Par : Moussa MACALOU
MÉMOIRE MASTER
Option : LITTÉRATURE FRANÇAISE, FRANCOPHONE ET COMPARÉE
LE SIEGE DE LA VERTU : le cœur ou la raison
Partant de la fatale relation amoureuse de Julie et Saint-Preux, de son caractère à la fois tacite et illicite d’un point de vue des règles traditionnelles établies et auxquelles M. d’Etange, père de la jeune fille, voue une considération dogmatique, la problématique morale de la vertu de ces deux jeunes gens se dresse et cristallise du coup leur affection pour cette dernière. En effet, c’est le début d’un combat interne entre le désir et le devoir à l’issue duquel, on saura mesurer la force ou la faiblesse morale en matière de vertu. Puisque Rousseau, dans une de ses lettres adressée à M. de Franquières, affirme qu’ « il n’y a point de vertu sans combat, il n’y en a point sans victoire. La vertu ne consiste pas seulement à être juste, mais à l’être en triomphant de ses passions, en régnant sur son propre cœur ». Voilà une telle conception de la vertu qui accrédite cette pensée religieuse (musulmane) qui considèrerait le « cœur » comme garant de la bonne ou mauvaise attitude de l’homme. Dans La Nouvelle Héloïse justement, c’est le cœur qui jauge l’intensité de la bonne ou mauvaise action tout en obéissant aux principes fondamentaux de la nature. Et c’est de là à juste titre que l’on assiste à une nouvelle sorte de vertu différente de celle de la tradition, une vertu fondée sur la transparence et la pureté du cœur. Allant dans la même perspective, Frauke Annegret, dans son article, retrace l’importance du cœur dans notre ouvrage ainsi : La sincérité du cœur et sa faillibilité sont les aspects majeurs qui se détachent des conceptions de la vertu tour à tour discutées dans le roman. Mais sincérité et faillibilité ne se rapportent pas aux vertus : elles sont elles-mêmes des aspects du cœur, qu’elles permettent justement d’identifier comme principe de libre arbitre. Et s’il y a d’aucuns, en l’occurrence les adeptes de Descartes qui affichent leur mépris vis-à vis de cette conception, tout en accordant à la raison froide (cartésienne) une prééminence démesurée qui laisse entendre que c’est en elle que l’homme peut accéder à la vertu et au bonheur, l’auteur du Contrat social ne l’exclut non plus mais privilégie, à plus d’un titre, la voix du cœur qu’est le sentiment. Quant on parle de sentiment, l’on pourrait à priori penser à l’amour-passion fondée sur le désir charnel. Mais il s’agit bien évidemment pour Rousseau d’un sentiment fondé sur l’amour naturel et transparent du cœur : c’est, cet amour filial qui a permis à Julie d’Etange de ne pas abandonner ses parents après la lancinante tentative de fuite que Milord Edouard lui a proposée dans les Îles britanniques malgré la pureté de son inclination pour Saint-Preux. Ce même amour, sous le sceau de la vertu, a su amener les amants à passer d’une relation passionnelle à une relation purement amicale et d’une certaine façon à renoncer au désir au profit du devoir. D’ailleurs, le Genevois fait dire à Mme de Wolmar que si le philosophe prétend à quelque connaissance qu’elle puisse être, l’homme sensible demeure à ces yeux le plus vertueux. En substance, elle rappelle à Saint-Preux son insensibilité primaire et la valeur de cette dernière dans la conduite morale. En ces termes, elle stipule : « En nous apprenant à penser, vous avez appris de nous à être sensible; et, quoi qu’en dise votre philosophe anglais, cette éducation vaut bien l’autre; si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit ». Cette précision de l’ex-amante, dans l’intention de clarifier toutes ses décisions prises, au préjudice de Saint-Preux, corrobore effectivement à cette idée de Frauke Annegret qui mentionne que la décision du cœur en tant qu’insigne de la vertu n’est pas qu’exhortation à la séparation mais aptitude compréhensive de soi dans tous ses états, et de l’un envers l’autre. Autrement dit, le cœur érigé en instance de jugement, permet non seulement à l’homme de cultiver la vertu en s’obstinant à la reconnaissance et à la bienveillance de son prochain, mais en ne laissant aucune trace de haine ou de mépris dans les intentions. C’est exactement la raison pour laquelle cette réflexion cartésienne (froide) que se munit Saint-Preux dans ses actions et prises de décisions outrepasse quelque fois la valeur morale cardinale d’une famille qui se respecte, fût-il traditionnelle et révèle du coup son insensibilité à l’égard de la jeune fille sujette à une injonction paternelle. Parlant de la vertu du cœur et de la résignation, Frauke mentionne ceci : Si le cœur permet de reconnaître la vertu et si deux vertus exclusives l’une de l’autre s’y retrouvent, le point névralgique n’est pas l’exclusion réciproque, mais plutôt la conception d’une individualité qui comprend son déni, son renoncement et sa négation comme autant de marques de distinction et de nécessité.
