C’est toujours avec un certain relent de passéisme que nous sommes très souvent amenés à interroger l’histoire, à réfléchir sur des cultures et des civilisations datant de plusieurs siècles, mais dont les sédiments tardent à s’effacer de la mémoire collective. A l’instar d’un palimpseste, les pages de l’histoire s’intriquent mais ne s’estompent pas. Pour éluder toutefois cette tendance au passéisme, il faut se rendre à l’évidence que le présent immédiat acquiert de l’importance parce qu’il est la synthèse de plusieurs sédiments de cultures qui s’enchevêtrent pour provoquer une tragédie ou une farce selon l’expression de Marx dans « le 18 Brumaire ». Ainsi pour nous, l’interrogation des cultures et des civilisations africaines est une forme de spéléologie des pratiques et des fins qui peuvent élargir le champ de la réflexion philosophique. Aussi nous ne perdons pas toutefois de vue le fait que cette interrogation peut prendre des allures de « la mémoire qui va chercher du bois mort ». Ce qui laisse entrevoir une part considérable de subjectivité chez le chercheur qui est enclin à un tri d ans l’univers culturel africain. Mais la réalité du terrain convoque inévitablement l’objectivité qui oriente et éclaircit l’épaisseur de cette culture faite substantiellement de réalités, de mythes, de légendes…etc. Dans cette réalité, la mémoire qui n’est pas l’imagination, ne peut rapporter ou récupérer que ce qui est, ce qui est stocké et codé de génération en génération. Le produit stocké que nous envisageons d’examiner dans cette étude est l’un des soucis majeurs de toutes les sociétés -au sens de la polis. Il s’agit des outils conceptuels par lesquels les hommes s’organisent pour acquérir une stabilité sociale, une paix durable et surtout la promotion de la personne humaine. Ce dessein d’organisation des hommes est traduit par A.N’Daw en ces termes «Partout où se trouvent des hommes apparaît le besoin de créer des rapports humains qui ne seraient ni des rapports de force ni des rapports simplement juridiques, mais des rapports humains comme tels ou rapports moraux.» (Ethiopiques, No25, 28, 1981, p17) .
Des différentes perceptions de la personne et des droits humains dans la société mandingue avant les Chartes du Mandén et de Kurukanfuga
Si nous privilégions le concept de personne au lieu d’homme, c’est à cause du caractère abstrait, vague et surtout discriminatoire en matière de genre de la catégorie « homme »qui renvoie au Mandé comme dans beaucoup de foyers africains au genre masculin. Cette détermination institue et installe une distinction comparable au principe mâle le « Yan » et au principe féminin le » yin » dans la philosophie chinoise. L’homme renvoie à l’être fort, actif courageux et clair au sens éthique du terme, alors que la femme est l’être mou, passif et sombre. La femme ne sera incorporée dans la catégorie « être humain » que lorsqu’on fait usage de l’expression «enfant d’Adam». Le caractère épicène du mot enfant absout toute distinction. L’archéologie de la culture traditionnelle mandén nous mène vers l’idée de personne : Mâ ou de personnalité : Mâya qui est un a rchétype moral que chaque individu doit se contraindre à atteindre. Ainsi on demandera toujours à un être marginal de devenir « une personne ». C’est en empruntant « l’itinéraire de la personne » qu’il peut prétendre à la protection, à l’aide, aux soins…qui sont des droits humains qui ne s’arrachent pas comme dans les sociétés modernes, mais qui se méritent. C’est ce mérite que Amadou H. Ba rapporte dans Koumen lorsque Silé passe courageusement l’une des premières épreuves de l’initiation au pastorat peul «[…] Silé était jusque là un être vivant, il est devenu une «personne » (Ba, Dieterlen, 1961, p38). Cette vision de la personne en fait un être essentiellement déterminé par les relations sociales qui selon C.A.Diop «[…]renforcent son équilibre, sa personnalité et son être » (Diop, 1981, p456.) La société traditionnelle mandingue conçoit la personne à travers un r éseau de relations de natures diverses. La personne se trouve donc au carrefour de la lignée patrilinéaire : fadenya et de la lignée matrilinéaire: badenya, de l’ethnie: si, le lu qui renvoie à la maison familiale, le sanakuya ou la parenté à p laisanterie, le tanamanyoya: une forme de totémisme entre des personnes. Ces leviers culturels incluent aussi les relations de voisinage : sigui gnogonya, les relations professionnelles: baara sira, amicales: téri sira… qui font que la personne humaine se trouve dans un espace fait de pesanteurs culturelles qui éliminent toute idée de libre arbitre. Il n’ est pas excessif de dire que dans ce contexte, plus la personne est obligée, plus elle justifie son être et son existence.
