Débat sur la question des êtres de « là-bas » durant l’Antiquité. Aristote à Simplicius

Aristote et le ciel

Les trois sens du mot ciel

Le traité Du Ciel d’Aristote est une œuvre emblématique du corpus aristotélicien et occupe la seconde place, après la Physique, dans l’ensemble des ouvrages aristotéliciens de science physique. Ce traité, après la mort d’Aristote, a véhiculé une image particulière du cosmos qui est la sienne jusqu’à l’arrivée des nouvelles théories cosmologiques et scientifiques de la Renaissance.
Une réflexion est possible à partir même du titre de cette œuvre. Il est premièrement important de noter que les références au De Caelo sont très peu nombreuses dans le corpus d’Aristote, mais qu’en plus de cela, il ne s’y réfère jamais via cette appellation. Nous sommes alors en droit de nous demander ce que signifie ce titre probablement choisi par un autre individu qu’Aristote. Il apparaît comme évident, à première vue, que le ciel est l’objet de ce traité de physique.
Nous avons donc traité plus haut du premier ciel et de ses parties ainsi que des astres qui sont transportés à l’intérieur de lui, de leurs composantes et de leurs qualités naturelles et, en outre, de leur caractère ingénérable et incorruptible.
Il est important de noter que les deux premiers livres prennent pour objet le monde supralunaire ou encore le monde au dessus de la Lune ; c’est-à-dire le monde céleste et divin. Quant aux deux derniers livres, ils s’intéressent plutôt au monde sublunaire ou monde en dessous de la Lune ; c’est-à-dire le monde physique qui est le nôtre et est explicable par les quatre éléments naturels que sont le feu, l’air, l’eau et la terre qui le constituent.
Nous pouvons alors imaginer, grâce à ces informations, que le traité Du cieltel que nous l’avons entre les mains aujourd’hui, est une recomposition de deux traités distincts ; l’un portant sur le monde supralunaire, l’autre portant sur le monde sublunaire. Ce paragraphe d’introduction permet d’affirmer que les deux premiers livres sont à distinguer des deux derniers. Mais ce problème n’est pas notre priorité. Aussi, nous nous intéresserons principalement aux deux premiers livres qui prennent le ciel pour objet. Ce qu’on appellera comme étant la « première partie » du traité du Cielsera l’ensemble des livres I et II et seront ceux qui feront, en partie, l’objet et le fondement de notre réflexion et de ce mémoire.
Toutefois, nous nous devons d’être précis dans notre lecture de ce début du troisième livre. En effet, il est affirmé ici que la première partie de l’œuvre portait sur « le premier ciel et ses parties… » . Mais qu’est-ce que « le premier ciel » ? Et s’il y a un premier ciel, y en a-til un deuxième ? Un troisième ?
Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord souligner la méthode explicative qu’utilise Aristote. En effet, Aristote accorde une importance capitale à la définition des termes ; le philosophe est pour Aristote celui qui sait de quoi il parle et sur quel plan il se place quand il parle. Lorsqu’il utilise un terme ambigu, il se doit de lever l’ambiguïté qui règne en définissant les termes de son propos. C’est ainsi que l’on trouve, dans le chapitre 9 du livre I une explication des sens du mot « ciel » comme moment de clarification de ce dont on parle d’une part, et d’autre part comme moment de l’explicitation de la méthode aristotélicienne.

Le corps du ciel : l’élément divin et le mouvement du corps céleste

Maintenant que nous avons vu, par le biais du De CaeloI, 9, les trois sens qu’Aristote accorde au mot « ciel », nous pouvons nous intéresser à l’essence même du ciel et à celle des parties qui le composent. En plus de chercher à comprendre de quoi le ciel est constitué, nous reviendrons sur l’élément qu’est l’éther invoqué plus haut et sur le mouvement naturel des corps célestes.
De CaeloI, 2 est une tentative argumentée de montrer que le corps qui se meut en cercle est différent d’un autre type de corps : le corps dont le mouvement est rectiligne. Aristote, dans ce chapitre du De Caelo affirme premièrement que tous les corps naturels, c’est-à-dire les corps qui sont faits d’éléments naturels, peuvent se mouvoir selon le lieu et que ce mouvement selon le lieu s’appelle le « transport ». Ce transport se fait soit de manière rectiligne, soit de manière circulaire ou alors de ces deux façons à la fois.
Tout mouvement selon le lieu (que nous appelons transport), est soit rectiligne, soit circulaire, soit un mélange des deux. Car ce sont là les deux formes simples. […]. Le transport en cercle est celui qui a lieu autour du centre, le transport rectiligne celui qui a lieu vers le haut ou vers le bas.
Il n’existe ainsi que deux types de mouvement simple pour les corps simples. Aristote appelle les corps simples les éléments naturels. Leurs mouvements possibles sont rectilignes ou circulaires. Le corps qui se meut en ligne est le corps simple qui a un mouvement simple soit vers le centre , soit à partir du centre . Le corps qui se meut en cercle est le corps simple qui a un mouvement autour du centre. Mais quels sont les arguments précis qui défendent que le corps mû en cercle est simple ? Et quel est donc ce corps qui se meut en cercle ? Telles sont les questions auxquelles nous allons répondre ici dans le but de comprendre la nature du corps simple mû en cercle puis de saisir sa composition.
Nous l’avons dit, le corps simple est celui qui a un mouvement selon sa nature. Le feu aura donc un mouvement qui va vers le haut alors que la terre aura un mouvement qui va vers le centre. Selon le cosmos aristotélicien et la physique aristotélicienne, le corps qui est composé de l’élément naturel qui est la terre sera le plus pesant et aura un lieu naturel précis. Il est important de préciser que chaque élément possède un lieu naturel vers lequel il tend naturellement à être et à rester et un lieu contre-naturel dans lequel il est de manière contrenaturelle. La notion de lieu naturel ou de lieu contre-naturel est centrale dans l’explication du mouvement chez Aristote ; le corps composé de terre sera le plus pesant et son lieu naturel sera le bas, ainsi, il aura un mouvement rectiligne vers le centre. Le corps composé de feu, quant à lui et parce que le feu est l’élément qui n’a aucune pesanteur, a un mouvement rectiligne qui part du centre et va vers le haut. On comprend alors que ce qui détermine le mouvement du corps simple qui se meut de manière rectiligne est ce qui le compose, c’est-àdire sa nature. Il en va de même pour le corps simple qui se meut en cercle. Mais avant d’y venir, nous nous devons premièrement de prouver que le corps qui se meut en cercle est un corps simple et qu’il ne saurait être autre chose. Premièrement, il s’agit pour Aristote de montrer que le corps mû en cercle est simple puisque s’il existe un mouvement simple, que le mouvement en cercle soit simple – mouvement simple car les mouvements circulaire et rectiligne sont les seuls types de mouvements qui soient simples, les autres étant mixtes : rectilignes et circulaires² –, que le mouvement d’un corps simple soit simple et que le mouvement simple soit celui d’un corps simple, alors il est nécessaire que le corps qui est mû en cercle selon la nature soit un corps simple. Il ne s’agit pas ici de prouver d’ores et déjà qu’il existe un corps simple qui se meut en cercle pour Aristote, mais simplement de montrer