De la politisation à la démocratisation. Une analyse de la dimension genrée de la citoyenneté à la lumière de la dépénalisation de l’avortement

La prohibition de l’avortement comme enclave autoritaire : consolidation de l’exclusion de la thématique de l’avortement du débat démocratique

Si la « consolidation » a suscité des déceptions en termes d’idéal démocratique, cela a notamment été le cas pour ceux et celles qui attendaient de la nouvelle démocratie la promotion d’une citoyenneté plus égalitaire entre les femmes et les hommes, et l’ouverture du débat démocratique à des questions de genre et de sexualité habituellement reléguées vers le domaine du privé. Néanmoins, et c’est un des phénomènes mis en évidence par Mala Htun, « les transitions à la démocratie ne conduisent pas nécessairement à la libéralisation des lois sur le genre, et peuvent de fait entraîner des conséquences opposées » .
Dans le cas chilien, la transition à la démocratie n’a pas marqué de rupture institutionnelle radicale entre le régime autoritaire et le régime démocratique. La Constitution de 1980, promulguée durant la dictature, est restée en vigueur bien qu’elle ait connu des modifications successives, principalement à partir de 2004 durant le gouvernement de Ricardo Lagos. La Constitution chilienne est sûrement l’exemple le plus significatif d’enclaves autoritaires institutionnelles qui, selon M. A. Garretón, correspondent « aux éléments normatifs, constitutionnels, et législatifs qui empêchent ou limitent l’exercice de la volonté populaire, le principe de représentation, et le gouvernement effectif des majorités ». En ce qui concerne le droit à l’avortement, la Constitution de 1980 consacre – avant même la loi de prohibition de l’avortement – le droit à la vie de « celui qui va naître », c’est-à-dire du fœtus ou de l’embryon . La loi de 1989, promulguée peu avant la chute de la dictature, permet d’inscrire certains « legs » – en termes de valeurs pro-natalistes et patriarcales – de la dictature dans la durée. Il s’agit ainsi de faire du Chili une exception en termes de législation sur l’avortement, et de consacrer une conception religieuse de la reproduction, de plus en plus contestée au niveau international à cette époque. Nous pensons donc que la loi de 1989, additionnée à l’article de la Constitution sur le droit à la vie avant la naissance, peuvent être considérés comme des éléments faisant partie des enclaves autoritaires institutionnelles dans le sens où, ils restreignent «l’exercice de la volonté populaire» en verrouillant les possibilités de réformer cette prohibition, et limitent la liberté et le droit des femmes (mais aussi des couples) pour maîtriser leur fécondité.

Ouverture de la démocratie du compromis : l’inscription de l’avortement au sein de l’agenda politique

Au début du XXIe siècle, les gouvernements démocratiques de la Concertation qui se sont succédés ont donc réussi à promulguer plusieurs lois allant dans le sens de la libéralisation des mœurs concernant la sexualité, et/ou les droits des femmes. Néanmoins, comme cela est illustré par le cas de la pilule du lendemain, l’émergence de débats sur des sujets ayant traits à la sexualité et à la contraception n’a pas nécessairement permis de lever le tabou sur l’avortement. Au contraire, le caractère illégal et dramatique de l’avortement semble avoir été consolidé dans l’opinion publique. En 2006, Michelle Bachelet remporte les élections présidentielles, en présentant son programme de gouvernement « Je suis avec toi » où elle réaffirme dès le début son engagement pour les droits des femmes. Au sein du paragraphe concernant l’«égalité de genre», la Présidente s’engage à inscrire au sein de l’agenda législatif un projet sur les droits sexuels et reproductifs. Néanmoins, rien n’est formulé explicitement sur la législation sur la pilule du lendemain, et encore moins sur l’avortement.
L’élection de Sebastián Piñera en 2010 mettra fin à vingt ans de gouvernement de la coalition de centre-gauche, la Concertation. Sesbatián Piñera, membre du part Rénovation Nationale (RN), se présente aux élections présidentielles à la tête de la coalition de droite la Coalition pour le Changement, qui regroupe le parti de l’Union Démocrate Indépendante(UDI) et le parti RN. Cet homme d’affaire met en avant des valeurs familiales traditionnelles et catholiques, et s’oppose explicitement à de nombreuses réformes concernant la liberté sexuelle et reproductive. Son opposition à l’avortement est ainsi visible dans son programme de gouvernement, où il « réaffirme [son] engagement pour les valeurs qui orientent notre société : la valeur de la vie, spécialement de celle d’une personne innocente et sans défense comme l’enfant qui va naître, la valeur de la famille, (…) ». Malgré l’opposition de ce gouvernement au droit à l’avortement, l’élection de Sebastián Piñera à la présidence du Chili est néanmoins significative d’une certaine ouverture du débat démocratique au sein de la société chilienne. En effet, pour mener à bien une consolidation démocratique consécutive à une transition, il est nécessaire de créer un large consensus autour du régime démocratique.

Le discours de l’Église catholique : le droit à la vie du fœtus au-delà des droits des femmes?

Nous avons évoqué l’importance de l’Église catholique chilienne au sein de la sphère politique, notamment en raison de son rôle social et de son opposition à la violation des droits de l’Homme durant la dictature. Cependant, le Chili étant un pays laïque depuis la Constitution de 1925, cette importance ne justifie pas son intervention sur tous les sujets du débat public. Tout au long du XXe siècle, les domaines d’intervention de l’Église catholique ont connu des transformations, et ont également été réduits – notamment en raison de la prise en charge par l’État de certaines thématiques, comme dans le cas de la pauvreté – et, depuis les années quatre-vingt-dix, l’Église catholique s’investit principalement dans des thématiques liées à l’intimité, et plus particulièrement liées à la famille et à la sexualité. Au XXIe siècle l’Église catholique chilienne continue à être une des grandes figures de l’opposition à l’avortement et fonde son discours principalement sur l’argument d’un « droit à la vie » du fœtus et de l’embryon. Néanmoins, cette rhétorique n’est pas garantie de cohérence, et on observe ainsi au sein de l’Église catholique la présence d’une double morale lorsqu’il s’agit d’évoquer l’avortement.
Selon la terminologie de Daniel Dombrowski et Robert Deltete, la construction de l’opposition à l’avortement en raison du droit à la vie du fœtus a été le résultat du passage d’une position de la perversité à une position ontologique de la part de l’Église catholique. La position de perversité, qui prédominait jusqu’au XVIIè siècle condamne l’avortement avant tout car celui-ci apparaît comme une perversion de la seule fonction des relations sexuelles : la reproduction. L’Église catholique rompt définitivement avec cette position lors du Concile de Vatican II en reconnaissant que parmi les deux finalités principales du mariage, l’union des deux conjoints est aussi importante que la reproduction. Cette rupture marque également l’avènement de la position ontologique de l’Église catholique qui insiste sur la reconnaissance de l’existence d’une vie humaine à part entière à l’intérieur du ventre de la femme enceinte.
Néanmoins, au sein de la doctrine catholique il existe une exception à la règle de la prohibition de l’avortement qui est le résultat de la « doctrine du double effet ». Selon cette norme, si une action a pour résultat un bon effet et un mauvais, l’action n’est pas prohibée si, et seulement si, l’intention première n’était pas de causer du dommage ou de blesser quelqu’un, bien que la conséquence négative ait été prévisible. Comme l’expliquent les docteurs Aníbal Faúndes et José Barzelatto : En termes pratiques, cela signifie que s’il est nécessaire de retirer un organe pour sauver la vie d’une femme, l’acte est acceptable même si à l’intérieur de cet organe se trouve un embryon ou un fœtus. Bien que le résultat final soit la mort du fœtus, ce n’était pas l’intention primaire de l’intervention.

Le droit à la libre disposition de son corps : un outil pour penser la citoyenneté depuis une perspective de genre

Condamnation juridique et morale de l’avortement et « citoyennes de seconde zone »

Le 24 janvier 2017, tandis que le projet de loi pour dépénaliser l’avortement dans trois conditions était débattu au Sénat, est publié dans le journal El Mostrador un article intitulé « Avortement dans trois situations : Nous sommes des citoyennes de seconde zone ». Cette lettre ouverte aux sénateurs et aux sénatrices est signée par cinq chiliennes ayant réalisé un avortement – illégal – en raison de la non-viabilité du fœtus diagnostiquée durant leur grossesse. Elles soulignent que l’État chilien a « violé [leurs] droits fondamentaux », et qu’il les a traitées comme si elles étaient «incapables de décider ce qui [leur] ferait du bien et ce qui [leur] ferait du mal». Il s’agit selon elles d’une « censure », d’une « discrimination », d’un « abandon », et d’une menace pour leur santé physique – en raison des risques que comporte un avortement clandestin – et pour leur santé psychologique – puisque l’obligation de vivre une grossesse lorsque le fœtus n’est pas viable est comparable à une « torture psychologique ». Elles se considèrent comme « citoyennes de seconde zone », car leur expérience et leur volonté n’est pas prise en compte. D’une part, les hommes – majoritaires au sein de l’espace de décision politique – ne peuvent connaître la situation d’une grossesse non désirée, et d’autre part, les filles, les épouses, les petites-filles de ces sénateurs (et sénatrices) peuvent avorter si elles le décident car elles bénéficient du capital économique (ressources) et social (réseaux de connaissance) nécessaire pour réaliser un avortement avec un minimum de risques, dans un pays où il est prohibé.

L’avortement comme droit sexuel et reproductif, les droits sexuels et reproductifs comme droits fondamentaux

L’expression de « droits sexuels et reproductifs » (DSR) est mentionnée la première fois lors de la Conférence internationale des droits de l’Homme à Téhéran, en 1968, puis dans le cadre de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) en 1981. La notion de droits sexuels et reproductifs renvoie aux concepts de santé sexuelle et de santé reproductive. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé sexuelle comme « un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité ». Pour ce qui est de la santé reproductive, Bérengère Marques-Pereira propose, à partir des textes de l’OMS, sa propre définition selon laquelle :
La santé reproductive comprend la capacité à jouir d’une vie sexuelle satisfaisante et sans risques ; elle implique la capacité et la liberté de procréation, selon le moment et le rythme désirés par l’individu, ainsi que la liberté de non-procréation. Hommes et femmes ont le droit d’obtenir l’information et l’accès à des moyens de contrôle de leur fécondité ainsi que le droit d’accéder aux services de santé qui permettent de mener à terme une grossesse et d’accoucher sans risques.
L’impossibilité de réaliser un avortement dans des conditions décentes est donc une entrave à la santé reproductive des femmes, puisqu’elle empiète sur la « liberté de non-procréation », et la possibilité d’accéder à des moyens de contrôle de sa fécondité. Par conséquent, le droit à l’avortement, tout comme le droit à la contraception, s’inscrit dans la catégorie des droits sexuels et reproductifs. La Conférence Internationale sur la Population et le Développement du Caire, en 1994, et la Conférence Internationale sur la Femme à Pékin, en 1995, marquent l’essor de la conceptualisation des droits sexuels et reproductifs, qui deviennent ainsi un des axes majeurs des revendications des groupes féministes latino-américains dans les années quatre-vingt-dix. Néanmoins, les conclusions de ces deux conférences n’ont pas mené à un changement significatif de législation, et de considération, de l’avortement dans les différents pays participants. Durant ces deux conférences, l’Église catholique – seule religion représentée de manière directe au sein de l’ONU à travers la présence de l’État du Vatican – mène une campagne massive contre les droits sexuels et reproductifs, et plus particulièrement contre l’avortement.

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Table des matières

Introduction
«Amiga y amigo, hoy consagramos un avance histórico»
Une première définition de l’avortement
Controverses autour de l’avortement et contraintes méthodologiques
L’avortement comme objet politique
Démocratie et avortement
Chapitre 1 : La construction de l’avortement comme enjeu politique
I. Histoire de la législation chilienne sur l’avortement au XXe siècle
I.1. Une régulation étatique croissante concernant l’avortement et la gestion de la fécondité des femmes chiliennes
I.2. Avortement et dictature : le retour à une conception traditionnelle et catholique de la famille durant la dictature d’Augusto Pinochet
II. Transition limitée et retour à la démocratie : un nouveau tabou autour de l’avortement 
II.1. Instauration d’une démocratie incomplète et enclaves autoritaires : les héritages de la dictature dans la nouvelle démocratie
II.2. La prohibition de l’avortement comme enclave autoritaire : consolidation de l’exclusion de la thématique de l’avortement du débat démocratique
II.3. Rôle et influence de l’Église catholique et des groupes conservateurs : des freins au débat sur l’avortement
III. Au tournant du XXIe siècle : construction des conditions de possibilité pour légiférer sur l’avortement ou déplacement du débat ?
III.1. Affaiblissement du mouvement et institutionnalisation du discours féministe
III.2. Levée des enclaves autoritaires, divorce, et pilule du lendemain : un premier pas ou un recul pour la dépénalisation de l’avortement ?
III.3. Ouverture de la démocratie du compromis : l’inscription de l’avortement au sein de l’agenda politique
Chapitre 2 : Les enjeux du processus législatif. La dépénalisation de l’avortement au service de quelle démocratie ?
I. La constitution des enjeux de genre et de sexualité comme axes majeurs des gouvernements de Michelle Bachelet (2006-2010, 2014-2018)
I.1. Le premier mandat de Michelle Bachelet : vers un renouvellement des codes politiques
I.2. La composante de genre dans les discours du premier gouvernement Bachelet
I.3. L’avortement au cœur de l’agenda sur le genre : le deuxième mandat de Michelle Bachelet
II. Au cœur du processus législatif sur la dépénalisation de l’avortement 
II.1. Des propositions de loi au projet de loi de 2015 : le rôle de l’exécutif dans la dépénalisation de l’avortement dans trois conditions
II.2. Les obstacles législatifs et politiques durant les deux ans et demi de débat
II.3. Après la promulgation : avancées concrètes ou loi symbolique ?
III. Ce que la loi de dépénalisation de l’avortement révèle de la dimension représentative de la démocratie chilienne
III.1. Une reconfiguration des forces politiques
III.2. Comment représenter des intérêts genrés dans une sphère politique majoritairement masculine ?
III.3. L’influence du nouveau cycle d’essor des mouvements sociaux
Chapitre 3 : De la politisation à la démocratisation. Une analyse de la dimension genrée de la citoyenneté à la lumière de la dépénalisation de l’avortement
I. Quelle démocratie au sein de l’espace privé ? 
I.1. Du contrat social au contrat sexuel
I.2. De l’instinct maternel au « refus culturel » de la maternité
I.3. « ¡Democracia en el país, en la casa y en la cama ! » : revendication de la politisation du privé par les mouvements féministes chiliens depuis la fin du XXe siècle
II. Les inégalités genrées du débat public : deux poids et deux mesures dans le débat sur l’avortement
II.1. De ce qui se dit dans l’espace public à ce qui se fait dans l’espace privé : l’existence d’un « double discours » au sein de la sphère politique
II.2. Le discours de l’Église catholique : le droit à la vie du fœtus au-delà des droits des femmes ?
II.3. Les hommes légifèrent, les femmes avortent. Quelle parité dans la gestion de la fécondité ?
III. Le droit à la libre disposition de son corps : un outil pour penser la citoyenneté depuis une perspective de genre
III.1. Condamnation juridique et morale de l’avortement et « citoyennes de seconde zone »
III.2. L’avortement comme droit sexuel et reproductif, les droits sexuels et reproductifs comme droits fondamentaux
Conclusion
Bibliographie thématique 

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