De la modernité au corps-sujet : quelques rappels de philosophie
L’analyse des gestes, la compréhension de leur sens, ainsi que les interrogations relatives aux contenus du mouvement corporel remontent à l’Antiquité. En effet, les rapports entre l’âme et le corps ont depuis très longtemps été un objet d’intérêt. Dans le cinquième livre de La République [2], Platon explique déjà que la musique doit être partie intégrante de l’éducation des jeunes hommes et femmes, dans la mesure où elle met en mouvement l’âme et le corps et participe de leur élaboration. Au dix-huitième siècle, dans La Nouvelle Héloïse, qui consacre l’apparition d’une littérature du sentiment et de la psyché à une époque où le rationalisme politique est conquérant, Jean-Jacques Rousseau évoque les mouvements de l’âme d’un de ses personnages, Saint-Preux, alors qu’il écoute de la musique. Il développera dans Les rêveries du promeneur solitaire [3], sa dernière œuvre, l’idée que le corps et ses mouvements jouent un rôle fondamental dans l’élaboration de la pensée, prenant ainsi de court les idées préexistantes qui ne voyaient de relation entre l’âme et de corps que dans le sens inverse. Au « je pense donc je suis » de Descartes [4], Rousseau répond « je bouge donc je suis ». Cette formule n’est pas sans évoquer celle de Baruch Spinoza selon laquelle « l’âme est l’idée du corps », et la médiation que cette dernière implique entre deux substances que Descartes pensait séparées, à savoir la res extensa (e.g., le corps) et la res cogitans (e.g., la conscience). Dans Spinoza avait raison; joie et tristesse, le cerveau des émotions [5], Antonio Damasio défend la position du philosophe néerlandais en s’appuyant sur une conception matérielle de l’esprit qui trouve son fondement dans le développement récent des neurosciences : l’homonculus, qui est la carte du corps dans le cerveau, est affecté par les émotions. Le mode sensoriel et le mode émotionnel de la perception sont donc biologiquement liés. Les émotions ont trait au corps et précèdent les sentiments, qui eux relèvent de l’esprit et sont produits par l’expérience, la raison et l’imagination. Cette idée selon laquelle l’âme est produite par le vécu, et donc en particulier le vécu corporel, nous intéresse, car un geste est aussi un acte d’exploration du monde. Il s’agit d’interroger les rapports qu’entretiennent la conscience, dont le siège est la subjectivité, et le monde extérieur, et de tenter de définir en quoi l’expérience, en particulier l’expérience corporelle, fonde notre rapport à l’altérité. Pour la philosophie classique, seule l’intelligence nous découvre la réalité du monde. Dans la Seconde Méditation métaphysique [4] et le célèbre extrait consacré au morceau de cire, René Descartes explique qu’on ne peut concevoir la cire qu’avec l’intelligence et la pensée. Ainsi, user de ses sens, c’est penser – mais penser à travers les qualités qui tombent sous ces sens. Le rapport de la perception à la science est celui de l’apparence à la réalité. Pour René Descartes, il s’agit de se dresser à la fois contre les scholastiques de la Sorbonne, siège du dogmatisme théologique de son époque, mais également contre les sceptiques, qui doutent du dogme sans en retour proposer de méthodologie du savoir. L’identification entre philosophie de la connaissance et philosophie de la conscience est un progrès historique fondamental, dont Emmanuel Kant définira les limites dans sa Critique de la raison pure [6]. Il y montre que la compréhension du monde se confronte à l’acte même de connaître, car cet acte de connaître modifie l’objet de la connaissance. Tout comme la révolution copernicienne a consisté à montrer que la Terre tourne autour du Soleil (et non l’inverse), la révolution épistémologique opérée par Kant pose comme centre de la connaissance le sujet raisonnable et actif, et non plus un monde extérieur par rapport auquel celui-ci serait passif. Le sujet est posé comme au-delà, transcendantal. C’est le sens de la phrase suivante : « Les objets se règlent sur notre connaissance », issue de la préface de ladite critique. Ainsi, le sujet de la connaissance ne peut avoir accès qu’au phénomène de la connaissance en lequel consiste l’acte de connaître, et non pas au noumène, autrement appelé « chose en soi ». Dès la critique kantienne donc, la problématique de l’agencement du sujet et de l’objet, du moi et du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, est posée. Le moi transcendantal est par ailleurs ce qui unie les différents états de notre moi empirique (cartésien), qui varie avec les expériences quotidiennes du désir, du doute, de la perception sensible, des sentiments, ou d’autres attitudes mentales ; il est ce qui ramène ces expériences subjectives à une unité nécessaire au cours du temps, et permet la représentation de cette unité.
Du corps-sujet vers nouvelles technologies
La phénoménologie de la perception, du corps-sujet, connaît une descendance et des applications diverses. L’innovation en matière d’interfaces homme-machine ne concerne plus de simples enjeux ergonomiques, mais se tournera vers la conception même de l’interaction entre humain et interface homme-machine (IHM). Il s’agit d’étudier dans quelle mesure l’homme s’approprie une interface et développe un certain nombre de pratiques mettant en jeu la corporéité, l’esthétique, l’expressivité gestuelle, les affects, ou encore les émotions.
