel, mais comme une somme de gestuelles et de mimiques héritées des ancêtres sans effet positif sur le fidèle qui prie.
Concernant le crédo, les réformateurs reprennent une réflexion autour de la notion de la prédestination (qadar) car ils constatent qu’il est très répandu parmi le peuple (et même chez les oulémas) que celle-ci soit invoquée en diverses circonstances du quotidien sans pour autant que cela soit pertinent. Le crédo déterministe (al-ğabriyya) est essentiellement discuté3. Celui-ci part du principe que tout être humain est déterminé dans tous les aspects de sa vie et qu’il n’a pas de volonté propre. Toute son action n’est que la réalisation d’une volonté divine absolue. Celui qui y consacre une partie importante de sa réflexion est Muḥammad ‘Abduh qui avec son ouvrage sur le crédo Risālat at-Tawḥīd (Traité sur l’unicité divine) trouve l’occasion de développer son opinion à ce sujet. Il explique que ce déterminisme « risque de permettre [à ceux qui y adhèrent] de se trouver des excuses quant à leur paresse, leur absence d’action et d’ardeur ou autre sous prétexte de prédestination à cela »4. Les réformateurs s’opposent donc à cette conception qui ne laisse à l’homme aucun choix, donc aucune part de responsabilité dans ses actes ou son inertie. Cette dernière devient une forme de soumission à la volonté divine. Bien que les réformateurs ne rejettent pas la conception du destin en considérant notamment que Dieu a une connaissance préalable de toutes les actions passées et futures de l’être humain, il serait néanmoins incohérent selon eux que cela signifie qu’il détermine également de manière anticipée ces mêmes actions car le Coran précise et réitère à de multiples reprises que chacun sera jugé selon la nature de son comportement et de son action aussi infime et insignifiante puisse-t-elle paraître, à l’instar du passage suivant : « Alors, celui qui aura fait le poids d’un atome de bien le verra, et celui qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra. »
En outre, l’oeuvre des mudallisūn (falsificateurs) sur les traditions prophétiques est d’après les réformateurs à l’origine de nombreuses croyances inédites qui alimentent une perte de confiance des musulmans et leur manque d’action. Pour expliquer ce point, al-Kawākibī parle de « siḥr al-mudallisīn ». Il profite de ce recours au terme siḥr pour déconstruire une compréhension erronée du terme selon lui.
En effet, il est répandu dans l’imaginaire collectif que ce terme véhicule le sens de magie ou de sorcellerie. Ces phénomènes seraient réalisables par contrôle de créatures invisibles (djinns) ou par incantation, etc. Le réformateur aleppin explique que linguistiquement, ce mot renvoie au fait de faire passer le mensonge pour la vérité grâce à la rhétorique. Quant à son sens religieux, les occurrences du terme dans le Coran semblent correspondre à la même signification : « Il dit : « Jetez !». Lorsqu’ils eurent jeté, ils ensorcelèrent (saḥarū) les yeux des gens. » L’usage du terme dans ce passage coranique indiquerait plus probablement une manipulation visuelle, une illusion visant à tromper le regard des témoins de la scène (en l’occurrence la confrontation de Mūsā et des saḥara au service du Pharaon). Cette signification est confortée par le passage suivant : « Et voici que par un effet de leur magie (siḥrihim), il lui sembla voir (yuḫayyalu ’ilayhi) que leurs cordes et leurs bâtons se mettaient à courir ». Le cheikh ‘Abduh rejoint cette interprétation du terme dans son commentaire de la Sourate 2, al-Baqarah. Cette déconstruction a pour objectif de pousser le peuple à ne plus se laisser manipuler par des mythes qui servent parfois à justifier des craintes ou appréhensions qui n’ont pas lieu d’être. Tout comme elle vise à inciter à la réflexion et à la recherche scientifique, partant du principe que l’avancée des connaissances scientifiques ne pourrait contredire le message coranique.
D’autres mythes favorisent l’attentisme et le fatalisme chez le peuple, comme celui de l’apparition d’un sauveur ou d’un messie à la fin des temps qui instaurerait un monde utopique de paix, de justice et d’unité absolue. Ceux-ci, d’après ‘Abduh notamment, ont pour origine des interprétations influencées par les traditions étrangères à l’islam comme le christianisme ou le judaïsme.
