De l’utilité de ses expériences sur la putréfaction
Généalogie et accroissement de la corruption du cœur
Outre les grands thèmes chers aux moralistes, plusieurs autres sujets qu’abordent les écrits de Madame d’Arconville sont l’occasion d’évoquer la corruption du cœur.
Rappelons d’abord que c’est une femme qui connaît les usages du monde et, en tant quemoraliste, elle se plaît à reconnaître et à déconstruire les mécanismes qui régissent la vie mondaine:
Il semble que la politesse soit une parure dont l’esprit se décore pour paraître dans le monde avec plus d’agrément, ainsi que chez soi, lorsqu’on y reçoit compagnie. Quand on est sur le point de sortir, on s’en affuble, quelqu’étrangère qu’elle soit à la nature, qui la rejette, comme on prend son chapeau et on en orne son esprit, de manière qu’elle ne nous fasse pas faux bon lorsque nous en aurons besoin, en effet, il faut d’avance se préparer à placer à propos quelques compliments adroits et bien apprêtés qui puissent flatter la vanité d’une jolie femme, dont on admire les grâces.
Cet-extrait montre à quel point l’illusion fait aussi partie de la vie sociale. De fait, cette politesse valorisée dans le monde depuis l’essor de la civilisation curiale à la Renaissance
est le fondement d’une société des apparences dont les moralistes classiques ont fait l’étude pour en tirer leurs principales critiques. En tant que « spectateurs de la vie », les moralistes percent à jour les mécanismes de l’amour-propre à l’œuvre dans le monde.
D’emblée, comme le souligne Madame d’Arconville, la politesse est une parure contrenature, puisqu’elle cache les véritables sentiments ou opinions de ceux qui s’en revêtent. Il s’agit de ce «masque» dont les moralistes aiment tant parler et qui couvre les vraies intentions de ceux qui le portent. La politesse sert donc les intérêts propres des individus, car en flattant l’amour-propre des autres par des compliments, il devient plus facile de s’attirer les grâces d’autrui et, enfm, d’user de ce pouvoir que l’on acquiert ainsi sur les autres afin d’obtenir ce que l’on veut. L’intérêt est un ressort essentiel que les moralistes tentent de dévoiler, car il est au cœur des entreprises de l’amour-propre:
Il Y a une espèce d’intérêt personnel, qui sans en porter particulièrement le nom, est cependant le mobile de toutes nos actions: on conçoit aisément que l’amour propre y joue toujours son rôle petit ou grand: car il est presqu’en général la base primordiale de notre conduite. Il n’y a aucune de nos moindres démarches qui ne puisse se rapporter à un intérêt quelque peu important qu’il soit même sans l’abandonner, car nous tenons toujours à ce qui nous touche de quelque genre qu’il puisse être. Nous osons porter nos espérances sur des objets qui peuvent contribuer à notre réputation39.
L’intérêt conduit donc toutes les actions humaines, surtout dans le monde où il sert non
seulement à bâtir une réputation, mais également à obtenir des bénéfices de celle-ci.
Outre la politesse, l’univers des salons encourage chacun à multiplier, pour mieux se faire
voir, des preuves d’esprit qui ne sont pas toujours flatteuses pour les personnes qui s’en targuent:
Il en résulte ce me semble de ces observations, qu’on peut avec beaucoup d’esprit, dire des absurdités et des bêtises, mais qu’avec moins d’esprit peut-être, on ne tombe point dans cet inconvénient, quand on est modeste et assez prudent, pour ne pas risquer de donner a des gens instruits s’il s’en trouve parmi ceux devant lesquels on parle, des preuves de son ignorance et d’une prétention aussi déplacée que ridicule .
Bref, l’amour-propre et la vanité inspirent des mots d’esprit dont la frivolité est à l’image du faux-semblant des apparences, puisque seule l’ambition de plaire et de flatter les fait proférer, le plus souvent sans une connaissance réelle des choses.
