De l’élément de packaging à l’objet culturel
« La valeur œnologique n’est qu’une dimension du millésime, pas même, peut-être, la plus importante. On boit de la commémoration et de la remémoration. On boit l’année d’une naissance, d’un mariage, un événement historique, un passé imaginé ou impensé qui s’incarne ainsi dans le corps et l’être d’un buveur. Le vin est une machine à remonter le temps mais aussi à faire voyager le temps en nous : nous ramenons du passé dans le verre comme au bout d’un hameçon. » .
Appréhendée au premier regard sous son angle purement commercial, l’étiquette de vin est avant tout un objet de communication et de marketing, un élément qui nous paraît trivial alors qu’il est pourtant essentiel s’agissant du packaging du vin. Cachant bien plus que les informations précisément mentionnées, il s’agirait en définitive d’un objet infra-ordinaire, porteur de sens et pourvoyeur d’imaginaires collectifs. Si la visée commerciale de l’étiquette de vin est indéniable, nous nous rendons finalement vite compte qu’elle dépasse largement cette dimension, devenant un authentique objet culturel.
L’Étiquette de vin, un outil de communication et de marketing infra-ordinaire
Accolée à une bouteille, l’étiquette forme le véritable packaging du vin, aux côtés de la capsule et du bouchon. Compte tenu des informations qu’elle mentionne, nous pourrions même affirmer qu’il s’agit non pas d’un constituant parmi d’autres, mais bien de l’outil le plus essentiel du packaging du vin. Elle est le premier media de ce produit.
Les Fonctions primaires de l’étiquette de vin
En reprenant la définition du packaging donnée dans le Mercator, nous constatons que l’étiquette n’est évidemment pas ce qui permettra de protéger, stocker, transporter ou faciliter la présentation en linéaire du vin. En revanche, c’est bien l’étiquette qui facilite l’utilisation et l’identification du vin par le consommateur. Ainsi, Jean-François Bazin affirme que le vin « possède une identité [et] procède d’une origine. Sous le verre de la bouteille, la robe ne montre guère à l’œil ses défauts ou ses attraits. Sous le bouchon de la bouteille, le bouquet garde ses secrets. » En d’autres termes, « l’étiquette ressemble à notre carte d’identité. Elle doit indiquer ce qu’il y a dans la bouteille, ce qui est indispensable de connaître, ce que confirmera éventuellement le moment de la dégustation. » Attestant de l’identité du liquide que la bouteille renferme, l’étiquette permet à un vin d’être reconnu par le consommateur, apportant des informations précises à son propos – de même que la forme de la bouteille pourra traditionnellement renseigner le consommateur sur la provenance régionale, mais n’en dira pas plus. Avant tout le lieu des mentions légales, elle répond à des conventions précises et rassemble les mentions obligatoires établies par la loi, à l’exception de la capsule sur laquelle est apposé le timbre fiscal, rendue facultative le 1 er juin 2019. Quelle que soit la catégorie du vin, ces mentions obligatoires sont, en France et au sein de l’Union Européenne, au nombre de onze : le nom et l’adresse de l’embouteilleur considéré comme le responsable du vin – pour plus de traçabilité, les pouvoirs publics ont rendu également obligatoire le numéro de lot ; le volume ou la contenance de la bouteille ; le degré d’alcool, qui peut donner un indice sur le style du vin, léger ou corsé ; les messages de prévention sanitaire, notamment destinés aux femmes enceintes pour qui la consommation d’alcool est fortement déconseillée ; la catégorie du vin, telle que AOP/AOC, IGP, vin de pays ou encore vin de France, qui indique la place d’un vin dans une hiérarchie qualitative officielle – quand un vin appartient aux deux catégories supérieures avec indication géographique (AOC ou IGP), la région d’origine du vin doit être obligatoirement précisée ; et enfin le pays de provenance. Tant qu’elles apparaissent de manière lisible sur la bouteille, la place de ces informations a peu d’importance et découle de raisons graphiques et visuelles propres au packaging. À ces mentions obligatoires peuvent venir s’ajouter d’autres mentions facultatives très répandues dont le nom du domaine, le nom de la cuvée ou encore le millésime – ce dernier étant précisément réglementé, il est toujours indiqué sur les étiquettes des crus classés alors que d’autres vins moins prestigieux ne l’affichent pas toujours – ainsi que des mentions libres et des mentions réglementées, juridiquement protégées par l’Union Européenne.
