L’EPUISEMENT
À trente ans, j’ai dû admettre mon état d’épuisement personnel et professionnel.Dépressive, anxieuse et épuisée physiquement au point d’avoir divers troubles de santé (migraines, néphrites, hypotension, etc.), j’avais de la difficulté à planifier plus loin que le lendemain. Face à mon incapacité à mettre en action mes décisions, j’avais l’impression que ma vie avait perdu son sens. Les causes de cet épuisement ont été multiples. D’abord, mon rythme de vie était mal balancé. Seule à assumer les fardeaux financiers et psychologiques, amenés par des environnements socioéconomiques instables et de plus en plus exigeants, mes semaines de travail variaient entre cinquante-six et soixante heures. De plus, je combinais fréquemment deux emplois et des études universitaires, me laissant peu de temps pour le repos et le divertissement. Consacrant ainsi la plus grande partie de mes journées à mes milieux de travail, j’y retrouvais là presque l’ensemble de mon réseau social. Aussi, il m’arrivait souvent de traiter boulot avec mes collègues-amis durant mes temps libres. Alors avais-je noté une forme de symbiose entre moi et le milieu de travail, marquée par l’usage du « nous» lorsque que j’y faisais référence. Les demandes qui m’étaient faites m’apparaissaient similaires à celles dictées à mes collègues. Nous répondions aux mêmes exigences. Je voyais chacun d’entre eux tenter de les rencontrer à sa façon. Or, le rythme dans lequel j’évoluais me semblait normal. Conséquemment, pour atteindre mes objectifs, je continuais à redoubler d’ efforts afin que mes handicaps visuels et moteurs n’affectent pas mon rendement et la qualité de mes interactions socioprofessionnelles. C’ est dans mon rôle de coach en qualité de service pour une multinationale que j ‘ ai réalisé à quel point le rythme toujours croissant à maintenir, autant dans nos vies professionnelles que personnelles, était « anormal ». En accompagnant des collègues, dont le rendement et la performance variaient selon l’influence de divers facteurs de stress (famille, santé, logement, vie académique, etc.), je constatais aussi ma vision erronée de ce qu’une personne « normale » était en mesure d’accomplir au travail. Comme moi, plusieurs de mes collègues, ayant ou non des limites physiques ou autres, se disaient essoufflés et surchargés par les responsabilités associées à leurs nombreux rôles (employé, conjoint, parent, étudiant, bénévole, etc.). Leurs horaires trop chargés, ils n’ avaient guère de temps pour résoudre leurs problèmes personnels. Eux aussi, à mon bureau, faisaient état de détresse psychologique affectant la qualité de leur travail : anxiété, dépression, fatigue, troubles de santé physique, etc.
LA PROSOPAGNOSIE
Les conclusions d’une évaluation neuropsychologique complète, effectuée dans le cadre d’une recherche par le Docteur Robert Laforce Jr, en 1999, démontrèrent que les fonctions neurologiques de l’hémisphère droit de mon cerveau sont plus détériorées que les fonctions de l’hémisphère gauche. Il nota, entre autres, des difficultés visuelles (troubles perceptuels et associatifs), de paraphasie (trouble du langage caractérisé par la substitution d’un mot à un autre ou d’un phonème à un autre), d’équilibre, d’attention, de concentration, de dextérité fine et de sensibilité. Le point le plus fascinant, rapporté par le Docteur Laforce Jr, fut la présence de la prosopagnosie, marquée par la conservation des habilités à reconnaître les formes, les couleurs et les objets avec l’absence de reconnaissance de petits détails visuels. La prosopagnosie est un trouble de reconnaissance des vIsages familiers. Les premiers cas rapportés remontent à la seconde partie du XIXe siècle, toutefois le neurologue allemand Joachim Bodamer est le premier à avoir utilisé le terme prosopagnosie, en 1947. Ille forma à partir des mots grecs prosopon (visage) et agnosis (absence de connaissance), soit l’absence de la connaissance des visages (Rossion 2008). En anglais, l’expression «faceblindness » est aussi couramment utilisée (Prosopagnosia Reseach Center, 2009). Dans le cadre d’un numéro de Cerveau et Psycho, le magazine de la psychologie et des neurosciences, consacrant un dossier sur la vision et la reconnaissance, l’éditorialiste, François Pétry, écrit: Reconnaître un visage implique que les signaux visuels soient captés, transmis, analysés et que le résultat soit comparé avec les visages mémorisés. Alors, vient l’identification. Tout cela a lieu en une fraction de seconde, et l’on identifie immédiatement des