De l’invention des paysages à la construction des territoires

Une approche comparative et qualitative 

Les travaux de comparaison se multiplient de nos jours et sont recommandés par la communauté scientifique pour donner à voir l’universalité de certaines questions quand bien même demeurent les spécificités propres à chaque aire géographique et culturelle. Pour répondre à une problématique et à ses hypothèses de recherche, le chercheur en sciences qualifiées de « dures » fait varier les paramètres d’un modèle. Dans le cas d’une étude portant sur les sociétés humaines et les systèmes sociaux, une telle approche n’est évidemment pas possible. C’est là où la démarche comparative est particulièrement intéressante. Pour cette thèse, elle a été élaborée à partir de traits communs et de traits différentiels observés au niveau local.

Les deux sites d’étude, dans les Cévennes gardoises (France) et dans la Province Ifugao (Philippines), ont été choisis pour avoir été investis par une même dynamique combinée de conservation des paysages de terrasses et de valorisation économique d’un produit agricole local. Les paramètres de ces deux modèles varient en ce que ces deux sites sont marqués par un contexte culturel, social, économique et territorial très différent, mais aussi en ce que les produits valorisés (le riz tinawon pour les Ifugaos et l’oignon doux des Cévennes pour les Gardois) et les terrasses ne jouent pas la même fonction dans la reproduction de ces deux sociétés.

Analyse contrastée d’une dynamique globale à l’échelle locale 

Pour cette thèse, j’ai choisi de travailler dans des sites investis par des dynamiques combinées de conservation des paysages de terrasses et de valorisation économique de produits agricoles qui leur sont liés. J’aurais toutefois pu envisager une comparaison entre des terrains appartenant à une aire culturelle plus proche, par exemple entre les terrasses gardoises et celles des Cinq Terres (Italie) ou de Banyuls (Pyrénées, France). Mais une telle analyse n’aurait pas eu l’avantage de discriminer aisément les dynamiques locales des dynamiques extérieures. En effet, dans ces dynamiques combinées, on a une coexistence entre le système local et un système global et national, une combinaison entre des savoir-faire locaux et des compétences globales, une articulation entre les marchés locaux et internationaux. Une comparaison par contraste permet de mieux discerner comment des opportunités liées à la globalisation (engouement pour les produits de terroir et les paysages de terrasses) peuvent être saisis et se combiner à l’échelle locale.

Société moderne Vs Société de la tradition, Pays du Nord Vs Pays du Sud ? 

D’un point de vue anthropologique, les sociétés cévenoles gardoises et ifugaos sont évidemment très différentes. La première résulte d’un métissage important d’acteurs d’horizons divers (locaux, étrangers, ruraux, urbains, ouvriers), tandis que la société ifugao constitue ce que Claude LéviStrauss ou encore Georges Balandier appelaient une société de la tradition. Cette distinction anthropologique peut se comprendre à travers la manière dont ces sociétés intègrent et vivent le changement. Les sociétés modernes rechercheraient le changement pour le changement tandis que pour les autres, la tradition interviendrait pour donner du sens à la nouveauté. Pourtant, ce clivage est moins clair lorsqu’il est question de productions agricoles locales, ancrées dans un lieu et une communauté de producteurs, et dont la légitimité repose sur la mise en avant d’une tradition.

Quoiqu’il en soit, il ne s’agira pas ici d’effacer les différences culturelles et la distinction anthropologique entre les populations cévenoles et les Ifugaos. Ce contraste constitue au contraire un des points forts de cette thèse. En effet, une telle comparaison permettra de rendre compte de l’existence de types de comportements identiques ou différents. Martine GarriguesCresswell et Marie Alexandrine Martin justifient ainsi l’intérêt de comparer ce qu’elles désignent par « sociétés de l’abondance » et « sociétés de la pénurie » :

Si la démarche comparatiste nous porte à traiter sur le même plan et avec un questionnement identique des sociétés très diverses, elle ne doit cependant pas masquer l’opposition entre sociétés de l’abondance et sociétés de la pénurie. […] Toutefois, nous avons délibérément adopté une telle perspective, seule susceptible de faire apparaître certaines régularités. (1998 : 3)  .

