De l’utilité de ses expériences sur la putréfaction
La trappe de la maison d ‘invités des Bois noirs: une issue condamnée
Mary et Harry séjournent dans la maison d’invités des Bois noirs à dix années d’intervalle. Cet espace étant peu décrit, toute l’attention est portée sur la trappe située dans le plancher de la cuisine, celle qui sert à se rendre dans la cave de terre battue. Bien que ce ne soit habituellement pas un lieu à proprement parler, nous verrons que cet élément devient, chez Andrée A. Michaud, un espace bien circonscrit et qu’il remplit une fonction particulière. Dans la première partie du roman, c’est de sous cette trappe que proviennent les voix des pleureuses que Mary entend et sur
lesquelles nous reviendrons.
Mais la trappe dans le plancher est également associée au lieu des premiers ébats bestiaux entre Élisabeth et Harry. Leurs contacts se déroulent chaque fois à cet endroit précis, avec la même brutalité. Le passage suivant décrit la force d’attraction qui pousse Élisabeth et Harry l’un vers l’autre:
Nous n’étions pas deux amants qui s’enlaçaient, mais deux bêtes poussées par la nécessité et ne prenant ni l’un ni l’autre plaisir à ce rut plus violent qu’imprévu. [ … ] J’avais les genoux meurtris, autre preuve de mon assaut bestial, et j’avais honte, atrocement honte, preuve ultime que pendant quelques instants, je n’avais plus été moi-même. J’ignore d’où provenait exactement la puissance du désir qui m’a possédé ce soir-là, mais je sais qu’elle provenait de quelque chose d’extérieur à moi.
Cet extrait est sans équivoque. Il illustre comment Harry se départit de toute rationalité pour entrer de plain-pied dans l’animalité. Le narrateur laisse jaillir la bête en lui, tout comme l’a fait Mary lors de ses relations sexuelles avec Hank28• Le fait que Harry soit possédé par un désir qui le dépasse prouve, une fois de plus, la fatalité de son destin. Impossible pour lui de lutter contre ses pulsions. Il n’a d’autre choix que de se laisser immerger « dans une nuit plus profonde encore » (p. 124). À travers l’image de l’immersion, c’est la descente qui est évoquée, la même que celle de Mary. La sexualité des deux narrateurs en devient donc le point de départ: les personnages étant aveuglés et étourdis, voire désorientés, par le désir de l’autre, la descente s’effectue à leur insu. La sexualité que les narrateurs partagent respectivement avec Hank et Élisabeth de même que le lieu des Bois noirs leur ravissent leur identité et les privent de leur raison. Ainsi, Élisabeth va ravir l’identité
sexuelle de Harry, car après avoir connu cette femme, il n’a plus envie de personne d’autre. Toutes les femmes lui paraissent fades et sans intérêt, comme sa douce Sonia avec qui il entretenait une liaison avant son séjour aux Bois noirs29. La rencontre avec Élisabeth, de même que son passage aux Bois noirs, le laisse sans désir, dépossédé de son identité sexuelle et privé de sa raison. Nous retrouvons donc, à travers la représentation spatiale de la trappe, l’idée de profondeur, de descente, mais aussi de perte: perte de la raison, perte de l’identité.
La cave de terre battue : espace double de vie et de mort
La cave de terre battue, l’espace sous la trappe dans le plancher de la maison d’invités, représente aussi un lieu clos fondamental, le lieu antithétique par excellence sur lequel repose l’intrigue dans Le ravissement. À la fois le lieu de l’enfermement, de la mort, la cave de terre battue devient aussi celui de la vie et de l’immortalité. La terre dessine ici un rapport double et contraire, car c’est dans la terre, sous la trappe, que l’on déposera le corps des deux fillettes. Nous pourrions voir là uniquement l’image de la mort, mais ces deux décès sont reliés à l’immortalité de certains, donc à
la vie. En effet, il ne faut jamais perdre de vue que le meurtre des fillettes, leur sacrifice, sert à assurer l’immortalité des habitants des Bois noirs. Ce rapport antinomique se retrouve dans la façon même dont est décrite la mort des fillettes dans cet espace. Normalement, à l’idée de la mort se jouxte celle du pourrissement; cependant, il en va tout autrement dans Le ravissement. Chaque fois que les odeurs sont décrites, elles sont reliées à la mort, tant dans la première que dans la deuxième partie, et elles sont caractérisées à l’aide d’un champ lexical végétal, donc à situer
davantage du côté de la vie:
Ce n’est pas l’odeur de putréfaction du corps d’Alicia qui m’amena à soulever la trappe du plancher de la cuisine. Sa dépouille semblait au contraire curieusement privée des relents associés à la mort et ne dégageait qu’un faible parfum de sous-bois et de feuilles mouillées. On eût dit que la force qui lui avait enlevé la vie lui avait aussi retiré sa substance et son sang, pour ne lui laisser que cet inaltérable sourire dont la couleur bleutée aurait pu faire croire qu’elle s’était gavée de mûres ou de myrtilles, de fruits ne pouvant avoir la fétidité de la mort.
