Expérience et épistémologies constructivistes
Ces publications représentent des étapes de conceptualisation de mes expériences et de mes objectifs de recherche. Dans le cadre d’une démarche de ‘validation des acquis de l’expérience’, quelques mots sont probablement opportuns sur le thème de l’expérience.
Selon les épistémologies constructivistes mobilisées dans mes travaux , il n’est pas possible de connaître rationnellement au-delà de son expérience. La science (ou plutôt les sciences), elle(s)-même(s), est (sont) une (des) activité(s) qui consiste(nt) à organiser, conceptuellement et collectivement, les résultats d’expériences, et à les remettre en perspective à l’issue d’autres expériences ultérieures qui questionnent les conceptualisations précédentes. C’est donc une remise en cause permanente que les épistémologies constructivistes postulent, pour la(es) science(s) comme pour les expériences individuelles qui ne s’en réclament pas, sans possibilité d’atteindre un réel ‘tel qu’il est’.
C’est à une vision circulaire de la connaissance qu’elles invitent, à une circularité entre le sujet et l’objet, et à une vision historique et ‘génétique’, au sens de Piaget . L’homme ne peut connaître au-delà de ses expériences, l’homme ne peut connaître un monde qui existerait indépendamment de ses possibilités d’entendement, et l’homme ne connaît pas indépendamment d’une période historique donnée. Il n’y a pas d’objectivité au sens classique (au sens de l’empirisme ou du réalisme naïf), mais seulement stabilisation temporaire de conceptualisations rendant compte des résultats d’expériences à un moment donné. Selon ces épistémologies, la dimension historique et la finalité des modèles sont inséparables de l’acte de connaissance. Elles peuvent amener une forme de relativisme. Néanmoins, il est plus intéressant de les prendre sous l’angle d’une distanciation critique, sous l’angle de ‘l’introduction de l’observateur dans son observation’.
Il ne s’agit pas ainsi, lorsqu’on adhère aux épistémologies constructivistes, de prétendre par exemple que les propositions qui suivent, tirées d’expériences personnelles, pourraient être saisies comme si elles ‘existaient’ objectivement, indépendamment de tout lecteur. Chaque lecture de cette synthèse le sera à partir d’expériences particulières et de finalités spécifiques par les différents lecteurs qui se prêteront à l’exercice. Il n’y a pas pourtant, avec ces remarques, un quelconque rejet de la rationalité ou un rejet de la scientificité de ces développements. Il n’y a pas de principe de relativisation extrême où tout se vaudrait (selon les interprétations abusives du ‘anything goes’ de Feyerabend ). Simplement, les conceptualisations qui sont proposées le sont à partir d’expériences ainsi que de finalités spécifiques. La prise en compte de celles-ci est indispensable à leur mise en contexte.
Il ne s’agit pas non plus de considérer ces réflexions, cette organisation à un moment donné de mon expérience, comme définitive ou arrêtée. Déjà, à l’issue de l’écriture de ce document de synthèse, d’autres possibilités de conceptualisations, sur la base de lectures ainsi que d’expériences accumulées entre temps depuis, pourront m’orienter différemment sur certains des axes choisis, sur la manière de les présenter, sur ma compréhension des disciplines mobilisées etc. L’édifice empirique, théorique et méthodologique ici construit n’est pas pour autant remis en cause, il repose sur une solide expérience, mais il sera amendé si des approches nouvelles permettent de l’enrichir sans remettre en cause ses fondements. Pour reprendre une expression empruntée à Simon, cette synthèse est donc en quelque sorte, un ‘progress report’ , dans un processus ininterrompu de recherche.
Selon ces principes très rapidement brossés autour de l’expérience par l’intermédiaire des épistémologies constructivistes, une perspective succincte de mes expériences ainsi que de mes objectifs sont donc de rigueur afin, notamment, que les lecteurs me situent et soient en mesure de comprendre un peu mieux l’orientation et le contenu des réflexions présentées .