Pour éviter les écueils d’une analyse selon les termes simplistes d’un rapport entre pays du Nord et pays du Sud, entre société moderne et société de la tradition, je m’intéresserai plutôt aux différences dans les modalités sociales, culturelles, économiques, historiques et matérielles de ces territoires et dans les logiques institutionnelles et politiques marquant ces espaces. L’approche sera alors à la fois macrospatiale, permettant de comprendre les dynamiques globales, et microspatiale, dans le but d’appréhender les phénomènes d’innovation et de résistance au niveau local. La comparaison entre la commercialisation des variétés de riz tinawon et celle d’oignons doux des Cévennes permettra enfin de mettre en perspective les interactions entre un projet et une population.

Des produits de natures et de statuts différents 

Il faut noter que la production d’oignons doux et de tinawon n’ont pas les mêmes prétentions à l’historicité. L’oignon doux a sans aucun doute un ancrage historique ancien mais, du fait de son peu d’importance culturelle, les preuves apportées pour prouver son antériorité sont souvent contestables. Mais, grâce au succès de sa commercialisation, il est devenu un emblème de cette région. À l’inverse, les variétés de riz tinawon ont une forte valeur pour les Ifugaos. Elles sont associées à un grand nombre de rituels, marquant les différentes étapes de la culture, intégrées dans un système de redistribution et participant à la différenciation des classes sociales. Le projet de commercialisation du tinawon apporte un visage moderne à ce produit : une valeur économique. Malgré tout, le riz étant la denrée de base des Ifugaos, la possibilité de valoriser économiquement le tinawon pose question.

Entre conservation et valorisation Paysages et Produits locaux 

De la patrimonialisation du paysage

Depuis la moitié du 20ème siècle, l’idée de « paysage en crise » (Cloarec & al, 1989) est explicite ou sous-jacente dans les discours ministériels et scientifiques. Dans les années 1960, sous la montée des préoccupations environnementalistes, la disparition de la mosaïque paysagère est mise en avant. Les conséquences annoncées sont, selon les cas, une diminution de la biodiversité, une augmentation des risques d’incendie, une érosion ou une pollution des sols. Pour les urbains, les espaces ruraux dans leurs formes actuelles semblent avoir toujours existés. Tous les paysages rencontrés, fréquentés ou représentés font l’objet d’une « appropriation symbolique » pour reprendre l’expression de Jacques Cloarec (1995a). L’altération des éléments structurant un territoire peut être alors perçue comme une perte des valeurs passées. L’homogénéisation de l’espace peut toucher à l’identité même de la société qui se maintient, se renforce, voire se crée pour partie, grâce à la diversité des milieux de vie (Bouillon, 1991). Dans un tel contexte, les paysages de terrasses agricoles subissent une véritable métamorphose depuis un demi-siècle, autant dans leur structure que dans les valeurs qu’on leur donne.

De nos jours, les espaces ruraux, et particulièrement les paysages de terrasses, sont considérés comme des biens hérités, d’une valeur inestimable (Blandin, 1996). La société revendique leur protection en tant que patrimoine naturel et culturel. Si la notion de patrimoine faisait référence à au 12ème siècle à l’héritage du père, aujourd’hui elle est utilisée pour désigner tout bien matériel ou immatériel, légué par les générations qui nous ont précédées et que nous devons transmettre intact aux générations qui nous succèderons (Guérin, 2002). Ce qui fait « patrimoine » pour une société est constamment en redéfinition. De nouveaux « patrimoines » apparaissent régulièrement et concernent des objets très différents (Bourdin, 1984 ; Jeudy, 1990 ; Chiva, 1994) : monuments, industries, savoir-faire, arts, produits agricoles, paysages, etc. Il s’agit bien d’une construction sociale, un processus que l’on désigne par le terme de « patrimonialisation ».