Le labyrinthe des Bois noirs et ses Minotaures
Dans son ouvrage Mythe et écriture, la nostalgie de l’archaïque, André Siganos affirme qu’il n’y a pas de Minotaure sans labyrinthe, mais qu’il existe des labyrinthes sans Minotaure. La nature du labyrinthe, animale et digestive, est monstrueuse. En d’autres termes, le labyrinthe « dit en lui-même ce que le Minotaure signifie30 ». Dans Le ravissement, nous verrons, d’une part, qu’il est possible de rapprocher les deux narrateurs de la figure du Minotaure31 et, d’autre part, que
l’univers des Bois noirs met en place les structures caractérisant l’imaginaire du labyrinthe.
Le retour au mythe du Minotaure, pour André Siganos, s’opère « par et à travers un retour à l’animalité, ou plus exactement par et à travers un retour à un face à face devenu intérieur, l’Homme se mirant en lui dans ce qui n’est pas lui et qui lui échappe aporistiquemene2 ». En fait, c’est l’animal archaïque en nous qui fascine.
Nous avons d’ailleurs explicité, tout au long de ce chapitre, l’étroite relation entre les deux narrateurs et l’émergence de leur animalité, tant au niveau de leur sexualité que dans l’acte ultime qu’ils ont commIS, celui de donner la mort. Dans le roman d’Andrée A. Michaud, le mal présent dans l’homme est l’un des thèmes exploités.
Plus d’une fois, Mary s’étonne de la facilité avec laquelle l’homme peut enlever la vie, peut tuer de sang-froid. Cela passe d’abord par l’épisode des mouches, qui la prépare, en quelque sorte, au meurtre de Talia. Elle affirme que la fissuration de son esprit, sa folie, est de plus en plus grave et qu’elle découvre en elle la cruauté: Je ne parle pas de l’inéluctable cruauté liée au sort des milliers de papillons évoqués un après-midi de pluie, mais de la cruauté associée à la froide indifférence dont je pris conscience le matin où, dans un accès d’impatience, je tuai une mouche, une petite mouche de rien du tout et dont personne ne se souciait. [ … ] Je fus effrayée d’être la cause de cette inertie, puis révulsée [ … ] (p. 37-38)
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Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : ÉTUDE DES LIEUX CLOS
1.1. Les Bois noirs ou le Paradis en Enfer
1.2. La chambre de Hank
1.3. La trappe de la maison d ‘invités des Bois noirs : une issue condamnée
1.4. La cave de terre battue: espace double de vie et de mort
1.5. Le labyrinthe des Bois noirs et ses Minotaures
CHAPITRE 2 : LE TEMPS DE L’ÉTERNEL RETOUR
2.1. L ‘immuabilité du temps qui passe
2.2. La sacralisation du temps à travers les répétitions: sexe, thé et biscuits à la framboise!
2.3. Le mécanisme du bouc émissaire
2.4. Présence du double et permutabilité des personnages
2.5. Le temps idyllique de l’enfance et la nostalgie des origines
CHAPITRE 3 : ÉCRITURE LABYRINTHIQUE ET FOLIE
3.1. L ‘écriture minotaurienne et dédaléenne
3.2. Lafolie de Mary
3.2.1. Symbolisme de la forêt, des feuilles, de la brèche et des mouches
3.2.2. La communion initiatique: Mary devient autre
3.2.3. Hallucinations: la sorcière et les voix des pleureuses
3.3. Lafolie de Harry
3.3.1. L’entrée en matière de Harry
3.3.2. Le thème de la féminité « terrible» : analyse de la chevelure d’Élisabeth
3.3.3. Hallucinations et distorsions du rée!
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
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