Par delà la politesse et l’esprit qu’apprécie tant le monde, le rapport à autrui fait aussi naître d’autres penchants que suscite, encore là, la corruption du cœur. Dans son texte «Sur la reconnaissance et l’ingratitude », la présidente montre que l’amitié et la reconnaissance peuvent justement se corrompre au point où les bienfaits n’ont pour toute récompense que l’ingratitude:
On ne saurait donc s’examiner avec trop de soin, pour découvrir au fond de son cœur le germe d’un penchant qu’il faut travailler de bonne heure à en déraciner avant qu’il ait acquis assez de force, pour devenir indomptable car à la honte de l’humanité, l’ingratitude, que je crois avoir démontré être contre nature, est cependant le vice le plus commun, ce qui prouve combien il est facile de se corrompre et de résister même au penchant que nous apportons en naissant à l’amitié et à la reconnaissance.
La réhabilitation de l’affectivité humaine
C’est ainsi que sa pensée connaît plusieurs inflexions subtiles en regard de la tradition moraliste. D’abord, certains vices ne sont plus envisagés en fonction de leurs seules caractéristiques délétères. Par exemple, ses réflexions comportent deux textes sur la bienfaisance qui témoignent d’une évolution dans sa pensée. Le premier, qui est dans le deuxième volume des manuscrits, traite de la bienfaisance comme d’un vice déguisé en vertu: «je vais entrer dans le détail du véritable motif d’un grand nombre d’actes de bienfaisance, qui n’ont pour objet que la vanité, l’amour propre, l’intérêt, la bassesse et même le crime.» Elle raconte quelques anecdotes sur la générosité d’un homme, motivée par la seule vanité et la recherche de reconnaissance, et sur la bienfaisance envers une personne sous les ordres d’un ministre afin d’obtenir des grades ou des
avantages de celui-ci (ce qui se rapproche d’une certaine corruption politique). Elle donne encore l’exemple des libertins, dont les motifs sont les plus criminels pour la présidente, car ils séduisent les jeunes filles pauvres et parfois même les mères de celles-ci, afm de les livrer à une vie de débauche. Toutefois, dans son second texte, qui se trouve dans le sixième volume des manuscrits, elle aborde la bienfaisance avec davantage de modération. Certes, elle y affirme qu’elle se manifeste rarement envers des personnes pauvres, puisque celles-ci ne sont pas connues du grand public et que les histoires du soidisant bienfaiteur font alors moins l’objet de conversations dans la société mondaine. Tout en n’oubliant pas de dénoncer brièvement la bienfaisance la plus criminelle que l’on vient d’évoquer, «parce que personne n’ignore, une corruption aussi commune48 », elle passe néanmoins à une forme moins dévastatrice de bienfaisance où elle accuse les riches bienfaiteurs de ne pas vérifier à qui ils proposent leur charité, de sorte qu’ils sont souvent floués par des gens qui n’en n’ont pas besoin ou qui l’utilisent pour mener une vie de débauche. Mais la différence du point de vue moral entre les deux textes se situe surtout dans le fait que, désormais, certaines personnes qui exercent la bienfaisance ne le font pas
par vanité ou amour-propre: «Il y a enfm d’autres personnes qui, par bonté de cœur, et encore plus par faiblesse, ne savent rien refuser de ce qu’on leur demande: ils sont même honteux du peu qu’ils donnent et en font excuse, tandis qu’on abuse de leur facilité »
Ainsi, a contrario du premier texte du second volume des manuscrits, il est désormais possible que des actes de bienfaisance soient motivés par une réelle bonté, bien que celleci soit parfois assimilable à la simple faiblesse. La corruption du cœur n’atteint donc plus toutes les sphères de l’être ou encore n’empoisonne plus la source de tous les actes,
puisque Madame d’Arconville reconnaît qu’il est possible de poser un geste désintéressé.
Parallèle avec Madame de Lambert
Ces inflexions dans la pensée de Madame d’Arconville peuvent s’expliquer à la lumière d’un intertexte qui représente l’une des sources d’inspiration de la présidente: l’œuvre de Madame de Lambert. Mentionnons toutefois qu’elles ne sont pas seules à cette époque à se préoccuper de morale, et qu’on peut penser comme autre relais à quelqu’un comme la marquise de Sablé, qui a beaucoup fréquenté le duc de La Rochefoucauld et qui a elle-même écrit un recueil de maximes. Il faut aussi souligner d’emblée une distinction entre les deux femmes: Madame de Lambert se situe clairement dans le courant de la morale mondaine, ce qui n’est pas totalement le cas de Madame
d’Arconville, puisqu’elle a choisi d’écrire d’abord anonymement, c’est-à-dire comme un
homme: «Madame de Blot disait que le style de Madame d’Arconville « avait de la barbe »so ». Cela lui a permis de s’insérer dans un courant qui va de Montaigne aux moralistes du XVIIIe siècle en passant par Charron, La Rochefoucauld, La Bruyère et Pascal.
