Saisir l’État par l’action de ses acteurs
Pour comprendre ce paradoxe, cette recherche s’adosse sur plusieurs conceptions théoriques qui nous ont amenées à concevoir la question de recherche centrale.
Le pouvoir infrastructurel de l’État
Tout d’abord, nous avons adopté une approche macro théorique de l’État développée par Michael Mann (1986). Ce dernier décrit l’État par l’analyse de son pouvoir. Ainsi, en plus d’un pouvoir despotique, qui se définit comme étant un « pouvoir sur » (King & Le Galès, 2011, p.468) quelque chose ou quelqu’un, l’État possède un pouvoir infrastructurel. Il s’agit de son « pouvoir de » (Ibid.) faire quelque chose. C’est donc la capacité effective de l’État à intervenir pour orienter l’action publique (Soiffer, 2008). Cette dimension du pouvoir de l’État se décline selon deux éléments clés.
D’abord, il est lié à la dimension spatiale de l’État. Ce dernier, par définition, ne peut exercer ce pouvoir que sur des territoires où il est souverain. Il est également lié à la nature relationnelle de l’État. Il n’a d’effet que si les acteurs étatiques entrent en relation avec d’autres acteurs afin de leur imposer ce pouvoir.
Afin de mesurer le pouvoir infrastructurel de l’État français dans ses territoires infranationaux, Claire Dupuy et Julie Pollard (2013) proposent une opérationnalisation du concept selon deux critères. Tout d’abord, il s’agit d’analyser les ressources que l’État a à sa disposition pour exercer son pouvoir infrastructurel sur son territoire. Ces ressources sont principalement des dispositifs d’intervention d’ordre normatif, administratif et financier. Cette première analyse permet de saisir les outils que l’État possède pour pénétrer les territoires. Mais il ne s’agit là que d’outils théoriques de gouvernement. Cela ne présage pas de l’effectivité du pouvoir infrastructurel de l’État sur les territoires. Pour mesurer l’effectivité de ce pouvoir, il convient alors de penser sa dimension relationnelle. Ainsi, le pouvoir infrastructurel de l’État serait lié à sa capacité effective à pénétrer ses territoires en coordonnant les acteurs locaux et en contrôlant leur incidence sur l’action publique locale.
Ainsi, prendre en compte les acteurs permet de saisir les effets de leur mobilisation sur l’action publique ce qu’une analyse exclusivement centrée sur les institutions étatiques ne permettrait pas de saisir.
Dans cette perspective, le pouvoir infrastructurel de l’État éducateur se mesure à sa capacité effective à influencer l’action éducative dans les territoires en coordonnant les différents acteurs de l’éducation. Sachant qu’il est représenté dans les territoires par des services administratifs, penser le pouvoir infrastructurel de l’État éducateur revient à analyser la capacité des fonctionnaires de ces services à établir des relations entre les différents acteurs éducatifs et à influencer leurs décisions éducatives.
Les acteurs des services déconcentrés de l’Éducation nationale
Les catégories d’acteurs
Une fois cette approche de l’État adoptée, il est nécessaire de définir les catégories d’acteurs dont les actions permettront de saisir la pénétration effective de l’État dans les territoires. Lorsqu’il s’agit de préciser les représentants de l’État éducateur dans les territoires, trois catégories d’acteurs se distinguent.
Tout d’abord, on identifie les fonctionnaires de guichet (Street Level Breaucrats, Lipsky, 1980). Ils sont en contact direct avec les usagers des services publics. S’il est rare de parler d’ « usagers » pour évoquer les familles ayant recourt au service public d’éducation, on peut cependant considérer que, par leurs caractéristiques professionnelles, les enseignants sont les agents de guichet de l’Éducation nationale. Ils représentent le plus important corps de cette administration. Malgré l’absence de pouvoir décisionnaire, de nombreux travaux ont démontré leur capacité à influencer la mise en œuvre des politiques publiques en adaptant, détournant les injonctions réformatrices (Spire, 2005). En effet, l’absence de contrôle étatique leur permet de développer une autonomie qui leur offre un pouvoir discrétionnaire (Lipsky, 1980). Cette recherche ne sera pas centrée sur ces fonctionnaires de première ligne dont les pratiques professionnelles et leur influence sur l’action éducative ont été beaucoup étudiées.