que, théoriquement, si un corps qui se meut en cercle existe, alors il sera nécessairement un corps simple. Cet argument en faveur de l’existence d’un corps qui se meut en cercle n’est pas le seul ; chaque corps simple a un lieu naturel vers lequel il est naturellement mis en mouvement du fait même de sa nature. Mais s’il a un lieu naturel par nature, cela signifie qu’il a aussi un lieu qui lui est contre-nature. Aristote a montré que s’il existait un corps mû en cercle, celui-ci était nécessairement simple. Si un corps simple a un mouvement en cercle et qu’on postule que ce mouvement circulaire est simple d’une part, mais d’autre part contrenature à ce corps, dans ce cas là, cela signifie qu’il aura un mouvement autre qui lui sera naturel. Dans la conception aristotélicienne de la physique, les corps sont mus en fonction de ce qui les compose, nous l’avons vu, et ce qui compose les corps physiques sont les éléments : le feu, la terre, l’eau et l’air. Si un corps simple est un corps qui est mû par la nature de ce qui le compose, alors le corps sera mû selon qu’il est composé de feu ou de terre. Nous avons vu que le feu avait un mouvement naturel rectiligne qui part du centre et la terre un mouvement naturel rectiligne qui va vers le centre ; donc si le feu ou la terre est mû en cercle, ce sera contre nature. Le problème qui se pose est le suivant.
Cela implique que le corps simple qui se meut naturellement de manière rectiligne vers le centre aura pour contraire le mouvement rectiligne qui part du centre et vice-versa.
Ainsi, il est impossible qu’un corps simple dont le mouvement est naturellement rectiligne soit mû en cercle.
A partir de cet argument dans le chapitre 2 du livre I du De Caelo, nous pouvons affirmer une chose ; si un corps simple qui se meut en cercle existe, alors il ne peut pas être composé de feu ou de terre car aucun des corps qui sont composés de ces éléments et qui se meuvent de manière rectiligne naturellement vers le haut ou vers le bas ne peuvent être mus contre-nature en cercle. Il ne reste maintenant qu’à prouver l’existence de ce corps simple qui se meut en cercle. L’argument d’Aristote sur le sujet dans le chapitre 2 du livre I du De Caelo est le suivant : s’il existe un mouvement circulaire, que ce mouvement circulaire soit simple, que le mouvement circulaire – et n’importe quel mouvement selon le lieu en réalité – soit la propriété d’un corps simple et qu’il soit impossible que le mouvement circulaire soit le mouvement contre-nature d’un corps qui se meut en ligne droite, alors cela implique qu’il existe un corps simple qui se meut en cercle. Comment pourrait-il y avoir un mouvement circulaire mais pas de corps pour avoir ce mouvement dans la mesure où, nous l’avons dit, le mouvement selon le lieu est une propriété des corps ? Cela est impossible. Nous pouvons alors conclure la chose suivante.
De l’existence d’un corps qui se meut en cercle on peut logiquement induire qu’il existe une nature propre au corps qui se meut en cercle : une nature plus noble que celle des corps qui se meuvent en ligne droite. Quelle est la nature de ce corps simple dont le mouvement est circulaire ? C’est là la seconde question qui nous intéresse.
Pour y répondre, Aristote se réfère à ce qui a été dit précédemment. Puisque la pesanteur ou la légèreté est une propriété du corps qui lui vient de sa composition et qui implique qu’il soit naturellement dirigé vers le bas ou vers le haut, alors tous les corps ne possèdent pas de pesanteur ou de légèreté. Quels sont les corps qui possèdent la pesanteur ?
Ce sont ceux qui sont naturellement dirigés vers le bas et qui se meuvent en ligne droite vers le centre, c’est-à-dire tout ce qui est composé de terre ou d’une espèce de terre. Quels sont les corps qui possèdent la légèreté ? Ce sont ceux qui sont naturellement dirigés vers le haut et qui se meuvent en ligne droite à partir du centre, c’est-à-dire tout ce qui est composé de feu ou d’une espèce de feu. A partir de là, il est possible d’affirmer que le corps qui se meut en cercle, parce qu’il n’est mû ni vers le bas, ni vers le haut, est un corps qui n’a ni pesanteur, ni légèreté car n’est ni composé de terre ou d’une espèce de terre, ni de feu ou d’une espèce de feu. Mais qu’est-ce que le pesant et le léger ? Le plus pesant est défini comme ce qui est situé en dessous de tous les corps transportés vers le bas et le plus léger est défini comme ce qui est à la surface de tous les corps portés vers le haut dans le De Caelo I, 3, 269b18-26. Il est important, pour des raisons de justesse, de préciser que cette pesanteur et cette légèreté sont toutefois relatives ; un corps léger l’est par rapport à un autre et il en va de même pour le corps pesant, mais là n’est pas notre sujet. Ces définitions nous permettent de comprendre que ce qui n’appartient pas au mouvement rectiligne ne peut pas appartenir aux éléments pesants ou légers.
De plus, puisque les corps qui ont un mouvements rectilignes vers le haut sont contraires aux corps ayant un mouvement vers le bas et que la corruption et la génération se font dans les contraires, alors cela signifie que ces corps sont soumis à la génération et corruption. Selon Aristote, « c’est dans le domaine des contraires que se produisent la génération et la corruption » . Du fait même que les corps simples mus en ligne droite vers le haut ou vers le bas possèdent un mouvement contre-nature, cela implique qu’ils appartiennent au milieu de ce qui est généré et de ce qui, inévitablement, se corrompt. La corruption se fait dans le changement des propriétés et par rapport à quelque chose ; il en va de même pour l’augmentation. L’augmentation est une forme de génération à partir d’un changement dans la propriété ; le corps humain transforme et génère des nutriments à partir de la nourriture qu’il ingère, donc la nourriture a été corrompue et les nutriments ont été générés, c’est une déformation de la nourriture et un changement dans son espèce. Mais puisqu’il n’y a rien de contraire au mouvement circulaire, cela implique que le corps simple qui se meut en cercle n’est ni générable ni corruptible puisqu’il ne peut pas se transformer en son contraire. Ce corps simple n’est pas non plus altérable selon Aristote.
Puisque le corps qui est mû en cercle n’est ni sujet à l’augmentation (l’augmentation étant une forme de génération) et/ou à la diminution (diminution étant une forme de corruption) alors il est inaltérable. Ainsi, en plus d’être ingénérable et incorruptible, le corps qui se meut en cercle est inaltérable. Cette propriété fait de lui un corps éternel. Le corps qui se meut en cercle doit donc être composé de quelque chose qui n’a pas de contraire, qui n’est pas un élément tel que le feu, l’air, l’eau ou la terre et qui n’est ni généré, ni corruptible. A ce stade, nous ne savons pas encore ce qui est signifié par « le corps simple qui se meut en cercle ». Mais Aristote lui donne une autre caractéristique : celle d’être premier, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’il n’est pas générable et donc n’est pas venu à l’être à un instant T. Il se tourne ainsi vers trois instances qui lui permettent de justifier ses dires antérieurs : la religion, l’observation et l’étymologie sont autant d’arguments en faveur de la nature du corps qui se meut en cercle tel que nous l’avons conçu jusqu’à présent.
Il se tourne premièrement vers la religion. Aristote affirme en 270b5 du De Caeloque dans le domaine de la religion, on attribue le plus haut lieu à ce qui est le plus divin ; on place ainsi le divin au-dessus de tout. Ainsi, le corps qui se meut en cercle, puisqu’il se situe audessus de tout, et regardé comme étant divin. Dès lors, dans la mesure où l’on attribue l’immortalité au divin, le ciel est alors considéré comme également divin. Par conséquent, le corps qui se meut en cercle se situe dans le plus haut lieu. L’éternité de ce corps est vérifiable par l’observation et l’expérience comme l’affirme Aristote dans la suite du raisonnement.

Platonisme et aristotélisme : sur l’unicité du monde. Du Timéeau De CaeloI, 9

L’unicité du monde dans le Timée de Platon

La question des éléments constitutifs des corps est indispensable pour comprendre le contexte dans lequel le problème du takeise pose. En effet, le passage obscur du De CaeloI, 9 qui est notre propos se situe dans un chapitre visant à montrer, par les arguments que nous allons maintenant aborder, que le monde est unique et qu’il n’y a aucun corps en dehors de lui.
La question que se pose ici Timée est celle du pourquoi de l’univers. Afin de répondre à cette question, il s’intéresse à la nature de celui qui a créé l’univers. En effet, la nature même de celui qui a créé l’univers implique que notre univers soit de telle façon et non d’une autre.
Puisque celui-ci est bon et que la jalousie n’est pas une propriété de ce qui est bon, alors celui qui a créé l’univers l’a créé de manière à ce qu’il soit à son image, c’est-à-dire qu’il possède les mêmes qualités que lui. Ainsi, en tant qu’être bon, il a voulu que tout ce qui existe soit bon autant que possible et aussi parfait que possible. Mais le démiurge n’est pas parti de rien : cette conception platonicienne de la création de l’univers découle de l’idée que le rien et le néant n’existent pas. Donc celui qui est à l’origine de l’univers l’a engendré à partir de quelque chose qui était désordonné et en mouvement : le visible. Il a alors fait de ce visible désordonné un visible ordonné. Du fait même que celui qui a engendré le monde est l’être le meilleur, cela implique que ce qu’il produit est aussi parfait qu’il peut l’être, car le meilleur ne pourrait pas faire quelque chose de mauvais.
Mais la nature propre du créateur ne suffit pas à faire de toutes ses œuvres des êtres égaux : en effet, le démiurge s’est rendu compte que malgré son travail, le tout qui était constitué d’un intellect était nécessairement plus beau qu’un tout sans intellect. Mais qu’est-ce que l’intellect chez Platon qui implique une hiérarchie entre les créations du démiurge ?
Comme l’indique l’extrait cité plus haut et qui nous donne une première idée de ce qu’est l’intellect chez Platon, si l’intellect est présent en une chose, il est impossible que cette chose qui possède un intellect n’ait pas d’âme. Cela se justifie par le fait que l’intellect, νοῦς, chez Platon, estla partie la plus noble ou divine de l’âme. Il y a donc une distinction entre l’âme et l’intellect : l’âme est une chose dont une des partie est l’intellect, elle est la plus noble. A quoi sert cette partie ? Elle est ce qui permet de connaître l’intelligible et de s’en rapprocher. Puisque l’intellect a été mis dans l’âme du monde et que l’intellect est la partie la plus belle et la plus noble de l’âme, cela implique que le monde est par nature le plus beau et le meilleur possible.
Puisque le démiurge a la capacité de réfléchir, alors il est proche des intelligibles et du plus noble, et ainsi, il est dans la mesure de savoir comment faire de sa création un être aussi bon et beau que possible. La propriété du démiurge qui est mise en avant est son intelligence, mais la conception du démiurge ne s’arrête pas là. En effet, à la manière d’un artisan, le démiurge crée le monde. Mais comme tout artisan, il se doit de posséder une connaissance de la chose qu’il produit, afin de la produire de façon à ce qu’elle soit la plus parfaite possible.
C’est pourquoi, comme le démiurge est un artisan qui réfléchit, qui possède un intellect dans son âme, il peut avoir une connaissance des intelligibles et ainsi produire quelque chose qui est le plus parfait possible.

Aristote en De Caelo I, 9 : analyse des arguments en faveur de la pluralité des cieux pour défendre la théorie platonicienne de l’unicité du monde

Toutefois, il est possible de se méprendre sur la théorie platonicienne de l’univers et de lui attribuer des conséquences erronées, voire de l’utiliser afin d’affirmer que le monde n’est pas unique. Aristote, en De CaeloI, 9, s’engage à faire l’examen des arguments en faveur de la pluralité des mondes que l’on pourrait tirer de la théorie platonicienne de la création du monde. Nous allons alors maintenant voir quels sont ces arguments.
Nous l’avons dit plus haut, dans la philosophie platonicienne, il y a une distinction entre la forme hors de la matière et la forme dans la matière dans la mesure où la forme intelligible (hors de la matière) est transcendante et séparée de la matière. Et selon Aristote, il pourrait sembler impossible à celui qui accepte cette distinction platonicienne de penser qu’il n’existe qu’un seul monde. Il s’agit alors de se demander premièrement quel est l’argument qui nous laisse penser que le ciel n’est pas unique. Deuxièmement, nous nous demanderons si
Aristote défend cette compréhension de la théorie platonicienne ou s’il cherche à critiquer ceux qui la comprennent ainsi.
La théorie platonicienne selon laquelle il y a une différence entre la forme dans la matière et la forme en dehors de la matière nous permet d’accéder à l’exemple suivant : dans le cas d’une sphère, il y a la forme en soi qui est la forme purement intelligible de la sphère d’une part, et d’autre part il y a la sphère sensible constituée, admettons, d’or ou d’airain. Ces deux types de sphères sont distincts, nous l’avons dit, pour la raison qu’il existe une différence entre la forme de la sphère hors de la matière (une forme qui est séparée et transcendante) et la forme de la sphère dans la matière (une forme qui est mélangée à la matière).
Mais ces individus qui comprennent l’argument de Platon comme un argument en faveur de la pluralité du ciel affirment que même s’il n’y avait pas de forme séparée du sensible, il y aurait quand même plusieurs cieux. Mais pourquoi affirment-ils cela ? Parce qu’il peut y avoir plusieurs êtres composés de même forme. La forme dans la matière n’est pas nécessairement unique ; la forme de deux chaises différentes est la même, ce qui fait sa particularité est la matière. Mais il n’est pas contradictoire qu’il y ait une infinité de chaises : il ne peut y avoir qu’une seule forme séparée et transcendante de la chaise, par contre, il peut y avoir un nombre immense de chaises matérielles, et potentiellement une infinité, dans la mesure où cela n’est pas contradictoire avec la nature de la forme dans le composé.
Du fait de la nature matérielle du composé, ceux qui interprètent Platon de cette manière concluent qu’il peut tout à fait exister plusieurs cieux. Il peut, en effet, y avoir une infinité de corps matériels pour une forme, séparée de la matière, unique.. Il s’agira alors pour Aristote de reprendre ces arguments et d’en faire l’examen afin de savoir lesquels sont fondés et lesquels ne le sont pas. Nous nous étions alors demandé quels étaient les arguments qui laissaient penser que le ciel pouvait ne pas être unique d’une part, et d’autre part, si Aristote défendait les conclusions auxquelles aboutissait cette certaine compréhension de Platon ou s’il les jugeait erronées.

Aristote en De CaeloI, 9 : arguments aristotéliciens en faveur de l’unicité du ciel

Mais quelle est donc la position d’Aristote sur la question de l’unicité du monde ? Défend t-il Platon ? Est-il en désaccord avec Platon ? Leurs arguments différent-ils ? Pour répondre à ces questions, nous étudierons de manière linéaire la suite du chapitre.
Il est possible d’affirmer avec vérité, selon Aristote, que la forme dans la matière et la forme sans la matière sont deux choses différentes. Mais nous l’avons dit, en 278a25Aristote affirme que, de cela, nous ne pouvons pas induire la nécessité ou la possibilité qu’il en existe plusieurs car il est vrai que le monde est composé de l’ensemble de la matière. Aristote affirme alors qu’il ne saurait y avoir un autre monde puisque le monde est constitué de l’ensemble de la matière.
A ce moment de l’examen des arguments exposés plus tôt, nous trouvons dans le De Caeloune explication des trois sens du mots ciel. Dans la mesure où nous avons exposé plus tôt ce qu’étaient ces trois ciels, nous ne ferons que rappeler ce passage en le restituant brièvement. Puisque nous avons exposé plus haut le ciel de trois manières, nous comprenons bien qu’il ne peut rien exister en dehors du ciel dans la mesure où le ciel s’entend, dans un sens, comme le Tout ou la totalité de ce qui est enveloppé par la circonférence la plus éloignée. Rappelons-le, le « ciel » se dit en plusieurs sens : le ciel est le corps qui se trouve sur la circonférence la plus éloignée. Le ciel est donc l’extrémité en un sens. En un second sens, le ciel est le corps qui est dans la continuité de la circonférence la plus éloignée et dans laquelle se trouvent certains astres tel que le Soleil, la Lune et d’autres. En un troisième sens, et c’est ce sens qui permet de montrer que le ciel possède l’ensemble de la matière, le ciel est dit du Tout ou de la totalité qui est enveloppée par la circonférence la plus éloignée. En d’autres termes, le ciel est la totalité de ce qui est enveloppé par le corps situé à l’extrémité du ciel. De cela nous pouvons conclure la chose suivante selon Aristote.
Postulons qu’il existe un corps naturel qui soit au-delà de la dernière circonférence. Si ce corps naturel existe, il est nécessaire, puisque les corps se divisent seulement en deux catégories, qu’il soit simple ou composé. Nous avons vu qu’un corps simple était un corps naturel dont le mouvement était déterminé par sa nature. En effet, un corps simple a un mouvement rectiligne (vers le haut, ou vers le centre) ou un mouvement circulaire. Pour ce qui est des mouvements rectilignes, Aristote affirme que le corps simple ne pourrait pas se trouver au-delà du ciel car les corps simples qui existent au nombre de quatre ; le feu, l’air, l’eau, et la terre, sont en totalité rassemblés dans le monde, de sorte qu’il n’y en a aucune quantité à l’extérieur de celui-ci. De plus, puisque chaque corps simple a un mouvement naturel qui le mène à son milieu naturel (milieu naturel qui se trouve dans le monde) alors cela signifie que l’extérieur du monde serait son milieu contre-nature. Si tel est le cas, alors le milieu contre-nature qui est l’extérieur du ciel, serait le milieu naturel d’un autre corps, ce qui n’est pas possible en vertu du fait qu’il n’existe aucune matière en dehors du ciel. Et pour ce qui est du corps simple dont le mouvement est circulaire, c’est-à-dire l’éther, nous avons vu que son milieu naturel était le ciel et qu’il n’avait pas de milieu contre-nature. Or, s’il était en dehors du ciel, dans la mesure où son milieu naturel est le ciel, cela signifierait qu’il serait dans son milieu contre-naturel, ce qui n’est pas possible.