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Table des matières

INTRODUCTION
ANALYSE CONTRASTÉE D’UNE DYNAMIQUE GLOBALE A L’ÉCHELLE LOCALE
MÉTHODOLOGIE : UNE APPROCHE INTERDISCIPLINAIRE
ORGANISATION DE LA THÈSE
PARTIE 1. L’INVENTION DES PAYSAGES ET DES PRODUITS LOCAUX – CONTEXTE DE L’ÉTUDE ET CADRE THÉORIQUE
CHAPITRE 1. ENTRE CONSERVATION ET VALORISATION – PAYSAGES ET PRODUITS LOCAUX
1.1. DE LA PATRIMONIALISATION DU PAYSAGE
1.2. … À LA VALORISATION DES PRODUITS AGRICOLES LOCAUX
1.3. INNOVATIONS ET CHANGEMENTS SOCIAUX, TECHNIQUES ET TERRITORIAUX
1.4. DEUX SITES D’ÉTUDE : PROVINCE IFUGAO ET CÉVENNES GARDOISES
CHAPITRE 2. LES SOCIÉTÉS LOCALES FACE À LA PATRIMONIALISATION – CADRE THÉORIQUE ET HYPOTHÈSES DE RECHERCHE
2.1. UNE ANALYSE DES LOGIQUES SOCIALES ET DE L’AGENCÉITÉ
2.2. ORGANISATION SOCIALE, LOGIQUES D’APPARTENANCE ET TERRITORIALITÉ
2.3. SYSTÈME PRODUCTIF ET SYSTÈME CULTUREL
PARTIE 2. PROVINCE IFUGAO ET CÉVENNES GARDOISES – CHANGEMENTS ET PERMANENCES DANS L’ORGANISATION SOCIALE ET TERRITORIALE
CHAPITRE 3. LA TERRITORIALITÉ IFUGAO – FORTE STRUCTURATION DES LIENS SOCIAUX DANS L’ESPACE
3.1. HISTOIRE DES COMMUNAUTÉS IFUGAOS : DU REPLI À L’OUVERTURE
3.2. ORGANISATION SOCIALE : DIFFÉRENCIATION DES GROUPES ET DES INDIVIDUS
3.3. GOUVERNANCES LOCALES ET APPARTENANCES : LA DIVERSITÉ DES ÉCHELLES SOCIO-SPATIALES
3.4. CONCLUSION SUR LA TERRITORIALITÉ IFUGAO ET OUVERTURE SUR LA QUESTION DE LA COOPÉRATION DANS LES PROJETS COLLECTIFS
CHAPITRE 4. LES CÉVENNES GARDOISES – ENTRE ISOLEMENT ET OUVERTURE, DÉSTRUCTURATION ET RENOUVEAU SOCIAL
4.1. HISTOIRE DES CÉVENNES GARDOISES : DE FORTES VARIATIONS DÉMOGRAPHIQUES
4.2. ÉVOLUTION DE L’ORGANISATION SOCIALE ET TERRITORIALE DES CÉVENOLS GARDOIS
4.3. CONCLUSION SUR LES CÉVENNES GARDOISES – UN CONTEXTE FAVORABLE AUX INNOVATIONS SOCIALES ET TECHNIQUES
PARTIE 3. INSCRIPTION TERRITORIALE DES TERRASSES AGRICOLES – D’UNE DIVERSITÉ LOCALE À UNE NORME PATRIMONIALE
CHAPITRE 5. LES TERRASSES DANS LE MONDE – OUVRAGES AGRICOLES, SYSTÈMES ÉCOLOGIQUES OU PATRIMOINE ?
5.1. LES TERRASSES : UNE SOLUTION CULTURELLE ET CONTEXTUELLE POUR EXPLOITER LES VERSANTS
5.2. FONCTIONS ÉCOLOGIQUES ET RISQUES D’ÉROSION : LES CONTRADICTIONS DES TERRASSES