Perception, esthétique et interactions corporalisées
Dans [13], Billinghurst et Buxton font remarquer que les interactions par le geste mettent en jeu le mouvement corporel en tant qu’il est articulé, exprimé et reconnu par un tiers, et non en tant qu’acte dont les seules conséquences importeraient. Ils soulignent le fait que la plupart des IHM ne mettent en jeu que la reconnaissance de gestes dits « symboliques » ou « déictiques » selon la taxonomie de McNeill [14] (cf. section II.1.1). Il faut évaluer dans quelle mesure la technologie peut permettre de renseigner également sur les affects, les humeurs, les émotions… en un mot les contenus qui n’a pas directement trait au but poursuivi par l’utilisateur. Dans L’inscription corporelle de l’esprit [15], Varela et al. développent la théorie de l’« Enaction ». Cette théorie découle d’une conception de l’évolution du vivant en rupture avec l’évolutionnisme darwinien, fondée sur l’ « autoconservation individuelle». L’être vivant est présenté comme un système « autopoiétique », c’est-à-dire : « organisé comme un réseau de processus de production de composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau » [16]. L’élaboration d’un organisme vivant se conçoit alors comme le résultat d’une relation non-dualiste entre l’intérieur et l’extérieur : l’intérieur s’autorégule et s’accommode avec l’extérieur. Perception et action sont donc intimement liées : la perception est une activité interprétative (les actions modifient la perception sensorielle) ; et l’interprétation est forgée par la perception (la perception oriente la formation des structures cognitives). La cognition est une action « corporalisée » : elle est déterminée par l’expérience corporelle et cette expérience est rendue possible grâce aux capacités sensori-motrices du corps : on parle d’une « boucle sensori-motrice ». A cet égard, citons également les remarques de Shove et Repp [17] relatives à la perception musicale, selon lesquelles des relations aussi abstraites et métaphoriques que celles qui sont en jeu dans la perception d’une œuvre (structure, émotions…), en viennent à être représentées par le cerveau humain comme un simple signal visuel, dans l’espace, du fait de la constante interaction de l’appareil spatial du cerveau avec le monde physique concret. Dans [18], Sha et al. présentent des dispositifs où ils invitent les utilisateurs à manipuler des textures en 2D régies par des modèles physiques thermodynamiques, en suivant leur intuition relativement à des matériaux physiques comme l’eau, l’encre ou la fumée. L’idée est de mettre en évidence le fait que la richesse d’utilisation des interfaces homme machine provient de l’expérience corporelle ; « l’intuition kinesthétique » vient en complément des aspects cognitifs mis en jeu. Cette intuition kinesthétique n’est pas sans rappeler la notion d’empathie kinesthétique développée par Jean-Luc Petit en référence au panpsychisme de Theodor Lipps [8]. Dans [19], Schiphorst rend compte de l’expérience soma-esthétique des différentes qualités du toucher, et propose une étude pluridisciplinaire méliorative de l’expérience du corps vivant (soma) comme source d’appréciation sensori-esthétique. Richard Shusterman [20] fait de l’expérience somaesthétique et de la conscience du corps un moyen en vue de la construction de soi. Selon lui, les représentations du corps en vigueur dans la société sont externes, et s’appuient trop souvent sur des critères de beauté stéréotypés, qu’il n’hésite pas à décrire comme oppressifs. Concevoir le corps comme intentionnalité consciente pouvant connaître et approfondir son expérience interne pour réguler ses stimulations sensorielles est un véritable enjeu, dans une société où les informations affleurent aux portes de notre perception aussi nombreuses qu’intenses.
Dans [21], Petersen et al. se proposent d’intégrer l’esthétique au sein des critères de fonctionnement d’une IHM, que sont l’ergonomie, l’efficacité, ou la clarté. Ils reprennent à leur compte le concept d’« interaction esthétique » défini par Richard Shusterman dans [22]. Ils défendent l’idée que la vision analytique des interactions entre les hommes et les machines tend généralement à placer l’interaction avec un objet, une œuvre, ou un dispositif, au-dessus voire en dehors de la vie quotidienne ; l’objet existe de lui-même et est simplement porteur d’attributs. Au contraire, une approche pragmatique de l’interaction avec la machine doit tenir compte d’éléments socioculturels que l’interaction rend visible, et se rapprocher davantage des besoins, des désirs, des peurs, des espoirs des individus, tenir compte du fait que l’appréhension, l’appropriation et l’usage des objets sont déterminés et structurés par des contextes socio-économiques et politiques. Les technologies affectives sont alors envisagées d’un point de vue constructiviste : il ne s’agit plus d’obtenir des retours relativement à la performance d’un produit, mais d’étudier la prise en main de l’utilisateur et l’expérience que cela dessine. Le design a alors pour fonction de donner aux individus l’opportunité de s’approprier les objets et de modifier leurs fonctionnalités premières, d’une part en accordant un rôle primordial à l’improvisation et à l’exploration, d’autre part en usant de nouvelles représentations physiques ou symboliques complexes des actions. L’utilisateur peut en quelque sorte « s’améliorer» dans son usage des artefacts – ceux-ci ne sont plus réductibles au rôle de simples outils – au sein d’un intrigue en constant remodelage. Petersen et al. proposent plusieurs expériences : l’une d’entre elles concerne l’écoute de la musique et propose de naviguer d’une piste à l’autre ou de gérer le volume à travers des mouvements corporels relatés par des capteurs cinétiques ou sonores ; une autre propose un environnement hybride où des jets de balles sur des objets virtuels permettent de déplacer des documents d’une surface à une autre (table, mur, sol…).
