De l’enfance mouvementée à la quête de soi
L’enfance occupe une place importante dans les écritures intimes notamment dans l’autobiographie. Comme le souligne Francine Dugast : « l’enfance narrée permet de retrouver les sources de l’être, de renouer dans tous les domaines avec cette Ŗpremière foisŗ dont les rites d’initiation montrent l’importance dans le psychisme humain » . Autrement dit le récit de l’enfance permet de plonger à l’intérieur de soi, de déterrer les souvenirs enfouis afin de mieux construire son identité immédiat. Mais semble-t-il que ceci n’est pas vraiment en phase avec les personnages de notre corpus, dès lors qu’un retour dans le passé révèle un conflit identitaire lié aux origines et à un moi fragmenté. En effet, dans le Baobab fou de Ken Bugul et le Garçon manqué de Nina Bouraoui, l’enfance révèle des angoisses et des obsessions que la vie adulte ne comble pas, bien au contraire, elle est même la parfaite illustration de ces troubles. C’est ainsi que nous essayerons de voir comment l’enfance mouvementée entre la sexualité et une identité flou pousse à la quête de soi.
L’auteur du Baobab fou fait partie des premières femmes à écrire des autobiographies, mais sa particularité réside dans le franc-parler de son récit de vie. Dans son ouvrage que l’on peut considérer autobiographique en se basant sur les noms du personnage et de l’auteure du livre elle-même, de la narratrice, du récit introspectif, elle dessine le parcours de sa vie de l’enfance à l’âge adulte marqué par « le départ de la mère » qui est devenu le leitmotiv du récit. Tout ce qu’elle fait ou dit tourne autour de l’abandon de la mère. C’est un traitement qui montre le lien brisé, l’enfance non-vécu et la recherche effrénée de repères affectifs pour mettre fin à « la solitude qui s’empare de l’être quand l’enfance lui est ravie » . En effet, séparée de la mère elle est dans une solitude absolue avec un père, vieux, « entièrement consacrée à la prière » et qui ne pouvait s’occupait d’elle. Ken Bugul se retrouve toute seule dans la maison familiale malgré les autres présences physiques (la coépouse de la mère, le père et le reste de la famille), même un an après avoir rejoint la mère le lien n’est pas rétabli, car celleci l’avait remplacée avec sa petite fille donc elle est définitivement seule : « quand j’avais rejoint la mère, elle avait fait la substitution. Ma mère n’est plus. Il ne me reste plus que la mère. » Ces phrases brèves en disent plus qu’il n’en faut sur la détérioration de la relation mère-fille ; le soulignement du pronom possessif « ma » par l’italique accompagné de la négation « n’est plus » montre la mort symbolique de la mère pour Ken Bugul et par la même occasion la rupture totale du dernier fil qui retenait cette relation et l’espoir de renouer avec cette nouvelle retrouvaille s’éteint. La restriction «ne…plus » montre que la mère laisse place à la génitrice uniquement. Ainsi un nouveau lien se tisse-t-il, où les seuls sentiments qui l’animent sont le désespoir et la solitude. Elle vit désormais au sein de sa famille comme une étrangère, se sentant mal-aimée. En fait le choix même du nom du personnage « Ken Bugul » en dit long sur ses sentiments : Ŗcelle dont personne ne veutŖ. Aussi la psychose de l’abandon, et le désir d’être aimé la pousse à des extrémités sans pareilles comme elle le dit dans ces lignes : Abandonnée, je me sentais sans l’affection des miens, sans repères émotionnels […] je cherchais toute l’enfance dans toutes les situations que je vivais dans le pays du remplacement où je m’abandonnais dans le tragique depuis le départ de la mère.
En outre elle tente de reconstruire le lien brisé par une relation transférentielle dans toutes les rencontres qu’elle a faite en Occident. En réalité ayant renié ses origines pour les Gaulois qu’elle considère comme ses ancêtres, Ken Bugul sombre dans la décadence de cet Occident tant convoité dans le seul but d’être reconnue et acceptée comme un des leurs. De fait, ce qui sous-tend ce déracinement est la quête d’une généalogie à défaut de « pouvoir reconnaitre chez les siens, les liens vrais qui façonnaient et pouvaient guider les destins ». Les rapports avec la famille sont constamment gelés, aucun semblant d’affection, le fossé qui la sépare de sa famille se creuse de plus en plus. Il ne laisse place à aucun lien possible, pas d’attachement maternel encore moins fraternel : « le frère n’était pas présent quand je suis née. Je n’avais jamais joué avec lui. Je ne lui avais jamais parlé, à part une salutation timide presque soufflée » . La négation « ne… jamais » montre qu’elle n’a aucun lien avec lui sauf celui du sang. On remarque que le silence régit les rapports avec sa famille et sa communauté cela entraine une impossible intégration en témoigne ce sentiment profond de « mal-aimé » toujours présent en elle. Or la communication permet à deux pôles d’interagir, de donner et de recevoir ainsi le souligne Rodah Sechle-Nthapelelang
[elle] revêt la fonction de souder la société car les informations sont transmises et tout le monde se trouve au même niveau. La culture passe par ce partage qu’est la communication, son expression est rendue publique et l’apprentissage de la culture est transmis à travers la communication. L’identité dans le sens de la « mêmeté » le sens d’appartenir à un groupe se forge à travers la communication jusqu’à parler le même langage, la même langue.