De même, les réformateurs ont une position très critiques vis-à-vis de certains aspects du soufisme, notamment le culte des saints considéré comme une forme d’associationnisme car cela revient à créer des intermédiaires entre les êtres humains et Dieu. Toutes ces croyances sont selon eux contraires aux principes coraniques, soit dans le domaine du crédo, soit dans le domaine de l’action. Pour les réformateurs, ces idées reçues héritées par tradition sans réel examen des sources entraînent des comportements indignes de croyants convaincus par la justice divine absolue. Voici la conclusion qu’en tire le cheikh ‘Abduh : « La plus grande des innovations blâmables introduites par les musulmans, et qui atteint de plein fouet leurs esprits, consiste à désespérer d’eux-mêmes et de leur religion, à penser que la décadence de la masse est un fait irréversible, que les malheurs sont irrévocables et que chaque jour est pire que le précédent. Ce mal s’était emparé de leurs esprits et de leurs coeurs parce qu’ils avaient délaissé les textes authentiques du Coran et de la Sunna, afin de croire à des propos apocryphes ou à des interprétations erronées. Or, ce mal est le plus nuisible de tous les maux, Dieu n’a-t-il pas dit « Seuls les impies désespèrent d’Allah. » »
Les réformateurs déplorent également l’absence d’une éthique saine et solidaire de par cet écart de ce qui était l’exacte compréhension religieuse selon eux. Ainsi la corruption gagne du terrain et incite les gens non pas à s’entraider, mais au contraire à ce que chacun ne se préoccupe que de sa propre situation en cherchant une aisance matérielle quel que soit le moyen. La société n’est plus garante d’une cohésion respectant les bonnes moeurs mais devient oppressive et ne reconnaît que ceux qui se soumettent à cette pression sociale. Henry Laurens rapporte le constat suivant d’un article d’al-‘Urwā al-Wuṯqā : « Qui donc détourne l’opinion de se mettre en branle et qui donc empêche l’enthousiasme de s’enflammer, sinon ces riches qui restent jalousement attachés aux plaisirs de la table, au moelleux du lit, […] mais ne tiennent aucun compte dans leur avidité, de ce que sera le lendemain et conservent un titre artificiel et des usages protocolaires qu’ils se contentent de voir respectés en leur honneur des noms dépourvus de signification ».
De cette manière, une multitude de facteurs moraux et sociaux sont mis en évidence dans la situation décadente que connait le monde arabo-musulman, du rigorisme religieux à la négligence voire l’abandon pur et simple de la religion, des privilèges que s’accordent les strates supérieures de la société au manque d’instruction des femmes. Une importante réflexion sera initiée durant cette période pour chacun de ces aspects de la régression, comme l’illustre l’étude inédite sur la condition féminine de Qāsim Amīn intitulée Taḥrīr al-mar’a fī ‘asr al-risāla (La libération des femmes à l’époque du Message) publiée en 1899.
Despotisme et décadence
En plus de ce constat, une partie importante de l’analyse des réformateurs concerne les causes politiques de la décadence. Cela vise autant la philosophie politique quasi-inexistante dans le système de pensée arabo-musulman que les institutions qui détiennent l’autorité. Dans ce sens, une réelle remise en question de la politique menée est initiée et aboutit à une critique virulente de son aspect le plus évident et le plus néfaste, à savoir le despotisme (al-istibdād). Pour les réformateurs, « si celui qui gouverne [la ‘umma] est ignorant et vil, d’un pauvre engagement […] et docile », il entraîne inévitablement la ‘umma dans sa chute, dans les limbes de l’ignorance, de la pauvreté et il se montre injuste, ouvrant la porte aux ennemis étrangers.
On retrouve ici plusieurs aspects de la décadence dénoncés par les réformateurs, pour qui il ne faisait aucun doute que le pouvoir politique a une grande responsabilité dans cette situation, si ce n’est la plus importante. Pour al-Kawākibī, la conclusion de sa quête des origines de la décadence aboutit forcément aux méfaits du despotisme. C’est pourquoi il rédige un traité qu’il intitule Ṭabā’i‘ al-istibdād (les Caractères du despotisme) qui selon ses dires « ne vise pas un dirigeant ou un gouvernement en particulier » mais qui va chercher à définir clairement le despotisme, ses conséquences sur l’état du monde arabo-musulman et qui va également tenter d’identifier quelques moyens de s’en débarrasser Les réformateurs ont donné quelques définitions permettant d’identifier le despotisme et ainsi limité son champ d’étude.