On identifie ensuite les cadres intermédiaires. Ce sont des cadres de proximité qui ont une position nodale dans la hiérarchie administrative (Barrier, Pillon, & Quéré, 2015). En termes de positionnement, ils se distinguent des agents de première ligne en exerçant des responsabilités hiérarchiques. En effet, ils possèdent une fonction d’encadrement de proximité qui vise à superviser une équipe de travailleurs de première ligne, dont ils planifient, coordonnent et évaluent les activités. Ils se distinguent également de l’encadrement supérieur par l’absence de pouvoir décisionnaire exercé sur l’élaboration des politiques publiques. Ils se définissent également par leur capacité à traduire des orientations politico-administratives de portée générale en règles, outils, ou plans d’actions particuliers, destinés à structurer et réguler le travail des professionnels de première ligne. Comme les fonctionnaires de guichet, ils développent une autonomie d’action du fait du peu de contrôle hiérarchique qui leur permet de se construire un pouvoir discrétionnaire. Ils influencent ainsi la mise en œuvre de l’action publique.
Au sein de l’Éducation nationale, les cadres intermédiaires sont représentés notamment par les Inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN). Supérieur hiérarchique des enseignants, ils jouent un rôle central dans les politiques éducatives (Buisson-Fenet, Dutercq, 2015). Ils représentent l’institution scolaire à l’échelle d’une circonscription du premier degré en assurant la mise en œuvre des politiques nationales.
Enfin, hiérarchiquement, l’ensemble de ces acteurs est encadré par les cadres supérieurs des services déconcentrés de l’État. Parfois définis comme des « élites programmatiques » (Genieys, Hassenteufel, 2001) des politiques publiques, ils disposent d’une forte autonomie d’action et d’un pouvoir décisionnaire, plus ou moins étendu en fonction du degré de centralisation, qui concerne la définition de la stratégie des services, la coordination de l’ensemble des activités de la structure administrative, et la répartition des moyens (Bezès, 2009). Si leur autonomie et leur capacité à orienter l’action publique paraît très importante, il est cependant nécessaire de nuancer. En effet, ils agissent dans un cadre précis : ils représentent l’État et ont pour mission de développer au niveau local la politique nationale, qu’ils n’ont pas contribué à élaborer.
Au sein des services déconcentrés de l’Éducation nationale, sont considérés comme cadres supérieurs les Recteurs et les Inspecteurs d’académie(IA) . Le Recteur, nommé par décret du président de la République, est responsable de la totalité du service public d’éducation dans l’académie, de la maternelle à l’université. L’inspecteur d’académie, nommé aussi par décret par le Président de la République, est sous l’autorité du Recteur et le représente sur les territoires départementaux.
Cette recherche portera donc sur le rôle de l’ensemble des cadres des services déconcentrés de l’Éducation nationale, IEN, IA et Recteurs d’académie sur la construction de l’action publique.