dizaines de personnes, quelles que soient les conditions, qu’il fasse sombre, que l’on n’ait pas revu cette personne depuis des années, qu’elle ait maintenant les cheveux courts ou teints, qu’elle porte des lunettes. (Pétry, 2008, p.1) À l’intérieur de ce même numéro, le neurophysiologiste, Dr Bruno Rossion, précise dans son article intitulé « La reconnaissance des visages » : Lorsqu’à la suite d’une lésion cérébrale, ces processus sont perturbés, notre système de reconnaissance visuelle peut être capable de compenser ces déficits pour tous les objets, à l’exception des visages. Cette conception qui met l’accent sur les rôles critiques de certaines régions cérébrales est en accord avec le fait, d’une part, qu’il n’existe aucune région du cerveau sensible uniquement aux visages, et, d’autre part, qu’il existe néanmoins des cas de prosopagnosie pure. Ces patients peuvent être capables de connaître des objets en faisant appel à des mécanismes qui sont insuffisants pour la reconnaissance des visages. (Rossion, 2008, p. 60) La prosopagnosie est la séquelle neurologique avec laquelle j’ai le plus de difficulté à composer. Elle a un impact sur mes interactions sociales, mes sentiments d’appartenance ainsi que mon sentiment d’identité propre. Il m’est non seulement difficile de reconnaître les personnes, maiS aUSSI de déterminer leur sexe, leur âge, leurs humeurs et leurs expressions faciales.
RECONNAISSANCE: LA FORMULATION D’UN PROJET DE RECHERCHE
La maîtrise en étude des pratiques psychosociales s’est présentée sur mon chemin sans crier gare. Je m’y étais inscrite tardivement, espérant gagner quelques notions en intervention psychosociale, tout en étant à la recherche d’emploi. Une fois le marché du travail réintégré, je prévoyais quitter le programme.En racontant mon histoire de vie aux étudiants et professeurs, je déployai les bases d’une problématique psychosociale singulière et d’actualité: les expériences vécues en tant que personne vivant avec des troubles neurologiques lui confèrent sa singularité et celles liées à l’épuisement, son actualité. Une réalité aux besoins d’attention criants, forgée à même deux handicaps que l’on préfère la plupart du temps tenir dans l’ombre: l’intégration sociale de personnes neurologiquement atypiques et l’épuisement professionnel. S’appuyant sur mon intention de retourner à l’emploi, mes professeurs m’aidèrent à en faire une question de recherche. «Une fois le burnout constaté, comment réintégrer le marché du travail de façon à éviter un second épuisement?» Il fallait prendre en considération mon profil neurologique et ses impacts sur mon quotidien, bien sûr, mais cette démarche pouvait aller beaucoup plus loin me disait-on, particulièrement concernant la prosopagnosie.Bien que je n’ aie appris le nom de cette condition qu’ à l’âge de 24 ans, j ‘ai constaté très jeune sa rareté et l’incompréhension qu’ elle suscitait chez les gens que je côtoyais. Avec les années, j ‘ ai développé un grand nombre de stratégies pour compenser mes manques de reconnaissance des visages et autres petits détails visuels, tout comme je l’ ai fait pour mes troubles de sensibilité, manques d’équilibre ou de douleurs chroniques. Je contrôlais assez bien mes stratégies pour reconnaître mes parents, amis et collègues bien connus. Mais qu’en était-il vraiment? Mes stratégies n’ étaient pas toujours fiables, m’ amenant à vivre beaucoup d’insécurité et à fuir les situations sociales où je risquais de rencontrer des personnes connues. En même temps, elles m’ apportaient une connaissance de l’ autre de façon bien particulière. Sensible à tout changement d’attitude, de comportement, d’ apparence ou d’ état d’être (autant chez une personne que dans mon environnement physique), je savais établir des repères accolés à mon entourage, ce que j ‘ appelle plus régulièrement des constances identitaires. Ceci dit, que connaissais-je vraiment sur ces stratégies ? Comment les avais je développées? Quelle était l’ étendue de leurs champs d’action sur ma pratique de vie? Réussissaient-elles à réduire mon stress? Étaient-elles limitées à la reconnaissance des visages ou agissaient-elles sur l’ensemble de mes capacités à reconnaître ? Quels impacts avaient-elles sur mes décisions? Modifiaient-elles ma représentation du monde ? Influençaient-elles ma façon de me reconnaître en tant que personne ayant des forces, des faiblesses et des besoins? Comment pouvaient-elles m’ aider ou me limiter dans ma réintégration professionnelle ? Bref, que pouvais-je apprendre de ces stratégies?