Compréhension antique du « τἀκεῖ » ; du De Caeloau commentaire de Simplicius

τἀκεῖ, De CaeloI, 9, 279a15-b3

Nous nous sommes donc, dans le premier moment de notre propos, familiarisé avec les concepts aristotéliciens et avec la conception aristotélicienne du ciel afin de pouvoir, par la suite, être le plus clair possible. De plus, la lecture du De Caelo nous a permis de rendre compte de son contenu d’une part, et de ses problèmes d’autres part. C’est alors dans un contexte d’examen des interprétations platoniciennes de l’unicité du monde et dans un contexte d’exposition d’arguments en faveur de l’unicité du monde, qu’apparaît la notion qui, dans notre propos, est problématique : la notion de takei. La seconde partie de notre propos consistera alors à rendre compte d’un passage fort obscur du De CaeloI, 9 en l’analysant. A la suite de cela, nous restituerons les arguments de Simplicius et d’Alexandre d’Aphrodise respectivement en faveur du takeicomme notion signifiant le Premier Moteur Immobile ou la sphère des fixes. Il s’agira alors de comprendre quelles étaient les thèses dominantes durant l’Antiquité concernant le passage du De Caeloqui nous intéresse, et surtout comment elles étaient défendues.
Tout ce qui, plus haut, a été dit, nous a permis de justifier la question suivante : nous avons vu que le ciel était unique et que ni matière, ni lieu, ni vide et ni temps ne pouvait se trouver hors du ciel. Nous avons, de plus, affirmé que rien ne pouvait venir à l’être en dehors du ciel. Alors pourquoi, dans le chapitre 9 du premier livre du De Caelo, Aristote en arrive à la conclusion suivante ?

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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 : Le De CaeloI, 9 : problèmes, lectures et analyses
1.1 Aristote et le ciel
1.1.1 Les trois sens du mot ciel
1.1.2 Le corps du ciel : l’élément divinet le mouvement du corps céleste
1.2 Platonisme et aristotélisme : sur l’unicité du monde. Du Timéeau De CaeloI, 9
1.2.1 L’unicité du monde dans le Timéede Platon
1.2.2 Aristote en De Caelo I, 9 : analyse des arguments en faveur de la pluralité des cieux pour défendre la théorie platonicienne de l’unicité du monde
1.2.3 Aristote en De CaeloI, 9 : arguments aristotéliciens en faveur de l’unicité du ciel
Chapitre 2 :Débat sur la question des êtres de « là-bas » durant l’Antiquité. Aristote à Simplicius
2.1. Compréhension antique du « τἀκεῖ » ; du De Caeloau commentaire de Simplicius
2.1.1. τἀκεῖ, De CaeloI, 9, 279a15-b3
2.2.2Le commentaire perdu d’Alexandre : possibles réponses au problèmedu « τἀκεῖ »
2.1.3. Compréhension et hypothèse de Simplicius sur les êtres de là-bas
Chapitre 3 : Interprétations modernes du De CaeloI, 9. La question du τἀκεῖ : premier moteur, réalités hyper-cosmiques ou sphère des fixes, réalités célestes ?
3.1. Le problème de la continuité argumentative du Livre I, 9
3.1.1. La discontinuité du sujet en faveur de la transcendance du τἀκεῖ
3.1.2. La continuité du sujet en faveur des réalités célestes
3.2. Le lieu des corps célestes ; l’absence de lieu du τἀκεῖ
3.2.1. L’absence de lieu en faveur de la référence céleste
3.2.2. L’absence de lieu comme caractéristique d’un être transcendant le ciel
3.3. Dépassement des deux alternatives traditionnelles de l’interprétation du takei
3.3.1. L’éther hypercosmique de Pépin
3. 3. 2. La théorie des Moteurs Immobiles : une variante originale de la référence au Premier Moteur Immobile
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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