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L’Estuaire de la Seine, une échelle d’analyse originale
Si le Pont de Normandie a donné les prémisses techniques pour un nouveau fonctionnement en plan transversal, à quelle échelle spatiale les analyses de ces changements en termes d’activités socioéconomiques se réalisent-elles? Et quels ont été ces changements ? Représentent-ils ou non des facteurs de convergences pour soutenir un nouveau territoire ? Toute échelle d’analyse n’est pas anodine. Il y a derrière une idée, un projet, dans notre cas, politique et une stratégie technique. Dans les circonstances sociales, économiques, spatiales et temporelles créées par la nouvelle connexion entre les deux rives de la Seine, Le Havre saisit l’occasion pour mettre en œuvre son ambition d’élargissement territorial vers la rive gauche. Dans cette démarche, l’AURH s’avère un outil incontournable et nous reviendrons plus largement sur ces aspects dans le Chapitre 4. Depuis 2002, l’échelle de l’Estuaire de la Seine est constituée en prenant en compte le Pays6 (structure territoriale consacrée par les lois Pasqua, 1995 et Voynet, 1999) comme « cellule » de base. Cinq Pays font partie de ce qu’on appelle le territoire de l’Estuaire de la Seine : Le Pays du Havre Pointe de Caux Estuaire, le Pays des Hautes Falaises, le Pays de Caux vallée de Seine, le Pays Risle Estuaire et le Pays d’Auge (Carte 2-2, p.90). C’est à cette échelle que les analyses ont été effectuées sur les nouvelles dynamiques installées dans l’espace estuarien après l’ouverture du Pont de Normandie. C’est également à cette échelle que notre travail de réflexion a été porté, comme terrain prédéfini par le contexte de la recherche.
Limites formelles et informelles dans l’Estuaire de la Seine
Du point de vue administratif, le territoire de l’Estuaire de la Seine est un territoire politique informel, dont la gouvernance, également informelle, est assurée par le Comité des Elus de l’Estuaire (CEE) (Chapitre 4). A la différence des quatre autres Pays estuariens qui reposent sur des structures associatives (Pays des Hautes Falaises, Pays Risle Estuaire et Pays d’Auge) ou une structure intercommunale (Pays Caux vallée de Seine), le Pays du Havre Pointe de Caux Estuaire n’a pas de structure officielle lui correspondant. Ce dernier représente le territoire du Syndicat Mixte7 du Schéma de cohérence territoriale (composé d’élus de l’Agglomération Havraise et de la Communauté de Communes Caux Estuaire8). En ce qui concerne la coopération concrète entre les deux communautés, un contrat de Pays pour la période 2009-2013 a été signé en décembre 2009. Parmi les estuaires français, celui de la Seine est très morcelé du point de vue administratif (Carte 2-2, p.90). Le maillage administratif s’avère complexe car les cinq Pays sont répartis sur deux régions : Basse et Haute-Normandie et trois départements : Seine-Maritime (76), Eure (27) et Calvados (14). Par conséquent, plusieurs administrations et systèmes d’élus occupent cet ensemble territorial informel (Tableau 2-1, p.90)
L’Estuaire, un lieu de rencontre de zones d’influence
Dans une vision régionale, voir interrégionale, l’Estuaire est un territoire « résiduel » (LÉVÊQUE, 1996, p.110) sous l’influence directe du pôle havrais et plus éloigné des pôles de Rouen et de Caen. En prenant en compte seulement les trois agglomérations de rang national, nous pouvons observer sur la Carte 2-7 leurs zones d’influence respectives à l’intérieur de l’Estuaire11.
Les zones du Havre et de Rouen se rencontrent approximativement sur une verticale passant par le Pont de Brotonne12. Avec un seuil de 25% sur la carte de gauche, une ligne de fracture apparaît entre les pôles de la Haute et celui de la Basse-Normandie. La zone en couleur claire sur la carte représente des communes partagées par leur fonctionnement entre la rive droite et la rive gauche, sans avoir une orientation prédominante vers l’un des trois pôles. Le Pays Risle Estuaire (dans sa moitié Sud) et la majeure partie du Pays d’Auge (surtout sa moitié Est) sont plus autonomes vis-à-vis des trois pôles normands.