Le despotisme politique est la mainmise d’une seule personne ou entité sur l’ensemble de la population, de sorte que tout ne dépend que de sa volonté de manière absolue. Ainsi, il peut choisir de se soumettre aux lois ou de s’en écarter. Le respect de l’ordre est sujet à son bon vouloir. Al-Kawākibī développe sa définition du despotisme en expliquant tout d’abord que linguistiquement, ce terme signifie la tendance qu’a une personne à se contenter de son avis, ainsi que le rejet de tout conseil venant d’autrui. C’est un pouvoir solitaire et sans contrôle, absolu et arbitraire. Il ajoute ensuite à la définition politique formulée plus haut des synonymes et des antonymes afin d’en expliciter le sens et en donner le champ lexical. Il est intéressant de noter qu’il y oppose les notions d’égalité ou encore de solidarité. De plus, le despotisme a en charge la gestion des affaires publiques qu’il peut administrer comme il le souhaite, sans craindre d’avoir à rendre des comptes ou d’être sanctionné.
Néanmoins il existe plusieurs catégories de despotisme certaines plus dangereuses que d’autres. La forme de despotisme dont les réformateurs sont unanimes quant au danger qu’elle constitue est le despotisme absolu d’une personne (comparée à Satan dans ce cas) sur son peuple sans aucun contrôle ni aucune limite. Ce despote est absolu, héritier du trône, chef des armées, et détient l’autorité spirituelle. Pour Kawākibī, plus le pouvoir se caractérise par ces critères, plus celui-ci est despotique. Lorsque ces critères sont moins présents, le despotisme se fait de moins en moins sentir jusqu’à disparaître.
Cette catégorisation du despotisme aboutit à une divergence de point de vue sur quelques-uns de ses aspects.
D’après ‘Abduh, le pouvoir n’est plus réellement despotique s’il fait appliquer une législation déjà établie, même s’il en est le seul exécutant, car cela l’empêche d’une certaine manière d’exercer une autorité totalement arbitraire. Il ne peut, d’après le réformateur égyptien, outrepasser les limites de ces lois. Ce qui l’exclut de la définition du despote, terme dont le recours pour définir ce dirigeant relèverait alors d’un abus de langage. Quant à la crainte qu’il inspire, elle est nécessaire pour faire appliquer et accepter sa politique parmi le peuple. Ce qui finit par l’amener à formuler la possibilité d’un « despote juste » dont l’Orient a selon lui besoin pour unir les musulmans sous une seule autorité même si elle est imposée. De manière générale, ‘Abduh ne va pas se focaliser sur la réflexion politique car il estime que le plus important est la réforme de la société par l’éducation. Il rapporte à ce sujet un échange intéressant avec son maître al-Afġānī qui faisait de l’engagement politique une priorité. Le disciple lui aurait suggéré « l’idée que nous délaissions la politique et que nous nous retirions dans un endroit éloigné de la surveillance des pouvoirs et que nous enseignions et que nous éduquions des élèves que nous aurions au préalable choisis selon nos critères. Il ne se passerait pas dix ans que nous n’ayons tant et tant d’élèves qui nous suivraient et seraient prêts à quitter leur patrie pour aller de par le monde pour répandre la réforme exigée qui se diffuserait ainsi de la meilleure façon ». Néanmoins, sa participation et son engagement (bien que tardifs) aux côtés de la révolte de ‘Urābī Pacha (1839-1911) et sa position de défenseur de la constitution qui en a résulté sont autant d’indices de son souci pour la réforme politique, qui sera partiellement évincée par la répression de la révolte par le khédive Tawfīq qui a régné de 1879 à 1892, assisté par les autorités britanniques qui se sont alors saisies des rênes du véritable pouvoir en Egypte.