Des acteurs éducatifs en réseau
La recomposition engagée par l’État éducateur n’est pas sans conséquence pour l’ensemble de ces acteurs. En effet, la déconcentration opérée pour compenser la décentralisation de compétences vers les communes s’accompagne de nouvelles missions (Toulemonde, 2013). Ainsi, avant le processus de recomposition de l’État, l’administration de l’Éducation nationale était faite de sorte que les Recteurs et IA n’avaient de relations directes qu’avec les IEN qui, eux-mêmes, n’avaient pour mission que la gestion des enseignants. Les échanges avec les communes étaient rares, non institutionnalisés et résultaient de la gestion des problèmes éducatifs locaux et circonscrits dans le temps. Le double processus de déconcentration et décentralisation a modifié cette organisation. Les cadres des services déconcentrés de l’Éducation nationale (Recteur, IA mais aussi IEN) sont désormais en charge de construire un « partenariat éducatif avec les collectivités territoriales au sein duquel ils doivent apporter leur expertise pour la définition et la mise en œuvre des politiques éducatives locales » (Ministère de l’Éducation nationale, 2017). Olivier Rey (2013) observe alors la formation d’une relation triangulaire, ou plus exactement trois séries de relations bilatérales interdépendantes :
– Entre cadres supérieurs et cadres intermédiaires : il s’agit de la relation la plus ancienne, la plus codifiée car elle est inhérente au système administratif hiérarchisé.
– Entre cadres intermédiaires et collectivités territoriales : il s’agit de la relation dont le développement a été le plus important avec la recomposition de l’État.
– Entre cadres supérieurs et collectivités territoriales : il s’agit de la relation la moins structurée, la plus incertaine.
Pour analyser le pouvoir infrastructurel de l’État éducateur et ses évolutions, il faut donc prendre en compte ces séries de relations bilatérales et saisir comment les acteurs des services déconcentrés de l’Éducation nationale adaptent leurs actions et utilisent leur autonomie pour interagir avec les autres acteurs, influencer la politique éducative et ainsi maintenir le pouvoir éducatif de l’État sur les territoires. Ces relations, quelles qu’en soient les modalités et la configuration étatique dans laquelle elles prennent part, possèdent pour finalité la construction d’une action éducative sur le territoire. Pour saisir l’évolution du rôle éducatif de l’État et l’influence effective des différents fonctionnaires sur l’action publique, il est nécessaire de porter un regard sur le processus de construction des politiques publiques.
La construction des politiques publiques
Jones (1970) établit alors une grille séquentielle qui découpe la construction des politiques publiques en cycle de cinq étapes : l’émergence des problèmes publics, l’inscription à l’agenda, la mise en œuvre, l’évaluation du programme et la terminaison du programme. Cette division par étapes, bien que centrale, rencontre des limites (Muller, 2003). En effet, c’est une vision déterministe qui exclut toute possibilité de rétroaction ou de superposition des étapes. Or elles ne surviennent pas toujours de manière successive et linéaire. En effet, celles-ci peuvent apparaître de manière désordonnée, se superposer ou s’enchevêtrer. C’est le cas, entre autres, de l’étape de
l’élaboration d’une politique et de sa mise en œuvre dont la séparation stricte peut être remise en cause. En effet, l’étape de mise en œuvre qui peut être perçue dans un premier temps comme étant apolitique et mécanique, constitue dans les faits une étape politique extrêmement liée à l’élaboration de la politique publique, étant donné le rôle crucial des services déconcentrés de l’État dans la traduction concrète. Elle en est son prolongement par d’autres moyens. Il n’y a pas de véritable scission entre ces deux moments dans la mesure où l’action publique n’existe que par sa mise en œuvre. Mettre en œuvre ne relève pas seulement d’un processus mécanique mais de décisions et de priorisations prises par des acteurs en charge de la mise en œuvre des politiques publiques (Dubois, 2008). Ces décisions contribuent à l’élaboration des politiques publiques en en modifiant des éléments et parfois même le sens. C’est cette conception en étapes perméables de la construction des politiques publiques qui servira de base à l’analyse du rôle des acteurs des services déconcentrés de l’Éducation nationale dans les politiques publiques. Les relations qu’entretiennent les cadres de cette administration entre eux et avec les communes contribuent à la fois à la mise en œuvre de politiques éducatives nationales et à l’élaboration de dispositifs éducatifs locaux. Dès lors, nous interrogerons l’influence de ces échanges entre les acteurs éducatifs sur les politiques éducatives, sans caractériser leur étape de construction.