Mes expériences depuis quelques années…
Je suis entré à l’Ineris (Institut National de l’Environnement Industriels et des RISques) en juillet 2002 en tant qu’ingénieur d’étude et recherche après dix mois passés au groupe ‘safety science’ au sein de l’université technologique de Delft aux Pays Bas dont Andrew Hale était alors le directeur. J’ai travaillé lors de ce séjour sur des questions de modélisation organisationnelle visant à modifier les évaluations quantitatives de risques (qra). Cette question a été abordée dans deux projets, l’un concernant le domaine de la chimie (projet européen), l’autre de l’aéronautique (projet néerlandais). Auparavant, en 2000-2001, j’avais effectué mon stage de mastère en sécurité industrielle (école des mines d’Alès) dont le thème portait sur les ‘facteurs humains’ dans l’évaluation des risques, à l’Ineris. A cette époque, il n’y avait à l’Ineris aucune équipe en charge de cette question, et c’était l’occasion pour l’institut de ‘défricher’ le sujet. A l’issu de mon immersion dans le laboratoire de recherche en sécurité de l’université de Delft, je suis donc recruté en 2002 à la direction des risques accidentels pour essayer de réfléchir sur ce thème tout en réalisant des analyses de risques techniques selon le souhait de la direction de former des individus qui feraient le pont entre les sciences de l’ingénieur et les sciences humaines et sociales. La répartition des activités à l’Ineris est à peu près 15-20% de conseil, 55-60% d’appui à l’administration et 20 25% de recherche, et je réalise ainsi quelques études pour le ministère, notamment sur le thème du retour d’expérience et des ‘facteurs organisationnels’.
En février 2003, un accident majeur survient dans une cartoucherie du nord de la France à Billy- Berclau. L’Ineris est chargé par le ministère d’analyser les dimensions ‘organisationnelles’ de l’accident, au-delà des seuls aspects techniques (dommages, hypothèses de scénarios, calcul des surpressions, etc), une première dans le domaine des installations classées en France, deux ans après l’accident de Toulouse (2001). Etant donné mon implication dans les questions de retour d’expérience et compte tenu de ma disponibilité, cette mission m’est confiée. A la suite de cette investigation que le management de la direction des risques accidentels considère concluante, un programme de recherche d’un an m’est attribué, qui a pour but, sur la base notamment de cette expérience, de réfléchir sur la possibilité de réaliser des évaluations ‘intégrées’ non plus a posteriori (comme pour les investigations d’accidents majeurs) mais a priori.
A la suite de ce programme ‘d’étude de faisabilité’, qui montre l’intérêt mais aussi la possibilité de développer de telles évaluations, un autre programme est soumis et accepté cette fois sur quatre ans afin d’expérimenter une telle démarche de manière empirique sur des terrains industriels. En parallèle, un programme de recherche financé par la région Picardie se met en route, avec cette fois la collaboration de plusieurs partenaires de recherche (en sociologie industrielle et du travail, en sciences de la communication, en science politique). Les deux projets s’alimenteront entre 2005 et 2008, et l’équipe accède à deux terrains d’étude de la chimie, une PME et un grand groupe. Ces expériences de terrain me familiarisent avec l’approche en fonctionnement normal. Je pressens alors la difficulté du positionnement d’anticipation, problème déjà ressenti au cours de l’investigation de 2003, mais qui a pris toute son ampleur lors de ces cas. Ce positionnement d’anticipation se distingue en effet du regard rétrospectif qui indique fortement là où le regard doit s’orienter. Alors que pour l’investigation, il faut ‘dérouler’ en sens inverse les événements qui mènent aux dommages en remontant dans l’histoire, le fonctionnement normal ouvre lui à un ensemble de données dont le fil conducteur n’est pas aussi explicite, et oblige le chercheur à se projeter dans le futur.