La vertu d’Honneur
Je [Saint-Preux] distingue dans ce qu’on appelle honneur, celui qui se tire de l’opinion publique, et celui qui dérive de l’estime de soi-même. Le premier consiste en vains préjugés plus mobiles qu’une onde agitée ; le second a sa base dans les vérités éternelles de la morale. Depuis l’Antiquité, ou du moins depuis que l’homme a retrouvé et reconnu son importance parmi toute la création divine, l’honneur, autrement dit l’estime que l’on a de soi ou celle qu’autrui nous porte, est considéré comme une valeur de dignité humaine sans commune mesure. Selon Rousseau, on ne peut s’épanouir pleinement que par le regard que porte sur nous l’opinion. Mais cette opinion, cette vision d’autrui sur notre estime, notre valeur personnelle, voire notre notoriété, semble être forcément liée à certaines qualités dont nous faisons preuve et qui peuvent d’ailleurs sortir du commun. Néanmoins, ce qu’il faut surtout connaître, c’est la conception rousseauiste de l’honneur, qui semble braver l’ancienne acception que l’on a d’elle. Dans son article, Manuela Giordano essaye de donner une définition approximative à ce que l’individu pourrait considérer comme un « honneur ». D’emblée, reconnaissant son équivocité, il martèle que : L’honneur est un concept très difficile à saisir et on est loin de s’accorder sur sa définition. Loin de vouloir épuiser ici les questions connexes à l’articulation de ce concept complexe, on rappellera brièvement que l’honneur peut être considéré d’une part comme un code moral, paritaire et égalitaire qui vise à défendre des normes éthiques et le statut d’une famille ou d’un individu, et s’exprime notamment dans la défense des femmes et de leur virginité en tant que dépositaires de la lignée. D’autre part, dans une approche différente mais complémentaire, l’honneur peut se définir comme une idéologie de défense du patrimoine et du groupe familial . Partant de cette définition, on voit nettement dans les idées de Rousseau, particulièrement dans celles qui se liguent dans La Nouvelle Héloïse, une dénonciation du point d’honneur ou du moins, du faux point d’honneur. Tout ce dont il aspire n’est pas visiblement vécu dans la société française du siècle des Lumières en termes de qualités morales. Donc, faire ressortir certains travers comme la manie de se faire valoir par n’importe qu’elle moyen, resterait digne d’être combattue dans la société. Par ailleurs, le fondement principal du point d’honneur est le duel, et ce depuis l’Antiquité. C’est du reste ce qui approuve cette vision de Giordano quand il parle d’ « honneur » chez les Grecs : Chez les Grecs, je dirais, de façon sommaire et même grossière, que la timè (l’honneur) n’est pas un concept unitaire, mais un système qui articule la valeur personnelle à d’autres éléments, et au don en particulier, connexion qui efface la distinction entre un niveau « matériel » et un niveau « éthique »(…) La célèbre querelle entre Agamemnon et Achille, au premier chant de l’Iliade, se déroule autour de la contestation implicite ou explicite de la timè réciproque des deux rois, provoquée par l’attribution-soustraction du geras de Chryseis-Briséis . Et précisons que ce duel peut être suscité par la vengeance aussi bien que par un sentiment outragé, boulimique du mérite. Et c’est dans ce même ordre d’idées que Rousseau par le biais de son personnage Julie, stipule que le point d’honneur ne répond pas à la justice, mais seulement à l’esprit de vengeance ; il ne témoigne d’aucun véritable courage, mais de la lâcheté de n’avoir pas su braver le blâme de ses pairs ni s’opposer aux préjugés du siècle. Réduit à sa véritable expression, le duel n’est qu’une tentative plus ou moins réussie d’«homicide volontaire », dont l’agent est un homme «sanguinaire et dépravé », oublieux de ce qu’il doit aux lois et à sa patrie, voire à l’humanité tout entière. A postériori, on ne peut s’empêcher de dire que c’est un fait qui amoindrit sinon compromet la faculté d’impassibilité que tout homme devrait cultiver ; une maitrise de soi, de ses impulsions dans toutes ses actions deviennent plus que nécessaire pour ne pas se voir incarné par cet « amour-propre » amoral dont Florent Guenard récuse les effets : La recherche d’une valorisation de soi coupe l’individu de ce qu’il peut (et ainsi le plonge dans un état de faiblesse). Mais ce sont alors les conditions du respect de soi qui sont définitivement écartées. Car outre le fait que l’on se prive radicalement de liberté, vivre hors de soi, dans la représentation de soi, conduit à ne jamais avoir « un bon témoignage de soi »: l’amour-propre est toujours mécontent, parce que l’orgueilleux voudrait qu’on le préférât à tout. C’est bien d’ailleurs pour cette raison qu’il devient méchant — la méchanceté est un effet de la mésestime de soi.