Présentation de la question de recherche
Fortes de ces conceptions théoriques, l’étude du paradoxal maintien du pouvoir étatique sur des compétences décentralisées peut se définir plus précisément. Il s’agit d’analyser l’évolution du pouvoir infrastructurel de l’État en étudiant la transformation des relations entre les différents acteurs éducatifs et son influence sur la construction des politiques publiques d’éducation. L’objectif de cette recherche est donc de comprendre comment les cadres des services déconcentrés de l’Éducation nationales parviennent à maintenir une influence sur la construction de l’action éducative. Comment ont-ils fait évoluer leurs pratiques professionnelles pour maintenir leur influence au-delà des différentes configurations étatiques ? Comment les relations interpersonnelles entre acteurs éducatifs permettent-elles aux acteurs de construire leur influence? Dans quelle mesure ces interactions permettent-elles réellement un maintien du pouvoir étatique sur les territoires ? Quelles stratégies ont-ils adoptées ? Quelles sont les conséquences et les limites de ce pouvoir discrétionnaire des cadres des services déconcentrés de l’Éducation nationale sur l’action éducative ?
Penser l’évolution des relations éducatives
Pour approcher l’ensemble de ces questionnements, nous avons adopté la conception relationnelle des acteurs éducatifs développée par Olivier Rey (2013). Ainsi, nous étudierons les évolutions du pouvoir infrastructurel de l’État éducateur au prisme de relations bilatérales entre acteurs. Nous avons alors choisi de sélectionner une relation qui témoigne du processus de décentralisation, la relation entre les IEN et les communes, et une relation qui met en scène le processus de déconcentration, la relation entre les IEN et les IA et Recteurs. Cela nous permettra donc d’avoir une vision des deux processus de la recomposition de l’État éducateur.
Inspecteurs de l’Éducation nationale et communes : Une relation renforcée par la décentralisation ?
En situation étatique de centralisation, Pierre Grémion (1976) analyse les rapports entre centre et périphérie et parle de « jacobinisme apprivoisé » pour définir les arrangements qui s’opèrent entre les représentants de l’État dans les territoires et les notables locaux dans la mise en œuvre des politiques nationales. Le jacobinisme français est alors largement apprivoisé par le local, au travers d’un réseau de relations unissant les services déconcentrés, représentants de l’État, aux notables locaux, permettant ainsi la prise en compte des intérêts locaux dans l’application des règles nationales (Crozier & Thoenig, 1975). Ces relations se basent notamment sur l’échange d’informations et la captation des ressources venues du centre.
Cette structuration relationnelle offre donc un rôle politique important aux acteurs infranationaux de l’État, qui, par la négociation et l’échange, influencent la mise en œuvre de l’action publique étatique au l’échelon des territoires. Mais cela n’est possible que parce-que ces acteurs développent une autonomie d’action qui leur permet d’adapter la mise en œuvre des politiques nationales au contexte territorial et relationnel qu’ils rencontrent (Dubois, 2008). Ils peuvent, dès lors, ajuster l’action publique, la modifier voire en changer le sens. Cette autonomie apparaît alors comme l’élément central de la notion de jacobinisme apprivoisé.
Au sein des services déconcentrés de l’Éducation nationale, les IEN ont adopté cette démarche. En effet, étant les représentants de l’État sur les territoires, au sein de leur circonscription, ils sont identifiés comme tels par les élus municipaux qui les interpellent sur des questions éducatives (Albanel, 2013). Les IEN disposent d’un pouvoir discrétionnaire, rendu possible grâce à l’absence de contrôle étatique de leurs actions, qui leur permet d’échanger avec les communes et de trouver des arrangements à la construction de l’action éducative à l’échelon communal. Dès lors, ils influencent la politique éducative nationale en l’adaptant localement au contexte. Cependant, cette capacité d’influence, bien que pouvant avoir des effets massifs, est contrainte. En effet, il s’agit d’un pouvoir informel qui n’a pas de réalité institutionnelle : la captation de ressources n’a pas de fondement légal et l’échange d’informations n’est pas non plus une obligation institutionnelle. Le pouvoir discrétionnaire des IEN et leur capacité à développer des arrangements avec les acteurs communaux se construisent donc de manière informelle.