L’ensemble de ces informations, légales ou non, peuvent être intégrées sur une même étiquette ou peuvent au contraire être réparties sur l’étiquette et la contre étiquette, cette dernière étant disposée à l’opposé de l’étiquette principale. Il en existe deux sortes, que nous appellerons la contre-étiquette légale et la contre-étiquette informative. La première répond à un désir d’épuration, qui consiste à rassembler toutes les informations nécessaires sur la contre-étiquette – prenant ainsi un statut officiel – de sorte que l’étiquette de face attire l’œil du consommateur par son seul design graphique, sans rien dévoiler du vin. Parfois semblable à une véritable petite fiche technique, la seconde, quant à elle, apporte des informations supplémentaires sur les caractères du vin, les cépages utilisés, le mode d’élaboration et de vinification, les conseils de dégustation, le terroir et la description d’une parcelle ou encore les conseils et perspectives de garde. N’étant pas réglementée, la contre-étiquette permet également de s’adapter aux différents marchés auxquels un vin s’adresse. En effet, l’on constatera que le packaging peut changer selon les pays de consommation et ainsi s’adapter à une clientèle ciblée. Et ce parce que les acheteurs et consommateurs de différentes nationalités ne rechercheront pas la même information, en raison d’une approche très différente de la consommation et du produit. Par exemple, ce sera plutôt l’appellation qui comptera pour les Français, tandis que les Américains prêteront plus d’attention au cépage . De la même manière, au sein même de l’Europe, les consommateurs ne regarderont pas la même chose : « Au Nord, on croit à la chimie, au Sud à l’alchimie. Néerlandais, Scandinaves et Britanniques veulent de l’étiquetage informatif, qui détaille la composition des mets et des vins. Français, Italiens, Espagnols, eux, croient au terroir, à l’authenticité et donc à l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC). » Fort de ces informations et de ces règles légales, libre ensuite au producteur d’indiquer arbitrairement ce qu’il souhaite sur ses étiquettes et de laisser cours à sa créativité graphique. L’on constera cependant que l’étiquette de vin – rouge, dans le cas présent – est un objet profondément normé, à cause des mentions légales évidemment, mais également par sa forme qui diverge rarement du carré ou du rectangle.
Concernant notre sujet d’étude, existe-t-il des règles et mentions spécifiques aux étiquettes des grands vins de Bordeaux et plus précisément à celles des Grands Crus Classés en 1855 ? D’un point de vue légal, non. D’un point de vue traditionnel en revanche, certaines choses sont entrées dans l’usage courant. Par exemple, si elle n’est pas obligatoire et n’est pas non plus propre au Bordelais, la mention de « château » apparaît très souvent sur les étiquettes des vins de Bordeaux, où les propriétés viticoles et les vins qui en sont issus sont désignés par ce terme. Cette mention traditionnelle s’explique par l’avènement de la région durant le XIXe siècle, période durant laquelle le Bordelais s’est couvert de belles propriétés, associant vignes, chais et belles demeures d’habitation. Depuis lors, le terme est resté attaché à la région. Il est admis dans l’imaginaire commun qu’un vin de château est traditionnellement un vin de Bordeaux – et ce peu importe la renommée du vin – même si cela est de moins en moins le cas aujourd’hui, de multiples propriétés françaises ou étrangères s’appropriant à leur tour l’imaginaire positif lié à un tel terme. Quoi qu’il en soit, l’usage du terme « château » continue de profiter aux vins du Bordelais et est largement répandu parmi les grandes propriétés et Grands Crus Classés du Médoc. Au même titre que « grands vins de Bordeaux », cette mention apparaît comme un véritable logo qui participe largement à construire la « marque Bordeaux ».