L’apologie de la vertu originelle
Contempteur du progrès scientifique et de l’évolution de la civilisation humaine, Rousseau ne sait jamais démenti dans ses œuvres. Dans toutes ses théories philosophiques et littéraires, le genevois défend sans complaisance et avec vigueur la thèse selon laquelle l’homme primitif est meilleur, notamment d’un point de vue spirituel et éthique, que l’homme civilisé. Ce dernier a perdu les bienfaits que lui a prodigués la nature ; et son innocence et son âme sont altérées par d’inconséquentes conventions sociales. À ce propos, Joël Dubosclrad stipule que dans son premier Discours : Rousseau Soutient un paradoxe provocateur : il démontre que les sciences et les arts, synonyme de culture et de civilisation ont corrompu la moralité originelle. Les peuples fidèles à l’ignorance primitive ont conservé la vertu et le bonheur, tandis que les sociétés cultivées les ont perdus. Par conséquent, l’auteur de l’Emile ou De l’Education invite ou plutôt exhorte, avec des arguments solides, tous ceux qui sont en proie au progrès, aux conventions sociales et à l’évolution des mentalités, à retrouver la vertu primitive de l’homme par un retour empirique et spirituel des sens et des goûts. Cela ne pourra se faire par ailleurs, qu’avec une inclination inclusive de chaque sujet à la nature ou tout au plus aux bienfaits que nous a procuré celle-ci. Au fait, ce sont véritablement, les vicissitudes de la vie sociale et politique de son époque en France qui ont fait de lui un combattant intellectuel sans commune mesure, sa personne et sa dignité spirituelle ne pouvaient souffrir des iniquités pareilles à celles de la société française du 18 éme siècle. Partant de l’indifférence de Rousseau à sa détermination à vouloir mettre de l’ordre dans la société, Jean Jaurès explique ce processus ainsi : À vouloir réformer le monde, refaire les gouvernements, bouleverser la société, il aurait fallu y penser sans cesse, et il les fuyait. – Ah ! Certes, il y avait pourtant dans une pareille existence, continuée cinquante ans en plein XVIIIe siècle, un germe, un commencement de réforme politique et sociale. Il était impossible à Rousseau vivant en communion de cœur avec la nature et Dieu, la liberté et la joie, de ne pas protester contre l’existence misérable, factice et servile que les gouvernements faisaient aux hommes, privés de tout par la folie des uns et la frivolité des autres, et succombant sous l’excès d’un travail malsain. Il était impossible à Jean-Jacques, lorsqu’il observait les gouvernements et les sociétés avec son esprit de vie libre, de ne pas constater qu’ils ne reposaient plus sur leurs bases. Cet esprit subversif du genevois n’est pas que spéculatif, il est aussi réformateur et pratique ; Rousseau propose à ses concitoyens de se retourner vers la vie primitive de l’homme. Le progrès humain est à l’origine de tous les maux de la société et la seule issue favorable est selon Rousseau, un ressaisissement du passé de l’humanité et partant, faire recours à une réadaptation de certaines valeurs humaines et humanitaires que la nature nous a prodigué. En effet, cette apologie de la vie primitive constitue la pierre angulaire des études théoriques de Rousseau sur la dénaturation de l’homme ou plus tôt, sur la corruption des mœurs dans la société. D’ailleurs, dans son traité sur l’éducation, il rappelle que : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme ». Ce goût de la nature et de l’origine des choses n’est pas que pur théories philosophiques chez Rousseau, c’est aussi et surtout un épisode décisif de sa vie à Paris durant laquelle il avait senti en son for intérieur, une incorporation de certaines valeurs délétères à l’âme saine comme le souligne Michel Duchet, c’est : « sa valeur existentielle de l’expérience extérieure ». Au demeurant, ce processus par lequel l’âme se corrompt à mesure qu’elle s’associe à la vie en société passe en filigrane dans quasiment toutes ses œuvres anthropologiques comme dans le Discours sur les sciences et les Arts, le Discours sur le fondement et l’origine de l’inégalité parmi les hommes et La Nouvelle Héloïse qui est, quoi que l’on puisse dire d’après Gérard Namer, plus sociologique qu’anthropologique.
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE : DE LA VERTU MORALE A LA VERTU POLITIQUE
Chapitre I. La vertu morale
I.1. Le siège de la vertu : le cœur ou la raison
1. 1. La vertu de chasteté
1. 2. La vertu d’honneur
1. 3. La vertu et la religion
Chapitre II. La vertu politique
II. 1. L’apologie de la vertu originelle
1. 1. L’état de nature contre l’état social
1. 2. L’utopie de la communauté vertueuse
1. 3. Le mal dans la société non vertueuse
DEUXIEME PARTIE : LES EPREUVES ET LE LANGAGE DE LA VERTU
Chapitre III. Les épreuves de la vertu
1. La vertu de la résignation
2. La sincérité à toute épreuve
Chapitre IV. Le langage de la vertu
1. L’élégie de la souffrance
2. La communication transparente des cœurs sincères
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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