La recomposition de l’État entraîne une modification des relations entre ces acteurs éducatifs. Duran et Thoenig (1996) conçoivent la recomposition de l’État comme un vecteur de transformation et de renforcement des services déconcentrés. Bien que privés de leur monopole de l’action publique sur les territoires par la décentralisation, ces services acquièrent une nouvelle compétence : l’animation du partenariat avec les collectivités territoriales. Du fait de leur proximité territoriale, les IEN sont concernés par le déploiement de cette nouvelle compétence (Verneuil, 2013). Ils deviennent ainsi les interlocuteurs de l’Éducation nationale et assurent un rôle d’expert éducatif auprès des communes, qui acquièrent de nouvelles compétences éducatives. Leurs échanges informels prennent dès lors part à une réalité institutionnelle et prennent une toute autre forme. Ainsi, les communes peuvent désormais construire une action éducative au-delà des questions matérielles. Elles ont donc une légitimité éducative qu’elles font désormais valoir lors des échanges avec les IEN. Ces derniers perdent le monopole éducatif à l’échelle communale, pourtant l’influence qu’ils ont créée grâce à l’apprivoisement du jacobinisme est désormais reconnue institutionnellement et devient une mission essentielle. L’absence de ligne directive précise concernant l’approche et les finalités des relations avec les communes offre aux IEN une nouvelle forme de pouvoir discrétionnaire à déployer dans leurs échanges avec les communes. L’influence des IEN sur l’action éducative se joue donc dans cette nouvelle configuration paradoxale.
Au regard de cette évolution relationnelle, l’enjeu est de comprendre comment les IEN ont fait évoluer leurs stratégies d’influence de l’action éducative et la nature de leurs relations avec les communes. Il s’agit également de saisir l’évolution de leur influence effective pour appréhender le pouvoir de l’État à influencer les politiques décentralisées. On émet alors l’hypothèse suivante : l’influence des IEN sur l’action éducative s’accroît avec la décentralisation de compétences éducatives vers les communes.
Inspecteurs de l’Éducation nationale/ Recteur, Inspecteurs d’académie : une hiérarchie renforcée par la déconcentration?
Au cœur de l’État centralisé français, les administrations se sont construites de manière extrêmement pyramidale et unifiée sur le territoire. Les orientations sont prises par le ministère et uniformément mises en œuvre sur l’ensemble du territoire sans que les cadres des services administratifs ne puissent opérer formellement de modification. Ils n’ont pas de pouvoir décisionnaire ni de compétences éducatives réservées. D’ailleurs, au sein de l’Éducation nationale, les 2 catégories de cadres des services déconcentrés se différencient plus par leur position hiérarchique que par leurs compétences : les Recteurs supervisant les Inspecteurs d’académie, euxmêmes supervisant les IEN. Ils entretiennent alors des relations de type top-down (Bezès, Demazières, 2011), chacun se faisant le relais des orientations éducatives ministérielles auprès de l’échelon inférieur. Pourtant, il serait erroné de considérer que leurs relations s’arrêtent à ce cadre formel. Comme il n’existe pas ou peu dans l’Éducation nationale d’évaluation du travail des fonctionnaires et de contrôle de leurs pratiques, les cadres développent une autonomie d’action et un pouvoir discrétionnaire d’influence de l’action publique (Pécout, 2013). Dès lors, des relations plus informelles, moins hiérarchiques se mettent en œuvre entre ces acteurs éducatifs. Elles se développent dans le respect de l’autonomie de chacun et ne sont pas basées sur l’imposition de directives nationales. Cela permet donc aux IEN, subordonnés hiérarchiquement aux Recteurs et Inspecteurs d’académie, de renforcer leur marge de manœuvre et leur pouvoir discrétionnaire sur l’action éducative. L’irrégularité de leurs échanges renforce ce pouvoir. Les IEN et les Recteurs et Inspecteurs d’académie entretiennent donc dans cette configuration de l’État éducateur des rapports qui permettent aux IEN de garantir leur influence sur les politiques éducatives d’État à l’échelon local.