PHENOMENOLOGIE HERMENEUTIQUE
Il a été mentionné plus haut que l’épistémologie constructiviste considère comme « connaissance » le produit d’une expérience à laquelle nous avons su nous adapter, malgré les forces et les limites imposées par notre environnement. Le processus implique que nous comparions chaque nouvelle expérience à des constructions antérieures. Dans le même filon, Paul Ricœur (1990) propose que tout ce que nous conscientisons est préalablement organisé suivant le processus réel de la « perception» interne, c’ est-à dire l’ enchaînement causal des idées, des émotions et des désirs, qui peuvent être admis ou ignorés (Ricœur, 1990, p. 26). Proclamer ainsi la phénoménalité du monde intérieur, c’ est d’abord aligner ce dernier sur le monde extérieur, dont la phénoménalité ne signifie aucunement objectivité au sens Kantien, mais précisément « arrangement, simplification,schématisation, interprétation; pour comprendre ce point, il faut avoir à l’esprit l’ attaque sur le positivisme; là où celui-ci dit: il n’y que des faits, Nietzsche dit: des faits, c’ est ce qu’il n’y pas, seulement des interprétations.Ricœur (Fœssel et Lamouche, 2007) postule que dès que nous commençons à réfléchir, nous réalisons que nous appartenons à un monde déjà existant avant notre avènement. Cet appartenance, nous dit le philosophe, nous ne pouvons y référer qu’ à travers le langage, qui lui aussi nous précède. D’ ailleurs, selon lui, le monde se livre moins dans la perception que dans les signes que nous employons pour l’appréhender, d’où la nécessité de recourir à une herméneutique, une théorie sur l’art d’interpréter. Une « phénoménologie herméneutique» fait donc référence à une philosophie qui mène de concert interprétation des textes et de ce qui se montre à travers eux. Par l’usage de signes, de mots, de phrases et de textes, le langage a codifié notre perception du monde pour la rendre compréhensible. « Comprendre », c’est traduire les unités de langage par lesquels notre expérience s’articule pour en dégager le sens (Fœssel et Lamouche, 2007). Porter une expérience au langage n’est pas la transformer en autre chose, précise Ricœur, c’est la faire devenir elle-même par son déploiement. « La phénoménologie commence lorsque, non contents de ‘vivre’ – ou de ‘re-vivre’ -, nous interrompons le vécu pour le signifier », écrit le philosophe (Fœssel et Lamouche, 2007, p. 83).User du langage n’est toutefois pas une activité facile puisque décoder les unités de sens demeure sujet à interprétation. De plus, tel que nous fait remarquer Ricœur (Fœssel et Lamouche, 2007), par l’emploi de synonymes et de la reformulation – voire le recours à une autre langue -, il est toujours possible de dire la même chose autrement. Or, paradoxalement, le défi qu’est l’interprétation des signes peut être fort révélateur pour le sujet faisant de sa vie l’intrigue d’une histoire. D’un côté, la compréhension de soi passe par le détour de la compréhension des signes de culture dans lesquels le soi se documente et se forme; de l’autre, la compréhension des textes n’est pas à elle-même sa fin, elle médiatise le rapport à soi d’un sujet qui ne trouve pas dans le court-circuit de la réflexion immédiate le sens de sa propre vie. Ainsi faut-il dire, avec une égale force, que la réflexion n’est rien sans la médiation des signes et des œuvres, et que l’explication n’est rien si elle ne s’incorpore à titre d’intermédiaire dans le procès de la compréhension de soi; bref dans la réflexion herméneutique – ou dans l’herméneutique réflexive -, la constitution du soi et celle du sens sont contemporaines. (Fœssel et Lamouche,2007, p. 89-90) C’est dans la relation qu’il développe avec sa propre histoire que le sujet se construit en tant que tel. La distanciation formée entre lui et l’identité narrative constituée est suffisante et nécessaire pour que s’installe une dialectique entre le maintien en soi (mêmeté), assurant le soi de l’identité de son existence, et le mouvement hors de soi (altérité), permettant le retour réflexif sur soi-même (ipséité) (Delory-Monberger, 2000).