Ces cas empiriques ont consécutivement appelé un effort théorique assez important afin notamment de cadrer les données, d’élaborer un cadre normatif pour poser les bases d’une évaluation, d’un diagnostic de type ‘articulé’ en sécurité industrielle. En 2009 et 2010, trois autres études de cas en mode normal ont eu lieu, au sein de diverses études et recherches, me permettant l’accès à d’autres configurations représentatives de la diversité des industries à risques (transport de gaz, exploitation de silos, etc). Ces cas de terrain, menés de manière collective soit individuelle, ont permis de mettre à l’épreuve l’approche d’évaluation et de collecter des données supplémentaires pour l’affiner.
Au cours de ces années, cette activité de recherche représente à peu près la moitié de mon temps, l’autre moitié étant dédiée à des activités de support à l’administration, à ma participation à d’autres recherches de l’Ineris en tant que ressources sur les questions de ‘facteurs humains’ mais aussi à des prestations auprès d’industriels, en particulier sur des analyses d’accidents, mais aussi quelques audits de sécurité industrielle. Cependant, mon implication dans des activités de recherche a augmenté ces trois dernières années en comparaison des années précédentes. J’ai toujours cherché à créer un maximum de synergie entre toutes ces activités, dans la mesure du possible.
Des contacts entre l’Ineris et le chemical safety board américain (US Csb) me permettent au cours de l’année 2006 de rejoindre pour quelques semaines à Washington l’équipe qui travaille sur l’accident de BP Texas City survenu en 2005, dans le but de leur faire part de mon expérience d’investigation de type ‘organisationnelle’ acquise lors de l’investigation de 2003. Cet échange sera très fructueux. Il me confirmera, si besoin était, l’intérêt de réaliser des passerelles entre les deux mondes, sciences pour l’ingénieur et sciences sociales, mais aussi les difficultés de l’exercice. Mais il me montrera surtout quelles similitudes, par delà les différences, peuvent être soulignées entre le cas que j’ai investigué en 2003 et celui, survenu deux ans après, en 2005. Malgré des configurations extrêmement contrastées entre les deux pays (France, Etats Unis), entre les organisations (un petit groupe, Nitrochimie, et un ‘géant’ mondial, BP), entre les installations (une cartoucherie, une raffinerie), il m’a été intéressant de saisir les points communs entre ces deux accidents.
Enfin il est important de mentionner, dans le cadre de cette contextualisation de mon expérience, la présence entre 2002 et 2005/2006 de deux doctorantes au sein de l’institut, l’une en en sociologie des organisations (Ivanne Merle) et l’autre en ergonomie cognitive (Sophie Capo), qui seront l’occasion de nombreuses interactions extrêmement riches, discussions, débats mais aussi apprentissages à leur côté dans leurs disciplines respectives, disciplines que je ne connaissais et que je ne connais toujours moins bien que des spécialistes, sans que cela nuise pour autant, selon moi, à mon projet de recherche. Ces interactions m’ont en effet permis de tester mes connaissances, de me confronter avec ce que j’avais (cru) assimilé des concepts clés dans des disciplines pour lesquelles je n’avais pas de formation initiale. Cette situation s’est poursuivie et se poursuit au travers des interactions avec des chercheurs d’univers différents (depuis quelques années avec Michèle Dupré, sociologue), dans le cadre de programmes communs. Tous ces regards sont diversement pertinents pour penser alternativement, mais aussi complémentairement, la sécurité industrielle (et les accidents). Les interactions avec les collègues de travail à l’Ineris, dans tous les domaines de la sécurité industrielle participent également de cet environnement tout à fait propice au questionnement pluri ou interdisciplinaire.