En entrant dans un processus de recomposition, l’État a repensé l’organisation de ses propres administrations pour continuer à exercer un pouvoir malgré la décentralisation opérée. En France, comme dans de nombreux pays occidentaux, cela est passé par des restructurations administratives inspirées par le New Public Management (Bezès, 2009). Cela se caractérise par 5 mesures (Bezès, Demazières, 2011) : la séparation entre les fonctions de stratégie, de pilotage et de contrôle et les fonctions opérationnelles de mise en œuvre et d’exécution, la fragmentation des bureaucraties verticales en unités administratives déconcentrées et autonome, la transformation de la structure administrative en renforçant les responsabilités et l’autonomie, le recours aux mécanismes de marché et la mise en place d’une gestion par les résultats.
Au sein de l’Éducation nationale, la mise en œuvre de ces réformes s’est, sous certains aspects, confrontée aux réticences de professionnels et à la construction idéologique et historique des administrations (Normand, 2011). Ainsi, le recours aux mécanismes de marché et à la gestion par les résultats reste très limité dans le système éducatif français (Maroy, Pons, 2016). Des oppositions professionnelles se sont développées contre l’opérationnalisation de cette mesure notamment pour défendre la mission constitutionnelle de gratuité et d’égalité éducative de l’État.
Toutefois, des changements perceptibles dans les modes de gouvernance de l’institution scolaire ont été opérés (Rey, 2013). L’administration verticale de l’Éducation nationale a été fragmentée par la déconcentration de compétences aux services déconcentrés. Ceux-ci sont devenus des unités administratives locales, autonomes et compétentes pour la construction de politiques éducatives de territoire. Dès lors, l’État a renforcé leur autonomie et le pouvoir décisionnaire de ces services. Ce sont les Recteurs et Inspecteurs d’académie, responsables des services déconcentrés de l’Éducation nationale, qui jouissent de ces nouvelles compétences. Ils assurent des fonctions de pilotage et de stratégie éducative à l’échelon académique. Cette prise de compétence contribue à renforcer la différence entre les Recteurs et Inspecteurs d’académie, assurant des fonctions de pilotage et les Inspecteurs de l’Éducation nationale, ayant pour mission la mise en œuvre opérationnelle du pilotage éducatif national et académique.
Choix du terrain d’enquête
Le paradoxe du premier degré d’enseignement
En France, l’enseignement est divisé en trois secteurs différents : l’enseignement primaire, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Si leur succession assure la cohérence des parcours scolaires, elles se sont pourtant construites de manières très indépendantes et selon des logiques différentes. L’enseignement primaire, autrement appelé premier degré d’enseignement correspond aux premières années de scolarisation d’un élève, de la maternelle à la fin de l’école élémentaire. Débute alors l’enseignement secondaire, le second degré d’enseignement, du collège à la fin du lycée. Enfin, l’enseignement supérieur correspond aux enseignements dispensés après l’obtention du baccalauréat.
Le premier degré occupe politiquement une place singulière (Buisson-Fenet & Rey, 2016).
Tout d’abord, c’est un outil d’action publique important pour l’État. Contrairement à l’enseignement secondaire et supérieur, le premier degré est obligatoire et concerne tous les enfants. Réformer le contenu des enseignements ou sa structure permet donc à l’État de mener une politique avec un fort impact social, médiatique et politique. C’est donc un secteur d’action publique fortement politisé, dont les évolutions trouvent un écho important dans la presse, les programmes politiques et les débats législatifs.