Étiquette de vin et infra-ordinaire
Si les deux premiers attributs de l’étiquette sont l’authentification et l’information, ce petit morceau de papier constitue également un support publicitaire destiné à encourager la diffusion du vin. Dès lors, chaque région, chaque AOC ou chaque propriété est libre de s’approprier les codes de l’étiquette comme elle l’entend pour toucher un public donné et ciblé. Forte de cette visée commerciale, l’étiquette de vin établit ainsi un « contrat de communication à valeur informative non-vérifiable ». En effet, le consommateur n’a d’autre choix que de croire l’étiquette sur parole. Les informations qu’elle indique ne sont pas immédiatement vérifiables et ne le seront que lors de la dégustation du vin, c’est-à-dire lors de la disparition du produit lui même. De fait, les éléments présents sur l’étiquette sont porteurs de croyances, induisant un contrat de confiance implicite entre le producteur et le consommateur. Tous deux ont conscience de la double finalité de l’étiquette : dire et montrer ou l’information et l’apparence. La complexité du vin doit donc s’exprimer en condensé, ce qui explique différents niveaux de lecture. Comme tout packaging, la surface limitée disponible conduit à l’établissement de code rigoureux, de hiérarchies déterminées et d’un système de langage particulier. François Guichard estime ainsi qu’il est possible d’appréhender l’étiquette de plusieurs manières : « Il y a ce qu’elle dit du vin qu’elle présente, et la façon dont elle en parle ; il y a aussi ce qu’elle sous entend, ou qu’elle insinue ; il y a encore la manière dont elle le met en scène, son jeu de théâtre. Et il y a, tout autant, ce que l’on peut deviner par une lecture « en creux»: ce que l’étiquette ne nous dit pas, voire ce qu’elle cache. » En d’autres termes, l’étiquette de vin est un véritable outil de communication et de marketing qui choisit sciemment ce qu’elle veut indiquer et raconter du vin qu’elle présente. Devenant de fait un facteur de préférence, elle vise à orienter le choix du consommateur, qui se rattachera généralement à ce qu’il connaît déjà – un nom de domaine, une marque, une appellation – ou à ce qui attirera spontanément et immédiatement son œil, sans trop s’attarder.
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Table des matières
Introduction
I. De l’élément de packaging à l’objet culturel
a. L’Étiquette de vin, un outil de communication et de marketing infra-ordinaire
1. Les Fonctions primaires de l’étiquette de vin
2. Étiquette de vin et infra-ordinaire
b. La Double mise en culture du vin
1. L’Étiquette comme seconde mise en culture du vin
2. Un outil de storytelling
3. Un objet identitaire
c. L’Institutionnalisation de l’étiquette de vin
1. L’Étiquette de vin comme mastodonte de la communication
2. L’Institutionnalisation par la collection
II. Identification, distinction et affirmation : la construction d’une image de marque
a. Signes et symboles au service de l’identification
1. Différents schémas d’étiquettes
2. Les Grands Crus Classés du Médoc : produire des représentations sociales spécifiques grâce à des codes visuels singuliers
b. La Distinction comme procédé de construction d’image de marque en vue de
l’affirmation d’une souveraineté
1. La Charge évocatrice d’un nom
2. La Distinction par l’art, les crus de la baronne Philippine de Rothschild
3. L’Affirmation d’une souveraineté
III. L’étiquette de vin comme représentation d’enjeux économiques et sociaux
a. L’Étiquette de vin comme objet de valorisation
1. Témoigner du prestige du vin
2. L’Étiquette de vin comme objet de valorisation sociale
b. Faire vendre
1. Créer du lien
2. La Relation aux Grands Crus Classés du Médoc
c. Assurer la pérennité des Grands Crus Classés du Médoc
1. La Place des Grands Crus Classés dans les marchés bordelais, français et mondial
2. La Communication des grands vins du nouveau monde : entre stratégie de différenciation et d’imitation
3. Quel avenir pour les Grands Crus Classés du Médoc ?
Conclusion
Bibliographie
Analyses sémiotiques
Annexes
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