La relation entre Ken et sa famille est marquée par l’incommunicabilité et cela l’exclu du cercle familial. Elle empeche sa formation culturelle, son identité ; le sentiment d’appartenir à la communauté du Ndoucoumane, africaine par extension est biaisé. Même si, il faut préciser que son exclusion date depuis la naissance quand les autres ont préféré aller au baptême de la nièce plutôt que du sien parce que ses parents sont vieux. Le départ de la mère fut le coup de grâce dans son étrangeté. Ken Bugul est un solitaire qui vit seule ses succès, ses rêves et sa souffrance. La grand-mère maternelle qui aurait pu être un secours émotionnel la méprise à cause de l’école française ; on constate donc que l’environnement dans lequel elle vit est peu favorable à son désir profond d’être aimée ainsi le dit-elle
Moi qui avais rêvé d’un foyer, d’un père, d’une mère, d’ancêtres(…). Je commençais à trouver le milieu dans lequel j’évoluais solitairement, sans liens profonds et nécessaire qu’un bouleversement de l’ordre des choses avait annihilé non propice à l’épanouissement que j’ambitionnais.
Ce vide des liens brisés qu’elle tente de combler et ce besoin incontrôlé de s’identifier à un groupe répond au processus de socialisation de l’individu à un groupe afin de compléter une partie de son identité : celle que lui attribue la société en l’intégrant et lui assignant une place fixe. Car l’appartenance à une nation ou un groupe communautaire donne l’assurance d’un repère social ou généalogique. Repère qu’elle tente de retrouver dans les souvenirs de l’enfance et qui pourtant ne lui laisse aucun répit. Car elle fait ressurgir les manquements qui font que celle-ci est teintée de cette innocence pure que la socialisation souille. Tout comme l’enfance l’identité est en perpétuel devenir. Les troubles vécus a bas âge la fragilise et rend difficile la construction identitaire. L’aliénation de Ken vient de son enfance et elle tente de substituer ces ratages avec l’eldorado : l’Europe. On note dans le Baobab Fou l’importance que l’enfance occupe dans la vie du personnage et dans le façonnement de sa personne. Tiraillée entre une enfance marquée par une sexualité précoce d’abord imposée puis vécu plus par curiosité et aussi par l’abandon de la mère qui représente la génitrice, l’éducatrice, la référence et le repère émotionnel. Les relations heurtées avec la mère ont fait que Ken a raté son éducation sexuelle qui la poursuivra dans sa vie adulte et détermine même plus tard sa sexualité bizarre.
Le travestissement du moi
Aux prises à un moi altéré par l’impossibilité même de s’assigner un place fixe, une corporalité, l’être-deux se perd dans ses contradictions car étant sans visage. Par être-deux j’entends « un individu appartenant à deux entités culturelles ou généalogiques différentes, sans possibilité choisir et qui subit cette position d’intermédiaire » . Pour pallier à ce manquement, il est obligé de porter des masques afin de pouvoir jouer sur le clavier social et identitaire. Le désir d’être quelqu’un d’autre leur fait nier qui ils sont en réalité. Cependant cette imitation de l’autre sans l’être crée une étrangeté encore plus profonde, car l’option du masque implique l’imitation d’autrui et cela équivaut à une caricature donc fit perdre l’essence laissant place à une coquille vide. Ce vide les pousse dans l’abime de l’aliénation ou de la subversion de soi, à l’instar de Ken Bugul dans Le Baobab Fou et Nina Bouraoui dans le Garçon manqué. En effet dans Le Baobab Fou, le personnage-narratrice subit l’aliénation de sa propre personne, à différente niveau.
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : L’ENTRE-DEUX CULTUREL
CHAPITRE I : LA PARODIE DU MOI
1-1De l’enfance mouvementée à la quête de soi
1-2 Le travestissement du moi
CHAPITRE II : LE COMPLEXE DE LA LANGUE
2-1 La langue de l’autre
2-2 Etranger chez soi et chez l’autre
DEUXIEME PARTIE : UNE ECRITURE THERAPEUTIQUE
CHAPITRE III : ENTRE AUTO-THERAPIE ET AUTO-EXORCISME
3-1 La voix des femmes
3-2 Une plume soignante
CHAPITRE IV : LE RENOUVELLEMENT ESTHETIQUE
4-1 La narration
4-2 L’hybridité générique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIES