Mise en place d’une perspective de recherche
Il s’agit alors de trouver des informateurs, mais en novembre 2005, c’est le désert total d’informations pratiques. Pas d’amorce, aucun réel contact en perspective, quelques idées vagues et une absence de lieu physique où rencontrer les personnes concernées. J’ai choisi de m’installer à Paris parce qu’il me semble que c’est un lieu propice de brassage, plus central, où la représentation et la visibilité des « minorités sexuelles » est plus forte, plus active. Mais d’un certain côté, je me trompe parce que l’intersexualité c’est autre chose, c’est plus dissimulé, mêmes si certaines personnes sont actives dans la sphère des revendications, des mouvements et politiques sexuelles. Il n’y a en tout cas ni communauté géographiquement saisissable et rassemblée, ni véritable « milieu » particulier plus propice qu’un autre à la rencontre. Ce n’est pas faute de parler, d’utiliser les questions posées par l’intersexualité aujourd’hui dans plusieurs ouvrages et recherches sur les sexes, les genres et les sexualités. Mais, encore une fois, peu de traces des personnes elles-mêmes. Ce sont souvent les mêmes personnages historiques et charismatiques dont les histoires sont analysées et qui sont invoquées pour problématiser les enjeux des expériences intersexuées. Dans le passé, l’histoire d’Herculine Barbin à la fin du 19 ème siècle, un peu plus près celle d’Agnes 1 , dans les années 1950. Encore plus près, « le cas expérimental » du professeur John Money, David Reimer, dont la presse avait beaucoup parlé, et à qui Judith Butler (2006) a récemment voulu « rendre justice ». Et puis la voix de Cheryl Chase, porte-parolede l’Intersex Society of North America(ISNA). Des figures emblématiques donc, mais toujours assez peu de données sur les situations contemporaines, qui plus est, européennes.
Il y a également, à Paris, des structures hospitalières connuespour prendre en charge les cas de naissances intersexuées. Si je n’ai pas choisi de travailler dans le cadre hospitalier, à partir par exemple de consultations médicales où se rencontrent parents et médecins, et donc de m’intéresser au discours médical, il me semble toutefois que je peux trouver là quelques portes d’entrée potentielles pour démarrer ce terrain. Et c’est aussi là, dans ce qui lie les personnes nées intersexués à diverses spécialités et structures médicales, qu’il est possible à mon sens de rencontrer des participants, d’obtenir ainsi d’autres perspectives, d’autres trajectoires et d’autres manières d’envisager l’intersexualité. J’aurais pu de ce fait m’intéresser au discours militant autravers des revendications posées par les personnes qui se définissent comme intersexe et que l’on peut trouver sur internet, aux Etats-Unis, mais également sur des sites transnationaux. Stéphanie Turner (2002) s’est en effet intéressée aux narrations de personnes intersexes à partir des réseaux et forum internet de l’ISNA, pour voir comment émergeait une définition intersexe. Toutefois elle a analysé ces narrations en vue de comprendre comment l’intersexualité devenait une nouvelle catégorie identitaire et comment cela pouvait ouvrir de nouvelles perspectives à l’égard d’autres luttes politiques du genre. Elle s’est intéressée à une dimension surtout activiste des expériences intersexes.
Or toutes les personnes intersexuées ne sont pas militantes, ni mêmes informées des associations existantes, malgré le développement d’internet qui, il faut le signaler, a notamment été l’un des ponts constitutifs d’une communauté de personnes intersexes ayant partagées les mêmes expériences, au départ axée sur le soutien. C’est d’abord grâce à internet qu’il a été possible, pour des groupes tels que L’ISNA ou Bodies Like Ours de rassembler assez de personnes pour donner un poids et une légitimité à leurs revendications. Or, d’une part en Europe, ce champ associatif étant très balbutiant, il rassemble très peu de personnes, et n’a pas de lieu physique de rencontre. Au moment où j’ai commencé ce terrain, le représentant de l’Organisation Internationale des Intersexués en Europe est tout seul, ici. Il a bien sûr des contacts avec quelques personnes, en Belgique, maisqu’il ne connaît pas encore en personne. En outre, le mouvement associatif est en construction en Europe, les gens sont très éparpillés et cela va rendre mon travail particulièrement difficile à première vue. D’autre part, je tiens justement à ne pas m’intéresser à l’unique dimension militante, parce qu’il me semble que pour pouvoir adopter un discours revendicatif il faut avoir déjà développé une connaissance de son histoire. Je connais déjà une partie des discours militants, mais ce n’est pas spécifiquement ce qui m’intéresse au départ.
Ce qui m’intéresse est justement d’inclure les parcours de personnes qui n’ont pas nécessairement la catégorie « intersexe » pour se dire. Je veux avoir accès à autre chose, à quelque chose de l’ordre du déroulement et de l’accès à la connaissance de soi. Je veux pouvoir entendre une multiplicité d’expériences, à des âges différents, ayant pour point commun l’histoire d’une naissance qui a pu poser un problème d’assignation, et donc une éventuelle modification corporelle. Je ne veux pas restreindre le champ des rencontres possibles. J’envisage de croiser différents points de vue sur lasituation, et non pas une voix, celle des revendications et des critiques envers l’activité normalisante du monde médical.
D’une part parce qu’il me semble que ce lien entre le monde médical et les personnes nées intersexuées n’est pas seulement un lien manichéen, de rancoeur faisant des premiers des bourreaux armés de scalpels, et des seconds des victimes à leur naissance, mais un faisceau de liens établis sur un long terme. Je cherche précisément à comprendre ces liens et leur complexité, comprendre les logiques internes en ce que cela peut nousapprendre à la fois sur les manières de faire et de devenir une personne avec cette histoire là, en prenant en compte l’existence des controverses identifiées par les activistes intersexes. Comment d’autres personnes peuvent éventuellement en dire autre chose ?
Dès le départ donc, ce projet de travail implique à mes yeux de laisser le plus ouvert possible mes critères de recherche d’informateurs. Il faut plutôt inverser la manière de procéder. Il n’y a pas assez de monde pour envisager une quelconque «sélection » justement, donc je ne peux pas me limiter à un discours militant, ni mêmeà un discours médicalisé. Je dois tout prendre en considération, voire même des rencontres avec l’entourage des personnes qui acceptent de me rencontrer, lorsque c’est possible. En somme je cherche à savoir « comment est vécue cette situation », ce que cela veut dire de vivre une intersexualité dans le contexte contemporain d’une culture comme la nôtre. Une démarcheà la fois comparative et compréhensive. Essayer de regarder les logiques internes aux diverses et multiples expériences mais également prêter attention aux logiques plus générale en jeu, au sein même de la relation d’enquête, entre celui qui cherche, et celui qui fait « sujet/objet ».
En prenant acte de la visibilité des divers mouvements associatifs intersexes, je pars du constat que l’acte de normalisation visant à évacuer l’idée de l’intersexualité (pour les parents et les enfants) est d’une certaine manière obsolète, qu’il ne suffit pas à régler la « crise socioculturelle » et à « stabiliser » l’enfant dans un genre bien défini. Je suis convaincu que les parcours sont bien moins linéaires, et ne se défont pas de la charge de cette différence initiale. En somme il faut voir ce que devient cette différence, comment elle est gérée, par quels signes les personnes viennent à la constater, ou à y être ramené.
Les outils et conditions de recherche
Si je veux diversifier les discours et les parcours des personnes auxquelles j’entends m’intéresser et les moyens d’accès à cette diversité, il me faut manipuler les outils de recherche et faire varier les méthodes, qui deviendront vite aussi diverses manières de me présenter et de présenter mon travail.
Pour obtenir des récits, j’entreprends de travailler au moyen d’entretiens longs, très peu directifs au début, où je demande aux personnes de me raconter qui elles sont, ce qu’elles font dans la vie, pour amener si possible la discussion vers un récit chronologique de leurs expériences et souvenirs d’enfants, d’adolescents et d’adultes, puis leur relations familiales, amicales, amoureuses, etc. C’est une forme qui reste constante, mais mes questionnements se précisent et l’aisance dans l’attitude à initier et à conduire les entretiens évolue évidemment de rencontres en rencontres, permettant ainsi d’être détaché d’une grille formelle de questionnements et de pouvoir laisser les personnes s’exprimer comme elles le souhaitent.
Il est très vite beaucoup question de sexualité, de rapport au corps, de rapport aux normes dans ces entretiens. Ma connaissance globale de l’intersexualité avait commencé à introduire le concept des silences médicaux et familiaux, et je cherche donc également à savoir quelle connaissance ces personnes ont d’éventuelles opérations à leur naissance, et comment elles construisent cette connaissance au fil de leur parcours. Cela n’est pas trop délicat à mettre en place au départ, puisque je commence par rencontrer des personnes qui abordent leur « intersexualité » explicitement. C’est progressivement qu’un questionnement terminologique très central s’impose, et j’en parlerai au fil du retour sur l’expérience ethnographique, puisqu’il est un pont majeur du mouvement de cette recherche.
A côté des rencontres pour des entretiens personnalisés, j’ai pu et j’ai dû poursuivre les relations avec certaines personnes viainternet et notamment MSN Messenger, qui permet des conversations en simultané. Cela a permis à la fois d’entretenir la relation et d’éventuellement revenir sur des points, de prendre des nouvelles, de discuter etc.
Construire un réseau diversifié, faire « surgir» le terrain
Le prétexte de la grande ville parisienne n’est pas suffisant,l’essentiel, je m’en rends vite compte, est d’être en réseau et d’être mobile…Etre à Paris me permet toutefois de suivre d’un peu plus près mes contacts, de les revoir. Il me faut donc créer mon propre réseau, le plus diversifié possible et le maintenir en activité. C’est donc internet comme outil de prise de contact, de suivi et de recherche qui me permet d’être « en réseau ». Je devrais plus exactement dire d’en construire un, de façonner un lien entre des personnes éparpillées…
Le réseau de personnes que je constitue est particulier, parce qu’il ne suppose finalement pas le déploiement de revendications communes. Dans ce réseau à l’intérieur duquel j’évolue et fait évoluer ma recherche, il y a un enchevêtrement de réseaux existants (associatif intersexe militant, associatif médical ainsi qu’un autre type de réseau, celui médecin/patient). J’ai parfois un rôle de liaison, puisque ma recherche a des effets sur certaines personnes qui ne se connaissent pas entre elles directement avant que je ne puisse voir ce qui se passe au niveau associatif. En même temps il y a un groupe existant, qui communique déjà viainternet. Je suis inscris sur le forum mais je ne fais paspartie intégrante de ce nouveau « milieu » qui échange sur des problématiques communes. Le réseau avec lequel je travaille est cependant plus étendu, il rassemble des personnes hétérogènes, à la fois parce qu’ils ne se connaissent pas tous, et quand c’est le cas,il se connaissent en relations subdivisées, par exemple deux ou trois se connaissent sans s’être réellement rencontrés. La plupart de ceux qui se rencontrent le font cette année, pendant que j’effectue cette recherche.
Lorsque je suis là, pendant ces premières rencontres, c’est toujours après coup. Ils tiennent à se rencontrer d’abord entre eux, avant que je ne puisse m’intégrer à eux. Mais à chaque fois, je connais déjà chacune des personnes individuellement, parce que jeles ai rencontré dans le cadre d’entretiens individuels. Les rassemblements qui ont eu lieu par la suite, surtout après la fin du terrain, sont l’occasion de me sentir inclus, en tant que chercheur et en tant que personne.
La nouvelle de ma recherche circule sur internet. Victor, la première personne que je rencontre me fait par exemple part de sa confiance suite à notre première entrevue, et diffuse officiellement un message sur le réseau existant, pour attester du bon déroulement de ma démarche, et rassurer d’éventuels participants. Mon propre réseau se constitue donc en partie grâce à un phénomène de bouche à oreille, de rencontre en rencontre, les personnes parlant de moi et de mon travail. Les premières rencontres sont donc à la fois productrices de sens, et d’informations, mais sont aussi un moyen d’entrée dans un réseau de connaissances déjà existant.
Les personnes ne faisant pas partie du réseau intersexe sont des personnes que je rencontre grâce à une autre méthode, celle du passage par les associations médicales (c’est-àdire souvent des groupes de soutien à l’initiative de personnes directement touchées par une « maladie » et/ou de leur entourage) et puis plus directement par la sphère médicale.
Négocier ma place, réflexions sur le rapport entre le chercheur et l’autre
La manière de présenter ma recherche, d’expliquer ma démarche, et la relation à l’autre, la manière dont je suis perçu, sont des points de questionnement à la fois méthodologiques et épistémologiques très importants tout au long de ce travail.
Ils évoluent d’une part du fait que je me familiarise avec le sujet, de rencontres en rencontres et que je peux donc préciser mes questionnements. D’autre part la façon de présenter la recherche et de m’adresser change à cause de préoccupations méthodologiques et épistémologiques concernant les effets de l’utilisation de tellesou telles terminologies référant à l’expérience des informateurs.
Catherine Deschamps (2002), dans son étude anthropologique sur les pratiques bisexuelles qu’elle a effectué dans le monde associatif, a été confrontée dès son entrée aux difficultés d’être membre observateur exogène et potentiellementanxiogène pour un collectif qui sait qu’il va être « observé ». Il lui a donc fallu négocier sa place au sein d’un groupe déjà existant.
Pour ma part, la difficulté vient du fait qu’il n’y a au départ aucun groupe de ce type dans lequel je peux m’introduire (c’est à dire que les groupes « intersexes » en Europe francophone sont au moins plus littéralement virtuel). Je pense cependant qu’avoir à négocier ma place dans une relation à deux locuteurs à chaque fois, si ellen’exclue pas l’étrangeté de ma présence, rend la situation moins perturbante et me semble-t-il, plus facile à négocier.
Ainsi, une confiance réciproque peut certainement plus rapidement s’installer. Nous sommes très vite sur un mode de discussion plus propice à une certaine intimité. J’ai toutefois l’occasion de revoir par la suite certaines personnes que j’ai déjà rencontré individuellement, en groupe, lorsque je suis invité à rejoindre deux ou trois personnes du forum sur l’intersexualité qui se rencontrent. Je suis inclus, d’une certaine manière, dans leur groupe, et ils sont parfois demandeurs pour partager un moment ensemble. Mais je reste également exclu à certaines occasions, lorsque ces personnes ont envie de rester « entre elles ». Je trouve significatif ce mouvement inclusif/exclusif comme processus courant pour l’ethnologue, qui dit mon appartenance à un « vous », le « vous » des « normaux », des « hommes et femmes biologiques » par opposition à leur « nous », un « nous intersexe » dont des membres affirment parfois se comprendre plus vite et plus facilement « entre eux ». Cette mise à distance, avec la double étiquette du « chercheur » et de « l’homme aux privilèges du corps normal » me semble intéressante aussi pour comprendre la constitution d’un « identitaire (collectif) intersexe », qui se défini autour d’une expérience que de toute façon, en tant que « non-intersexe » je ne « peux pas connaître », jamais ressentir dans mon corps.
Cela m’est renvoyé à plusieurs reprises. Or, d’autre part, pour certaines personnes, qui ont été amenées à se rencontrer pour la première fois au cours de ce terrain, et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, la mise en appartenance dans un groupe, dans ce « nous » intersexe en constitution, n’est pas aussi convaincante pour elles-même. Autrement dit, elles ne se sentent pas véritablement appartenir à un « nous », même si elles ont des expériences similaires. C’est pour elles parfois « trop envahissant ». Elles ne se sentent pas véritablement « de ce groupe » là, alors que les initiateurs plus affirmés du réseau intersexe appuient des revendications communes dans lesquelles certains individus ne se reconnaissaient pas. D’autre part certaines personnes ont un peu de mal avec la terminologie « intersexe ». Certaines n’ont jamais entendu parler de ce terme, d’autres le trouvent inutile, un peu « prétentieux » même parfois.
En somme un terme assez incertain, dans lequel toutes les personnes ne se reconnaissent pas. Ma situation d’extériorité me permet alors de mieux appréhender cette diversité des positions.
Quelques considérations sur la relation ethnographique
Il me semble que l’approche anthropologique « passe bien » aux yeux des informateurs, qu’elle permet de mettre en place un espace de confiance réciproque et d’ouverture du discours intéressant, une attitude compréhensive qui n’est ni psychologique, ni journalistique. Je reste quand même « cadré » dans mon rôle d’étudiant, et parfois les informateurs me disent certaines choses qu’ils pensent « intéressantes » pour un anthropologue. J’existe donc comme tel, et on me maintient dans ce rôle. Mais je crois que mon âge me permet aussi de devenir plus vite confident, plus vite accepté. Pour cela j’ai la nécessité moi aussi d’être à l’aise avec un discours sur le« sexe ». Les entretiens deviennent plutôt des conversations, la situation ne se limitant pas à un simple recueil de données. Même si la relation est « orientée » par l’objet de la rencontre,elle place les interlocuteurs dans une position parfois un peu étrange. De fait, la rencontre mêle discussion sensible tout en se faisant « objet » de connaissance. J’ai souvent éprouvé ce sentiment d’étrangeté, et que j’éprouve parfois encore, à propos de cette relation ethnographique.
Il y a toutefois une forme de « contrat implicite », à maintenir, qui ne fait pas de la personne un « objet passif » de connaissance pour un chercheur tout-puissant. Donna Harraway (1991) explique à ce sujet qu’une connaissance « située » consiste à défaire la relation de pouvoir entre le chercheur et le sujet/objet, en envisageant ce dernier comme un agent et non comme une ressource permettant un travail de découverte ou de décodage objectif de « réalités » sociales en jeu les discours et les pratiques de l’objet. Il n’y a pas de réalités figées en attente d’être décodées. La charge des logiques sociales se trouve justement au sein même d’un rapport de conversation.
On est deux ou plusieurs personnes présentes dans une situation bien particulière, il faut prendre cela en compte, réfléchir sur la relation, en cequ’elle produit en soi un objet de connaissance, mais qu’elle produit des effets relationnels bien réels, pas seulement orientés par l’objectif de recherche, et qui, à mon sens, sont indispensables pour transformer la recherche. Une attention portée alors sur la relation en place, en cours, au-delà du propos. Au fil des rencontres, et notamment au fil de rencontres collectives, je suis invité dans la mesure où que je travaille sur le sujet, et que je suis donc susceptible d’apporter une autre « connaissance » de l’intersexualité que celle plus interne et plus impliquée des personnes directement concernées. J’ai en effet accès à plusieurs types de récits, plusieurs façons de vivre cela. Je peux essayer d’en dire quelque chose. Au cours de ces réunions, plus militantes, je saisis parfois l’occasion pour donner mon point de vue sur certaines questions. Cela arrive également au cours d’entretiens ou certaines personnes peuvent me demander « comment le vivent les autres ». Je suis donc amené à dire où j’en suis dans ma recherche, à ébaucher d’autres discours et lancer par exemple des discussions à ce sujet. Il y a donc un effet direct de ma recherche sur les personnes que je rencontre puisque nous partageons nos divers « savoir » à ce sujet. Je ne suis donc pas simplement isolé, dans mon coin, à me constituer un savoir personnel uniquement pour mon travail de mémoire, mais je suis sollicité in situ pour « en faire quelque chose ». Je pense que ce point est important puisqu’il touche aux implications et applications directes de la recherche, et notamment la question de ses effets, et même, plus fortement encore, de son intérêt « pour » les personnes qui y participent. Il y a des demandes tacites exprimées en retour et il n’est pas toujours évident d’y répondre. Si la restitution de mon travail aux personnes rencontrées est admise dès le départ, au sens où sa production constitue en soi un « retour » pour les personnes, cette question se pose aussi de savoir pour qui et pour quoi on le fait, et cette question est renouvelée tout au long de la recherche. AnneMarie Lonsonczy (2004) parle à ce propos de « co-savoir » comme « nouvel objet relationnel », une « représentation commune, compromis négocié entre un savoir externe et un savoir interne, créant une relation affectée d’une forte composante émotionnelle entre observateurs et observés », le chercheur et les informateurs étant à la fois observateurs et observés. Cette question des pouvoirs et savoirs partagés a été essentielle tout au long de ma recherche et m’a obligé à redéfinir constamment ma pratique et mes objectifs.
Le sexe et la sexualité du chercheur
J’ai dit que la question de « pourquoi je me suis intéressé à ce sujet » est systématiquement posée, notamment par les informateurs. C’est souvent cette question retournée, dans une démarche d’échange symétrique, plus informelle, et leur volonté de comprendre mes objectifs, qui incite à parler de moi, à dire qui je suis, ce que je fais, ce qui peux passer par exemple par mes propre interrogations vis-à-vis de l’enquête, de la façon dont je l’envisage mais aussi quelle place elle prend dans ma vie personnelle, cette vie là hors terrain qui n’est jamais très loin, qui fait ce que je suis susceptible d’être et de représenter aussi lors de ces rencontres.
Le thème de l’intersexualité implique de parler beaucoup d’expériences et de rapport au sexe, aux organes génitaux, au corps de façon plus globale, à la sexualité et au genre, en référence aux registres discursifs et pratiques du masculin et du féminin. Parler de soi en entretien devient nécessaire pour accéder à l’intime de l’autre, voire une condition de l’acceptation même de la rencontre. Je crois qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas éviter cela. Sur un terrain comme celui-ci, et avec peu de temps, il faut pouvoir passer à un autre mode discursif et relationnel rapidement, pouvoir blaguer et commenter des expériences et des interrogations communes, montrer à l’autre que l’on « comprend » ce qu’il peut dire, ressentir ou expliciter. A mon sens, cela implique d’être à même d’effectuer une certaine empathie parfois, et de renvoyer l’autre à soi-même. D’être aussi manipulé par la situation, et d’être donc là, disponible et ouvert à partager ses propres expériences, et à écouter l’autre parler d’autre chose que de sa propre vie. D’écouter aussi les opinions, les points de vues, les avis, et pas seulement le parcours biographique. De ne pas rester enfermer dans un rôle formel d’enquêteur.
Dans les instants de discussion informelles relatives aux questionnements personnels à l’égard du genre, et des expériences sexuelles par exemple, hors entretiens ou dans les entretiens, l’ironie, l’humour, libère des voies propices à une atmosphère détendue, et l’accès à d’autres manières plus approfondies, plus complexes, souvent plus incertaines aussi de l’analyse personnelle de ses pratiques, de ses idées, de ses opinions.
Cela d’autre part, permet de « sortir » d’un discours centré sur l’intersexualité, ou sur leur histoire « spécifique », et crée une situation plus symétrique entre les participants et moi.
Une disponibilité et une certaine transparence à l’autre qui conditionne l’ébauche d’une complicité passagère ou poursuivie, un peu hors du temps habituel, impliquée par l’étrangeté et la singularité du temps ethnographique.
Je me vois tour à tour endosser diverses étiquettes qui peuvent influer sur et pendant les rencontres et les discussions et me font passer parfois du « nous » au « vous » de façon assez intéressante me semble-t-il, positive ou négative.
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Table des matières
Remerciements
Introduction
PREMIERE PARTIE : ELEMENTS METHODOLOGIQUES ET QUESTIONNEMENTS
Chapitre 1 : Pourquoi et comment enquêter?
a. L’implication subjective
b. L’objectif anthropologique et l’implication du genre dans la constitution des humains : un terrain sur l’intersexualité comme révélateur
c. D’une problématique vaste à une attention sur les récits de vie
d. Mise en place d’une perspective de recherche
Chapitre 2 : Les outils et conditions de recherche
a. Construire un réseau diversifié, faire « surgir» le terrain
b. Négocier ma place, réflexions sur le rapport entre le chercheur et l’autre
c. Quelques considérations sur la relation ethnographique
d. Le sexe et la sexualité du chercheur
e. La question de la terminologie : aborder l’intersexualité en terme d’ « histoire » et non en terme d’ « identité »
Chapitre 3 : Description du terrain et mouvements de la recherche
a. Premiers contacts
b. Le biais médical et le système de diffusion des lettres
c. Hiver 2005, maintenir le réseau, chercher d’autres rencontres
d. Belgique : l’accélération de la recherche
e. Mauro, et l’apport réflexif
f. Alex
g. Morgan et Yasmina
h. Les associations médicales
i. Fin du terrain ?
DEUXIEME PARTIE : DES RECITS COMME MATERIEL ETHNOGRAPHIQUE, LA PERSONNE ET SON PARCOURS
Préalable aux travail de description ethnographique
a. Travailler sur du récit
b. Donner une importance aux mécanismes de définition de soi
c. Présentation chronologique des trajectoires de vie
Victor, 41 ans
a. Naissance et assignation
b. Enfance et adolescence
c. Rencontre avec sa femme : la période de conjugalité et de parentalité
d. L’homosexualité de Victor et la séparation
e. Le retour à Paris, la découverte de l’intersexualité : nouvelle définition de soi et militantisme
Dominique, 44 ans
a. Naissance, assignation, opérations
b. Adolescence, perception de sa différence, découverte de sentiments homosexuels
c. Solitude et questionnement autour de sa « masculinité »
d. Rencontre avec Denis
e. Rencontre avec le collègue infirmier (vers 25 ans)
f. « Refuge » dans le travail et approfondissement des questionnements
g. Déménagement, et deux rencontres importantes
h. Les années 2000, intersexualité et nouvelles définitions de soi
Alex, 28 ans
a. Naissance et assignation
b. La période de l’enfance
c. Adolescence, devenir une « fille »
d. Divers constat d’ « étrangeté »
e. Départ et indépendance en Suède
f. Des éléments perturbants
g. Son ami suédois, l’occasion de se raconter
h. Retour en France, des recherches multiples
i. La découverte d’une opération passée sous silence
j. Connaissance récente de l’intersexualité
Claude, 28 ans
a. Naissance et confusion
b. Opérations et enfance
c. Enfance, sentiment de différence
d. Découverte de la sexualité, expériences collectives et comparaison
e. Recherche par comparaison dans des pratiques homosexuelles
f. La recherche théorique et le contact associatif
g. L’accès à une expérience collective
h. Changements de perspectives et création d’un réseau d’entraide
Louise, 55 ans
a. Naissance, enfance et adolescence
b. Des rapports amoureux et sexuels libertaires
c. « Je suis atypique »
d. L’investissement militant et associatif
e. Relire son expérience avec l’intergenrité
Yasmina, 44 ans
a. Naissance en garçon
b. Masculinité
c. Rupture, réalisation d’une différence qui prend de plus en plusde place
d. Début du parcours de trans sexualisation
e. Le rôle de la découverte de l’intersexualité
f. La trans sexualisation différée, redevenir un « homme »
g. Deuxième procédure et changement
Morgan, 53 ans
a. Naissance et assignation
b. Des signes d’une différence
c. La décision d’aller consulter
d. Sexualité et remarques
e. La découverte de situations similaires
f. Découverte récente de l’intersexualité et militantisme
Julien, 27 ans
a. Naissance et assignation
b. Naissance d’un sentiment de différence
c. Adolescence et complexes par rapport à son sexe
d. Des découvertes
e. Des recherches de plus en plus approfondies
f. La question du mutisme familial
Sophie, 23 ans
a. Naissance et assignation
b. Adolescence
c. Contact associatif
d. Le milieu informatique, les garçons et le corps
e. La recherche étiologique familiale
f. La question de l’intersexualité, du masculin et du féminin
Jocelyne et Muriel
Jocelyne, 48 ans
a. Naissance et enfance
b. Refus de l’opération, adolescence et traitements
c. Rapport au corps et sexualité
d. L’accès aux associations médicales
Muriel, 45 ans
a. Naissance et assignation
b. Enfance et adolescence, le sentiment de différence
c. Doutes et consultation du dossier médical
d. Examens supplémentaires, le corps et le genre
Bilan et perspectives
TROISIEME PARTIE: DE LA REALISATION D’UNE DIFFERENCE A LA CONSTITUTION DE LA PERSONNE: L’ « HISTOIRE INTERSEXUEE » COMME QUETE DE SOI
Chapitre 1 : « Je ne suis pas tout à fait comme les autres», le constat continu d’une
différence par rapport aux normes de genre
a. Les énoncés de la différence
b. Des traitements inscrits dans la durée: la personne en constante fabrication
c. Les lieux de la différence : le corps à l’épreuve de la norme
d. Le genre et la sexualité travaillés par les normes
Chapitre 2 : Une recherche de soi et de son histoire, trouver des éléments pour situer qui l’on est
a. Une recherche d’éléments étiologiques pour comprendre « ce qui s’est passé »
b. Une recherche diversifiée
c. Accéder à des expériences similaires: trouver d’autres façons de s’envisager et de se
positionner
d. Réflexions terminologiques : le jeu des cases/cages définitionnelles
Chapitre 3 : Parole, transmission et responsabilité, l’intersexualité réinscrite dans les relations
a. Se dire : reconnaissance et fragilisation
b. Redire son histoire
c. Parole, transmission, responsabilité : la réapparition de l’histoire intersexuée dans le
contexte familial
Conclusion
Epilogue
BIBLIOGRAPHIE
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