5.3. NOUVEAU REGARD SUR LES TERRASSES : UN PATRIMOINE À SAUVER
CHAPITRE 6. LE PAYSAGE RIZICOLE IFUGAO – D’UNE SOURCE DE NOURRITURE À UN PATRIMOINE MONDIAL
6.1. AMÉNAGEMENT DES VERSANTS DE LA CORDILLÈRE POUR CULTIVER LE RIZ
6.2. UNE GESTION HOLISTIQUE DU PAYSAGE MENACÉE PAR LE CHANGEMENT
6.3. DROIT COUTUMIER VS DROIT PHILIPPIN
6.4. LA PRODUCTION DU RIZ : ENTRE PRATIQUES CULTURALES ET PRATIQUES CULTURELLES
6.5. PATRIMONIALISATION DES RIZIÈRES IFUGAOS EN « PAYSAGE CULTUREL »
6.6. CONCLUSION – DES ÉCARTS ENTRE LES ATTENTES LOCALES ET LES EFFORTS NATIONAUX POUR LA CONSERVATION DES TERRASSES
CHAPITRE 7. LES TERRASSES GARDOISES – DE LA CONTRAINTE AUX ATOUTS D’UN PAYSAGE
7.1. AMÉNAGEMENT DES VERSANTS GARDOIS EN TERRASSES : UNE MAÎTRISE DES CONTRAINTES
7.2. CONTRAINTES AGRICOLES ET STRATÉGIES DE DÉTOURNEMENT
7.3. LA CULTURE DE L’OIGNON DOUX : UNE AGRICULTURE D’ADAPTATION
7.4. PATRIMONIALISATION DU PAYSAGE DE TERRASSES CÉVENOL
CONCLUSION – DE LA CONSERVATION DES PAYSAGES DE TERRASSES À LA VALORISATION AGRICOLE
PARTIE 4. CONSTRUCTION SOCIALE D’UN PRODUIT ET DE SON INSCRIPTION TERRITORIALE – LE RIZ TINAWON ET L’OIGNON DOUX DES CÉVENNES
CHAPITRE 8. LE « TERREAU» D’UN PROJET – STATUT DU PRODUIT LOCAL ET FACTEURS SOCIOÉCONOMIQUES
8.1. VALORISER UNE DENRÉE DE BASE ET CULTURELLE : LE RIZ TINAWON
8.2. MISE EN PATRIMOINE D’UN PRODUIT CÉVENOL DE POTAGER : LA RAÏOLETTE
8.3. CONCLUSION – DES PROCESSUS DIFFERENCIÉS POUR VALORISER UN PRODUIT LOCAL
CHAPITRE 9. STATUT DU PRODUIT ET INNOVATIONS – INVENTION DE LA TRADITION, DU LIEN AU LIEU ET DE LA QUALITÉ
9.1. TENSIONS SUR LA QUALITÉ ET LA VALEUR ÉCONOMIQUE DU TINAWON
9.2. L’OIGNON DOUX DES CÉVENNES : CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET QUALITATIVE D’UN PRODUIT
9.3. CONCLUSION – LE LIEN AU LIEU, LE STATUT PATRIMONIAL ET LA TRADITION D’UN PRODUIT LOCAL
CHAPITRE 10. LOGIQUES ET STRATÉGIES D’ACTEURS – LES JEUX DE LA TERRITORIALITÉ, DES LIENS SOCIOCULTURELS ET DU POUVOIR
10.1. ÉCHEC DE L’ORGANISATION COMMERCIALE DU TINAWON SELON UNE VISION COMMUNAUTARISTE
10.2. CONSTRUCTION D’UNE NOUVELLE ÉCHELLE TERRITORIALE DANS LES CÉVENNES GARDOISES
CONCLUSION GÉNÉRALE

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