En abaissant les seuils de dépendance à des niveaux très faibles (10%) les lignes de séparation peuvent se rejoindre et les aires d’influence s’étendent. Ainsi, sur la carte située à droite (Carte 2-7, p.95), nous pouvons observer que les bassins de Deauville / Trouville-sur-Mer et de Lisieux restent principalement tournés vers la capitale bas-normande, alors que les secteurs de Honfleur et de Pont-l’Evêque s’orientent plutôt du côté du Havre.
Dix ans après l’ouverture du Pont de Normandie, la Seine continue de représenter une ligne de fracture importante entre les deux régions en parlant de rapports d’ordre économique. Le pôle havrais se heurte à difficultés pour étendre son influence sur la rive gauche de l’Estuaire.
Une population qui se diffuse dans l’Estuaire
Entre 1960 et 2007, la population de l’Estuaire est passée de 581 000 à 611 000 habitants13. Le Havre et son agglomération concentre plus d’un tiers de la population estuarienne (246 196 habitants en 2006). Les autres communes estuariennes, dont la démographie est importante se situent dans les autres Pays : Lisieux (le Pays d’Auge), Pont-Audemer (le Pays Risle Estuaire), Bolbec (le Pays de Caux vallée de Seine) et Fécamp (Pays des Hautes Falaises) (Carte 2-8, p.97).
Du point de vue démographique, l’Estuaire de la Seine est un espace majoritairement urbain. Plus de 90% de la population vit dans des communes appartenant à un espace à dominante urbaine composé de villes-centres (telles Le Havre, Lisieux, Bolbec, Pont-Audemer) et de communes périurbaines (comme Saint- Romain-de-Colbosc).
Les derniers recensements montrent que les communes de l’Estuaire de plus de 5 000 habitants décroissent en moyenne de -0,51% par an14(en couleur bleu sur la Carte 2-9, p.97).
Les communes les plus petites (en couleur orange sur la Carte 2-9, p.97) sont celles qui ont crû le plus. Avec 259 000 habitants en 2005, la population du Pays du Havre Pointe de Caux Estuaire aurait baissé de 7000 habitants15. A l’inverse, les autres Pays ont une population qui continue de croître.
Le tourisme une activité qui ne qualifie pas l’échelle estuarienne
A l’échelle de l’Estuaire de la Seine, le tourisme constitue un élément d’innovation par l’échelle spatiale du projet. Sans être une activité inexistante dans l’Estuaire, il représente une dimension nouvelle de cette échelle territoriale, dominée par une forte activité industrialoportuaire. Dans les pages suivantes nous ferons une présentation du terrain d’étude par rapport à ce secteur d’activité. Loin d’être exhaustif, l’objectif de cette présentation est de tracer le cadre général dans lequel a émergé la réflexion sur le développement touristique et des loisirs à l’échelle de l’Estuaire.
Une activité réelle, mais inégalement répartie
Notre terrain d’étude fait partie de la Normandie « historique », la 8e destination touristique des Français31, qui regroupe les régions Haute et Basse Normandie, les seules régions de la France ayant le même Comité Régional de Tourisme (CRT).
Dans ce contexte de forte réflexion sur les changements de la stratégie économique de l’Estuaire, le tourisme, une activité économique essentielle sur la rive gauche, trouve un intérêt croissant à l’échelle estuarienne, en devenant un axe prioritaire même pour des territoires à dominante portuaire et industrielle (Pays du Havre Pointe de Caux Estuaire, Pays de Caux vallée de Seine).
« Le tourisme est une activité économique très importante en matière de création de valeur et surtout création d’emploi, dont la Haute-Normandie notamment s’est très peu intéressée pendant des décennies. Pourquoi ? Parce que nous avions en Haute-Normandie l’agriculture riche et forte, l’industrie riche et forte et que les jeunes qui cherchaient un emploi à 14 -15 ans allaient chez Renault, ou au port, ou bien on creusait la terre si on était le fils d’un agriculteur. Et on avait une vie professionnelle toute tracée, sans faire autre chose !