Dans cette société mandingue traditionnelle les droits humains ou les droits de la personne ne s’expriment pas à travers des structures spéciales comme les associations et organisations dans les sociétés modernes. Les différends sont résolus en famille ou par le conseil des sages sous l’arbre à palabre au sujet duquel Obenga disait «La palabre africaine est aussi une méthode philosophique et ses racines sont profondes, engendrant la paix et la beauté.»(Obenga, 1990, p147). Il faut toutefois noter que cette société traditionnelle n’exerçait pas un pouvoi r libéral, mais un pouvoir surtout contraignant. Dans tous les processus de prise de décision, c’est le groupe, la famille, le clan, la tribu qui s’imposent ou s’opposent à la personne. Par ailleurs même si la personne humaine est sacrée, cette société observe et pratique certains cultes qui exigent des sacrifices humains. Féticheurs, charlatans…s’illustrent non seulement par leur pouvoir mystique de divination mais aussi par leur capacité d’immolation des êtres humains. On peut retenir que cette société traditionnelle est bâtie sur des coutumes rigides qui se maintiennent par des rites, des croyances, des schèmes qui ne privilégient pas l’être humain pris individuellement, mais fondu dans un tissu social fait d’hommes vivants et d’ancêtres présents psychiquement parmi les vivants. Selon O.Kane, c’est par la remise à jour des « tabous » des « pratiques initiatiques » des « représentations mythiques » que la loi se maintient et s’impose à chacun. (Revue sénégalaise de philosophie, No7, 8,1985,p57 ) .
L’image de la personne et de ses d roits va subir une mutation avec la culture sarakholé de l’Empire du Ghana influencée par l’Islam. Ce que l’on peut qualifier de réforme pour cette période est la tendance à l’abandon des sacrifices humains qui heurtent le droit musulman. L’idée que le Mandénse f ait de la personne humaine change dans le sens où, la personne n’est plus seulement un composé d’éléments naturels. La tâche des érudits est d’inculquer l’idée d’une religion monothéiste avec un Dieu tout puissant créateur disposant de la vie donc de l’âme de tout un chacun. A partir du droit issu de l’Islam, il n’appartient plus à une personne d’ôter la vie gratuitement à une autre personne. La nouvelle religion importée n’abolit pas la peine de mort, au contraire elle en fait une peine légale pour les cas de meurtre.
La société mandingue va également s’accommoder du lexique arabo musulman pour nommer les sept jours de la semaine et les douze mois de l’année qui orientent la vie et les activités humaines. On aura par exemple Araba qui renvoie au chiffre trois en arabe et désigne le troisième jour de la semaine. On dira Sounkalo ou le mois de jeun. Il reste entendu que le jeun est une pratique importée par l’Islam. La cohabitation des cultures sarakholé, arabo musulmanes et des religions traditionnelles, favorise un certain épanouissement de l’être humain du poi nt de vue de sa conception et du choix de son culte. La confection des amulettes et des talismans censés augmenter ou diminuer les forces vitales d’un individu prouve que le droit traditionnel collectif n’exclut pas le droit individuel à la vie et à sa protection chez le féticheur, chez le marabout…etc. Toutefois c’est dans la manière de sauvegarder ce d roit que naîtront des divergences sociales; Soumangourou en tant que féticheur, s’oppose aux rois islamisés sur le plan culturel et sur la question de l’esclavage encouragé par ces derniers. Héros dans les sciences occultes, le roi du Sosso est présenté très souvent comme l’incarnation de la cruauté. La description de la chambre secrète de Soumangourou faite par Balla Fasséké Kouyaté, montre que la vie humaine cesse d’être une valeur. Soumangourou marque d’ailleurs sa prise de pouvoir par l’extermination quasi systématique des héritiers du r oi du M andén. Ne sommes-nous pas en face d’un plan machiavélique avant la théorie du florentin ? Quel sens peut-on donner à ces crânes humains et à ces peaux humaines qui constituent le décor chez Soumangourou ? Pour Amadou Hampaté Ba «[…]Le crâne[…]est considéré comme l’agent récepteur des forces célestes. Parmi tous les crânes, celui de l’homme est censé être le meilleur agent pour la réception et la transmission de ces forces. Les crânes des chefs ou des hommes de grande réputation sont conservés non seulement à titre de trophée, mais aussi en tant qu’agent propre à transmettre aux vivants les vertus de ces grands hommes disparus.» (Ba, 1994, p198) .
Analyse des droits humains au sein des Chartes du Mandén et de Kurukanfuga
Notre analyse résulte de deux textes -de nos jours écrits- mais recueillis dans l’oralité. Ce qui nous amène à n ous interroger sur l’authenticité des documents et les intentions véritables de Soundjata et de ses alliés. En effet, il est difficile voire impossible, par la tradition orale de conserver et de transmettre fidèlement des textes aussi légendaires et lointains comme ce pacte conclu entre les chasseurs d’une part et d’autre part le texte publié ou proclamé à Kurukanfuga ou Kankanyafuga (Diakité, 2009, p191). Cette incertitude qui naît dans le processus de conservation du mémorable est liée à la nature même de la mémoire et du procédé subjectif de transmission. Ce mode de conservation-transmission qui n’est pas infaillible est décrit par M. Diagne en ces termes « Le fait majeur dont il faut partir est que la gestion du mémorable dans une civilisation de l’oralité n’est pas confiée à quelque chose de matériel et d’objectif (à l’image d’une bibliothèque ou d’ un dépôt d’archives) avec quoi l’homme entretiendrait un rapport de pure extériorité et que son inertie même rend rassurant.»(Diagne, 2005, p275) Le passage de l’oralité à l’écriture suppose la transition d’un système de signes à un autre, d’une langue à u ne autre. De ce fait la traduction et la transcription vont de pair avec une certaine trahison de l’inspiration originelle.
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Table des matières
Introduction
Chapitre I. Des différentes perceptions de la personne et des droits humains dans la société mandingue avant les Chartes du Manden et de Kurukanfuga
Chapitre II. Analyse des droits humains au sein des Chartes
Chapitre III. De l’impact des Chartes sur la société mandingue du XIIIè siècle
Conclusion
Bibliographie
Annexes