Pourtant, la recherche en science sociale a porté assez peu d’intérêt aux questions liées à l’administration du premier degré d’enseignement. Cela est notamment sensible quand il s’agit de penser la recomposition de l’État dans ce secteur éducatif. Les études portent essentiellement sur l’évolution du statut des universités et des établissements d’enseignement secondaire, plus directement et profondément modifiés par la recomposition de l’État éducateur. Bien que moins visible et scientifiquement analysée, la recomposition de l’État dans l’enseignement primaire a, malgré tout, amené à la transformation de structures, comme nous l’avons détaillé dans le chapitre précédent. Fort de ce constat, nous analyserons donc l’évolution de l’influence des acteurs du premier degré d’enseignement sur l’action éducative, en fonction des configurations que prend ce secteur éducatif.
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Table des matières
Remerciements
Sommaire
Liste des sigles et abréviations
Introduction
Partie 1 : Construction théorique
Chapitre 1 L’État éducateur français en recomposition
Section 1 Penser l’État et son action
Section 2 Saisir l’État par l’action de ses acteurs
1. Le pouvoir infrastructurel de l’État
2. Les acteurs des services déconcentrés de l’Éducation nationale
3. La construction des politiques publiques
4. Présentation de la question de recherche
Section 3 Penser l’évolution des relations éducatives
1. Inspecteurs de l’Éducation nationale et communes : Une relation renforcée par la décentralisation ?
2. Inspecteurs de l’Éducation nationale/ Recteur, Inspecteurs d’académie : une hiérarchie renforcée par la déconcentration?
Chapitre 2 : Méthodologie de la recherche
Section 1 Choix du terrain d’enquête
1. Le paradoxe du premier degré d’enseignement
2. L’académie, un service déconcentré central
3. 1960-2018 : un intervalle d’étude et quatre configurations différentes
Section 2 Méthodes et sélection de cas
1. Une étude de cas : l’académie de Lyon
2. Méthodes
Partie 2 : Test des hypothèses et résultats empiriques
Chapitre 1 Décentralisation d’actions éducatives : quelle influence pour les Inspecteurs de l’Éducation nationale ?
Section 1 De la transformation des relations entre communes et Inspecteurs de l’Éducation nationale
1. Nature et enjeux éducatifs des relations entre 1960 et 1980
2. Nature et enjeux éducatifs des relations depuis 1980
Section 2 Les relations formelles: un vecteur d’influence ?
1. Des relations formelles en trompe-l’œil
2. Une influence effective limitée
Section 3 Le rôle majeur des relations informelles
1. Un levier d’influence sur les politiques décentralisées
2. Des stratégies d’influence
Chapitre 2 Déconcentration d’actions éducatives : une centralisation académique ?
Section 1 La formation continue des enseignants, un enjeu de déconcentration
1. Une histoire liée à la construction de l’État
2. Un enjeu qui lie Inspecteurs de l’Éducation nationale, Inspecteurs d’académie et Recteurs
Section 2 L’Académisation de la formation continue, synonyme de perte d’autonomie et d’influence pour les IEN ?
1. Pilotage départemental : échanges et influences à leur apogée
2. L’académisation, la rupture d’un équilibre
3. Des stratégies d’adaptation récentes
Section 3 Une centralisation académique comme perspective ?
1. L’affirmation d’un pilotage académique ?
2. La réaffirmation d’un pilotage national ?
Conclusion
Bibliographie
Sources
Liste des entretiens
Annexes
Annexe 1 Guides d’entretiens
1. Guide d’entretien IEN (40 minutes estimées)
2. Guide d’entretien Communes (30 minutes estimées)
3. Guide d’entretien Cadres supérieurs (IA/Recteur) (30 minutes estimées)
Annexe 2 Présentation de l’académie de Lyon –Rentrée 2017
Table des matières
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