|
Table des matières
REMERCIEMENTS
AVANT -PROPOS
RESUME
ABSTRACT
LISTE DES EXTRAITS DU JOURNAL DE RECHERCHE, DES ILLUSTRATIONS ET DES REPRÉSENTATIONS IMAGÉES
LISTE DES TABLEAUX ET FIGURES
INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 1 LES ABSENCES DE RECONNAISSANCE
1.1 SUR LE CHEMIN DE L’ÉCRITURE
1.2 DE LA PROSOPAGNOSIE À L’ÉPUISEMENT: UNE HISTOIRE RACONTÉE
CHAPITRE 2 IGNORER SES HANDICAPS CACHÉS
2.1 L’ÉPUISEMENT
2.2 LA PROSOPAGNOSIE
2.3 RECONNAISSANCE: LA FORMULATION D’UN PROJET DE RECHERCHE
CHAPITRE 3 ÉPISTÉMOLOGIE ET MÉTHODOLOGIE
3.1 POSTURE ÉPISTÉMOLOGIQUE
3.2 PHÉNOMÉNOLOGIE HERMÉNEUTIQUE
3.2.1 RÉCIT DE VIE
3.3 DES OUTILS MÉTHODOLOGIQUES
3.3.1 LES RÉCITS PHÉNOMÉNOLOGIQUES DE MOMENTS BIOGRAPHIQUES INTENSES
3.3.2 LES DIALOGUES RÉFLEXIFS
3.3.3 REPRÉSENTATIONS IMAGÉES
3.3.4 LES EXTRAITS ROMANCÉS DU JOURNAL DE RECHERCHE
CHAPITRE 4 LES VAGUES DE DONNÉES
4.1 LES CARTES: REPRÉSENTATIONS IMAGÉES
4.2 LES VOIX DES SIRÈNES: LES DIALOGUES RÉFLEXIFS
4.2.1 ERRER
4.2.2 PARLE-MOI DE VENDREDI SOIR
4.2.3 RAPPORT À L’INTENSITÉ
CHAPITRE 5 NAVIGUER À L’ESTIME
5.1 RÉCIT D’UN NOUVEAU VOYAGE
CHAPITRE 6 RETOUR SUR LE PARCOURS DE LA BRUME DU MATIN
6.1 ME RECONNAÎTRE AUTREMENT
6.1.1 LA RECONNAISSANCE PHYSIQUE
6.1.2 RECONNAÎTRE: ADMETTRE ET ACCEPTER
6.1.3 RE-CONNAITRE
6.1.4 LA RE-CON-NAISSANCE
6.1.5 RECONNAÎTRE: AVOIR DE LA GRATITUDE
6.2 COMPRENDRE ET FREINER L ‘ÉPUISEMENT
6.3 L’INTÉGRATION DE LA NOUVELLE PRATIQUE
CONCLUSION
ANNEXE 1: GLOSSAIRE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Télécharger le rapport complet