Une recherche autodidacte
Ce dernier point indique bien la dimension autodidacte de mon travail et de mon expérience. Sans vraiment d’encadrement scientifique dès le départ à l’Ineris, c’est un travail de repérage personnel qui m’a progressivement orienté dans les diverses contributions pertinentes pour penser la question de la sécurité industrielle sous un angle ‘articulé’. Ce qui pouvait apparaître comme une lacune au départ, c’est-à-dire un manque de direction dans le giron balisé d’une discipline scientifique, m’a pourtant toujours aussi semblé une opportunité. Certes j’ai rencontré de nombreuses difficultés, j’ai tâtonné, j’ai abouti à des impasses, j’ai sûrement perdu beaucoup de temps à chercher par moi-même (malgré de nombreuses interactions avec des personnes éclairées et éclairantes). Pourtant, sans trop de cadres a priori, c’est avec une assez grande liberté (et naïveté) que j’ai pu aborder différentes questions rencontrées en chemin, ‘redécouvrir’ quelques évidences certainement, mais aussi surtout construire une orientation dédiée à la sécurité industrielle, orientée vers l’évaluation. Le constat qui s’impose en France aujourd’hui est en effet l’absence de positionnement scientifique dans ce domaine spécifique. Certes il existe des contributions sur le thème des risques technologiques, dans de nombreuses disciplines, aucune d’entre elle ne vise à l’évaluation de type ‘articulé’ (telle qu’elle se pratique en particulier dans les investigations d’accidents par exemple, mais à évidemment, a posteriori).
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Table des matières
Introduction
Expérience et épistémologies constructivistes
Mes expériences depuis quelques années…
Une recherche autodidacte
Une recherche de ‘mode 2’ en sécurité industrielle
Des ‘facteurs humains’ à ‘l’organisation’, à l’approche ‘intégrée’ (‘articulée’ ou ‘hybride’)
Résumé des chapitres
La sécurité industrielle vue sous l’angle de l’investigation d’accident
La sécurité industrielle vue sous l’angle de l’évaluation
L’accident du site Nitrochimie, à Billy Berclau
Eléments théoriques et méthodologiques
Rétrospectivement, une configuration plutôt ‘propice’ à l’accident, entrainée par une succession de changements
Contributions disciplinaires à la sécurité industrielle
Une lecture historique à la croisée des chemins
Les coûts cognitifs, sociaux et institutionnels du chercheur poly ou/et interdisciplinaire
Quatre thèmes : installation, cognition, organisation, régulation
L’image de la ‘dépose par hélicoptère’
Des catégories en ‘tion’ quelque peu arbitraire ?
Régulation
Organisation
Cognition
Installation
Perspective sur la rétrospective
Une proposition de synthèse graphique des différentes contributions
Vers la problématique de la complexité
La complexité
La complexité au cœur du débat sur les accidents technologiques majeurs
Contexte d’une pensée de la complexité, d’une ‘pensée complexe’
Une investigation dans les sciences physiques et biologiques
Une investigation épistémologique
Une ‘complexité générale’ par rapport à une ‘complexité restreinte’
Idées clés
Réintroduire l’homme et la société dans la nature sans les y réduire
L’intérêt d’une ‘pensée complexe’ pour la sécurité industrielle
De la ‘méta-catégorie épistémique’ au ‘style’
Un modèle hybride de sécurité industrielle
Des éléments de base pour l’élaboration du modèle hybride
Eléments sur les modèles
Modèles de la tradition de l’ergonomie (cognitive)
Vers un modèle ‘hybride’
Exemple de modèle générique et d’orientation prescriptive (Hale, 2003)
Exemple de modèle générique et d’orientation descriptive (Vaughan, 1999)
Essai de modèle générique d’évaluation
Un modèle simple pour une dynamique complexe
Un exemple d’évaluation de la sécurité industrielle
Mobilisation du modèle
Contraintes et ressources de l’entreprise
Impact des changements sur la sécurité
Positionnement et influence de la fonction sécurité
Remise en cause à la suite d’incidents et sensibilité aux signaux faibles
Qualité des regards extérieurs
Etat de fonctionnement des barrières techniques et humaines de sécurité
Discussion
Apport de ces recherches
Premier apport : un usage philosophique de la complexité
Deuxième apport : la production d’un modèle hybride d’évaluation de la sécurité industrielle, polarisant des ‘tensions’
Troisième apport : Deux études de cas au cœur de la dynamique des accidents et de la sécurité industrielle
Les chantiers à venir
Sur le plan empirique (et méthodologique) : constituer une bibliothèque de cas
Sur le plan théorique (et philosophique)
Liste des articles
Conclusion