Comme points communs, les deux auteures ont d’abord le titre de plusieurs de leurs ouvrages qui entrent en résonance, certaines œuvres de Madame d’Arconville reprenant des sujets déjà abordés par la marquise de Lambert. Elles ont toutes deux publié un Traité de l’amitié, et » on peut remarquer que les Avis d’une mère à son jils et les Avis d’une mère à sa fille de la marquise ne sont pas sans rappeler la traduction, par la présidente, des Avis d’un père à safille de milord Halifax. De plus, les textes de Madame d’Arconville comportent quelques emprunts notables à ceux de Madame de Lambert. Par exemple, dans son texte « Sur la constance et l’inconstance », elle observe que la source de la constance peut naître d’un goût ou d’un attachement pour le caractère ou le mérite d’une personne. Elle donne en exemple ce qui avait porté Montaigne à développer si
promptement une amitié avec Étienne de la Boétie: «Montaigne n’avait fait aucun effort pour acquérir ce sentiment: mais il n’eut pas été même en son pouvoir de s’en défendre. Il est très rare à la vérité qu’on en ressente un aussi vif et aussi durable, lorsqu’il naît en un instant et à la première vue, ces coups de foudre n’appartiennent guères qu’à l’amour!. » Ce passage ressemble à celui de Madame de Lambert dans son Traité sur l’amitié, où elle donne pratiquement le même exemple: «Montaigne, qui nous peint la naissance de ses sentimens pour son ami, dit, qu’il fut frappé comme on l’est en amour.» Outre ces exemples précis, les réflexions morales des deux femmes ont plusieurs points en commun qui permettent d’expliquer la transition, chez Madame
d’Arconville, d’un discours sur la morale héritée du pessimisme augustinien du XVIt siècle vers un regard sur la vie qui rappelle qu’elle est aussi une femme de son siècle.
……….
|
Table des matières
REMERCIEMENTS
IN »TRODUCTION
CHAPITRE 1 LA CORRUPTION MORALE SELON GENEVIÈVE THIROUX D’ARCONVILLE
1. Une œuvre de moraliste classique
1.1 La question du Moi
1.2 Généalogie et accroissement de la corruption du cœur
2. La réhabilitation de l’affectivité humaine
2.1 Parallèle avec Madame de Lambert
2.2 Vers une morale du sentiment
2.3 Une réflexion en phase avec les Lumières
CHAPITRE II LA QUESTION DE L’UTILITÉ
1. Historique de la notion d’utilité
1.1 La notion d’utilité depuis la Renaissance
1.2 L’utilité au siècle des Lumières
2. L’idée de progrès
2.1 Fluctuations de la foi dans le progrès au XVIIIe siècle
2.2 Progrès des sciences et progrès de l’esprit humain
3. L’utilité chez Geneviève Thiroux d’ Arconville
3.1 Suite du parallèle avec Madame de Lambert
3.2 L’utilité dans les œuvres publiées non-scientifiques chez Geneviève Thiroux d’Arconville
CHAPITRE III ÉTUDE DE LA CORRUPTION PHYSIQUE DANS L’ŒUVRE DE GENEVIÈVE THIROUX D’ARCONVILLE
1. La chimie et les sciences de la vie à l’heure de la révolution scientifique
1.1 La chimie
1.2 Les sciences de la vie
2. Parcours scientifique de Geneviève Thiroux d’Arconville
2.1 Son éducation scientifique
2.2 Son premier projet de recherche
3. De la nature de ses expériences sur la putréfaction
3.1 Motivations envers un sujet peu commun
3.2 Dévoilement des secrets de la nature
4. De l’utilité de ses expériences sur la putréfaction
4.1 Pour l’avancée des sciences
4.2 Pour mieux comprendre la nature humaine
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Télécharger le rapport complet