DECONSTRUCTION DU POUVOIR RELIGIEUX
Une part importante du projet de réforme concerne le domaine religieux. Al-Afġānī initie cette entreprise d’envergure et son parcours à travers le monde arabo-musulman et jusqu’en Europe témoigne de l’ampleur de ce projet. Contrairement à ce que peut le laisser penser son nom, il n’est pas d’origine afghane mais persane. Il est formé dans un milieu chiite duodécimain, ce qui constitue un handicap dans le milieu sunnite, d’où l’intérêt de ne pas révéler son origine, non pas par ruse mais pour ne pas heurter les consciences marquées par les antagonismes entre les différentes tendances de l’islam. Mais ceci souligne l’intérêt de ce penseur pour l’unité musulmane indifféremment de ces divergences de courants, et explique son regard critique sur le fait religieux en général de par son point de vue atypique. Il est grandement passionné par la philosophie et s’inspire des philosophes musulmans classiques pour affirmer que celle-ci peut contribuer à la réforme religieuse et sociale. Cette remise en question de l’état de la religion est commune aux réformateurs. En ce qui concerne ‘Abduh, cette dimension de la réforme occupe une place prépondérante : « J’élevais surtout la voix pour réaliser deux grandes tâches : la première [d’entre elles] consistait à libérer l’esprit des chaînes du taqlīd». Le problème principal que rencontre l’islam est cette tendance à l’imitation, à reproduire une religion non pas dans l’intemporalité qu’exigerait son origine transcendantale et en conformité avec la mutation de la société mais sous une forme figée et anachronique. Al-Kawākibī s’oppose également à ce phénomène de taqlīd car selon lui, « la religion est une chose grave pour laquelle ni la raison, ni la tradition n’autorisent le conformisme et le taqlīd ».
Cette position des réformateurs est due à leur conscience de la part de construction humaine qu’impliquent douze siècles d’histoire de l’islam. A travers une réflexion objective sur les principes à dégager de la religion, ils revendiquent en premier lieu un retour à la méthodologie des premières générations de musulmans, les salafs (d’où leur appellation de salafiyya). Cette démarche pourrait sembler paradoxale, dans la mesure où ils font référence à un passé loin de plus d’un millénaire pour réaliser leur volonté d’actualiser l’approche religieuse. Mais en réalité, cela signifie pour eux que chaque génération se doit d’avoir la même méthode que les salafs, à savoir le retour directement aux sources considérées comme sacrées sans passer par des intermédiaires afin d’obtenir les enseignements de l’islam sans interférence historique ou humaine susceptible de les pervertir. Or à leur époque, ils constatent qu’ils ont justement affaire à une religion dénaturée et dépourvue de ses finalités, ce à quoi ils se doivent de remédier dans le cadre de leur projet de réforme.
D’après J. Schacht, le taqlīd « est le fait de revêtir d’autorité dans les choses de la religion, l’acceptation des paroles ou des actes d’un autre comme faisant autorité dans la croyance qu’on a en leur rectitude, sans en connaître les motifs »1. Cette imitation est le résultat de la doctrine de « la fermeture de la porte de l’iğtihād » qui date du début du Xe siècle. Cette fermeture instiguée par les premiers imitateurs (muqallidūn) impliquait l’interdiction d’une approche rationnelle des sources scripturaires, en considérant que les derniers maîtres du fiqh de l’époque qui étaient d’une compétence incomparable auraient accompli un travail d’interprétation et de développement exhaustif, donnant lieu à la forme finale et la plus aboutie de la charia. C’est ainsi que par la suite, l’activité dans le domaine du fiqh s’est résumée à des commentaires de plus en plus poussés des interprétations antérieures, jusqu’à atteindre « un degré remarquable de casuistique », en traitant des cas hypothétiques tels que « le problème du moment précis où s’ouvre la succession d’une personne pétrifiée par Satan ».
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Table des matières
REMERCIEMENTS
LISTES DES TRANSCRIPTIONS
INTRODUCTION
I. LA QUESTION CENTRALE DE L’IṢLĀḤ
1. DES CAUSES RELIGIEUSES DE LA DECADENCE
2. DESPOTISME ET DECADENCE
II. DECONSTRUCTION DU POUVOIR RELIGIEUX
1. VERS UNE LIBERATION DE LA PENSEE ISLAMIQUE
2. UNE THEOLOGIE DU LIBRE-ARBITRE
III. REFORME DE LA PENSEE POLITIQUE
1. RESTAURATION DU CALIFAT
2. DEBATS SUR LES FORMES DE L’ETAT
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
SOURCES DE PREMIERE MAIN
SOURCES SECONDAIRES
RESSOURCES INTERNET
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