[…] Donc, le tourisme existait très peu ! Pas du tout en Haute-Normandie ou très peu ! C’était un sujet …Il y avait quelques intérêts, quelques projets…Bon, la crise économique venant, les flux de touristes de partout s’accélérant, les (hauts) normands ont fini par savoir que c’est un enjeu majeur ! Majeur ! Qu’on a tout l’intérêt maintenant de se tourner vers ça ! »
Le déséquilibre en termes de priorité accordée au tourisme entre les deux rives a eu comme conséquence un retard considérable en ce qui concerne l’offre d’hébergement32, la stratégie de promotion, l’observation de l’activité touristique, etc.
Pays Risle Estuaire : une offre autour de l’eau et de la campagne
Le Pays situé sur la rive gauche de la Seine, dont la Risle représente l’axe principal, a comme offre touristique les sites naturels et les zones protégées. « Les gens qui viennent en Pays Risle Estuaire cherchent la campagne. »51(Carte 2-18).
Plusieurs marais sont à découvrir. Le plus connu est le Marais Vernier qui constitue une vaste zone humide de 4500 hectares et qui représente la plus grande tourbière de France. Les trois forêts domaniales, dont celle de Montfort occupe une surface considérable du Pays, complètent l’offre touristique et de loisirs. De nombreux sentiers de randonnées (plus de 800 km d’itinéraires balisés en boucle, à pied, à cheval, en VTT) traversent le Pays et une voie verte reliant Evreux et Pont-Authou propose 42 km de balade en ligne et en site propre pour les cyclistes et les rollers.
Pays d’Auge : un tourisme consacré, une coopération difficile
Le Pays d’Auge est un Pays très touristique, mais qui est resté durant des années très fermé sur lui-même et encore, avec une collaboration difficile intra-Pays. Les nombreux offices de tourisme et syndicats d’initiative (16 au total) chargés de la promotion de l’offre touristique et de loisirs locale témoignent de l’importance que le tourisme a pour ce territoire, mais en même temps d’une individualité très affirmée. Les alliances sont peu nombreuses (Blangy-leChâteau / Pont-l’Evêque et Cambremer / Beuvron-en-Auge). D’ailleurs cette multitude de structure dépasse le nombre d’intercommunalités (12).
En regardant les cartes touristiques du Pays d’Auge (Annexe 2-1, p.465), l’impression de voir une île est frappante, dont le peu de références spatiales avec l’extérieur (le plus souvent vers la région parisienne) accentue encore plus la sensation d’isolement et la volonté de focaliser le regard du visiteur sur sa seule échelle. Sur le panneau présenté sur la Photo 2-5 (p.118), installé dans le plus grand parking d’Honfleur, à part les routes qui dépassent les limites de Pays, sans savoir leurs directions, aucune autre référence à l’extérieur n’existe.
Depuis plus de 150 ans, la Côte Fleurie concentre plusieurs stations balnéaires très fréquentées par la clientèle parisienne, mais pas seulement, au rythme de chaque weekend. Les grandes stations de Deauville, Trouville-sur-Mer, Houlgate, Cabourg ponctuent le littoral, avec leurs belles villas et leurs casinos. D’autres moins grandes s’y ajoutent comme celle de Touques, Blonville-sur-Mer, Villers-sur-Mer ou Dives-sur-Mer.
Plus proche de l’estuaire physique, Honfleur connaît depuis les années 2000 un développement important de l’activité touristique (14% de visiteurs en plus à l’accueil de l’Office de Tourisme entre 2009 et 2010)54.
Grâce à sa position géographique, ainsi qu’à la politique menée par le maire de la ville, très favorable à l’idée de l’Estuaire aux débuts du Comité des Elus de l’Estuaire, l’office de tourisme est parmi les seuls offices du Pays d’Auge qui portent une politique de partenariat avec les offices de tourisme de la rive droite et de l’arrière-pays du Pays Risle Estuaire.
Prémisses pour un développement touristique à l’échelle estuarienne
Tel que nous l’avons déjà montré dans les pages précédentes, le tourisme ne représente pas une dimension économique qualifiante de l’échelle estuarienne. Cependant, il représente une activité importante pour chaque Pays estuarien.
La clientèle de proximité et les courts séjours qui sont caractéristiques à l’ensemble de la Normandie, constituent des prémisses théoriques qui soutiennent la logique d’un développement touristique à l’échelle de l’Estuaire. Trois autres se rajoutent : le différentiel entre les lieux, la multidimensionalité des pratiques touristiques qui pourraient mettre en connexion les lieux à l’échelle estuarienne et la transversalité des espaces touristiques à l’échelle de l’Estuaire, des deux côtés de la Seine.
Le différentiel qui existe entre les lieux (Equipe MIT, p.84) de l’Estuaire peut théoriquement nourrir une attraction et soutenir le développement d’une activité touristique à une grande échelle. Mer et campagne, ville et village, zone industrielle et zone protégée, etc.
Les spécificités géographiques, historiques, culturelles et patrimoniales font la richesse et la diversité de l’Estuaire. Trois modes de « recréation » (Equipe MIT, 2002) des individus définissent les pratiques touristiques : le repos, la découverte et le jeu (Equipe MIT, 2002). Cependant, cette distinction reste très théorique car les touristes ne se limitent pas à une seule activité lors de leur séjour et en conséquence, les professionnels de tourisme sont amenés à prévoir des produits touristiques qui prennent en compte de multiples possibilités.
Par rapport à ce que nous appelons comme transversalité des espaces touristiques, l’Estuaire est concerné par trois typologies d’espace (Figure 2-2, p.131), prolongées des deux rives de la Seine et qui constituent des axes structurants pour un développement touristique à l’échelle de l’Estuaire, même si des différences existent à l’intérieur de chaque type d’espace touristique.
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Table des matières
DE L’ESPACE AU TERRITOIRE : RÉFLEXIONS, TERRAIN, METHODE
Chapitre 1 / La question du territoire en débat : état, processus, projet
1.1. L’espace géographique, un point de départ
1.2. L’homme et l’espace géographique, entre pratique spatiale et relation cognitive
1.3. Le territoire, un concept en renouvellement continu
1.4. L’idéel et le matériel, une articulation complexe quand on parle de territoire
1.5. Le territoire, entre stratégie et instinct
1.6. Comment naissent les territoires aujourd’hui en France ?
Chapitre 2 / De l’estuaire de la Seine à l’Estuaire de la Seine. Passer de l’espace au territoire par le tourisme
2.1. L’espace estuarien, un objet géographique hybride
2.2. L’Estuaire de la Seine, une échelle d’analyse originale
2.3. Le tourisme une activité qui ne qualifie pas l’échelle estuarienne
Chapitre 3 / Analyse et interprétation d’un processus de construction territoriale : éléments de méthodologie
3.1. Le travail de recherche, un aller-retour continu entre terrain et théorie
3.2. Une approche méthodologique multidimensionnelle sur un terrain unique
3.3. Le terrain vécu du géographe
3.4. « L’Estuaire de la Seine : quelle représentation ? », l’expérience d’une enquête exploratoire
3.5. Ecouter autrement l’acteur politique
PARTIE 2 PROJET TOURISTIQUE ENTRE TERRITOIRE POLITIQUE ET TERRITOIRE REPRÉSENTÉ
Chapitre 4 / Un territoire de projet pour soutenir un projet de territoire
4.1. Politique et technique, une relation symbiotique pour construire un territoire
4.2. Pour l’Estuaire, par le tourisme. Les âges du projet thématique
Chapitre 5 / L’Estuaire de la Seine, entre le regard du résident et celui de l’acteur politique
5.1. Comment le résident de l’Estuaire est-il informé sur l’Estuaire ?
5.2. Quelle représentation de l’(E)estuaire de la Seine son résident a-t-il ?
5.3. Quand l’acteur politique parle de l’Estuaire de la Seine
Chapitre 6 / Du territoire politique au territoire des résidents
6.1. Au-delà de mots, quel est le territoire des résidents ?
6.2. Les « trans-rives » sont–ils devenus les « habitants de l’Estuaire » ?
6.3. La « Destination Estuaire », quel appui dans le terrain ?
Conclusion générale
Annexes
Bibliographie
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