L’approche « expérience utilisateur » (« user experience ») intéresse également le monde de la création. Avec l’art expérientiel, l’artiste agit sur le corps du visiteur lui-même pour l’impliquer public dans la découverte de l’œuvre. J’efface vos traces est une œuvre de l’artiste Du Zhenjun (Figure I.2) parfaitement représentative d’un tel projet : la présence d’un visiteur y déclenche des vidéos d’hommes nus à même le sol qui effacent les traces virtuelles dudit visiteur. Le visiteur, prenant conscience de son incidence sur le contenu même de l’œuvre, en devient partie intégrante et improvisateur. Dans [23], Françoise Lejeune introduit même la notion de « somagraphie » pour désigner des « scénographies plasticiennes spécifiquement destinées à l’éveil sensoriel et à l’augmentation de l’attention accordée […] au corps sentant ». De tels dispositifs visent à faire rompre le public d’avec ses automatismes moteurs. Lejeune parle même d’un « piège sensoriel », dont le but est de favoriser l’ouverture du corps pour y inscrire l’œuvre. Les tenants de cette forme d’art qualifiée d’« expérientielle » font leur la somaesthétique dite « expérientielle », désignée par Richard Shusterman dans Conscience du corps pour une soma-esthétique [24] comme celle qui développe l’attention portée aux sensations du corps.
Dans [25], S. Alaoui présente un travail sur le mouvement dansé en s’appuyant sur les concepts proposés par Rudolf Laban, dite « Laban Movement Analysis » (LMA [26] [27]). Une étude approfondie de la LMA fera l’objet de la section II.3 de ce manuscrit. Les qualités de mouvement définies par Laban caractérisent le mouvement corporel tel qu’il est produit par sa dynamique et sont indépendantes de sa trajectoire dans l’espace. L’approche proposée se situe dans le droit fil de la « danse augmentée » (Figure I.3). L’auteure se propose de modéliser les dynamiques du mouvement dansé par des systèmes de « masses-ressorts » dans l’optique de l’élaboration d’une plateforme de réalité virtuelle augmentée. Par ailleurs danseuse, elle définit avec son équipe un certain nombre de gestes expressifs que sont l’inspiration (Breathing), le saut (Jumping), l’extension (Expanding), et la réduction (Reducing) chacun étant par la suite décliné en différentes nuances. Pour ces gestes, il s’agit d’estimer les paramètres d’une équation de mouvement modélisant le système masse-ressort, dans l’optique de fournir au danseur des retours visuels sur son activité au sein d’un dispositif interactif.
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Table des matières
I. Introduction
I.1. Contexte général
I.2. De la modernité au corps-sujet : quelques rappels de philosophie
I.3. Du corps-sujet vers nouvelles technologies
I.3.1. Perception, esthétique et interactions corporalisées
I.3.2. Synesthésie et interactions performatives
I.4. Objectifs et contributions
I.4.1. Objectifs
I.4.2. Contributions
I.4.2.1. Descripteurs expressifs du geste
I.4.2.2. Constitution de bases de données
I.4.2.3. Reconnaissance globale
I.4.2.4. Reconnaissance en temps réel
II. Gestes, expressivité, émotions, musique
II.1. Du geste fonctionnel au geste expressif
II.1.1. Analyses fonctionnelles du geste
II.1.2. Vers le geste expressif
II.2. Modèles d’émotions
II.2.1. Catégories émotionnelles
II.2.2. Représentations dimensionnelles des émotions
II.2.3. Emotions et évaluation cognitive
II.2.3.1. Le modèle « OCC »
II.2.3.2. Le modèle des processus composants (« Component Process Model » : CPM)
II.2.4. Emotions et constructivisme
II.3. Le modèle de Laban
II.3.1. Présentation du modèle
II.3.2. Discussion
III. Etat de l’art
III.1. Analyse de mouvement et reconnaissance d’actions
III.1.1. Bases de données de vidéos 2D
III.1.2. Silhouettes, postures, poses
III.1.3. Modèles locaux et saillance spatio-temporelle
III.1.4. Représentations structurelles 3D et morphologie du mouvement
III.2 Activité de groupe et créativité
III.3. Analyse émotionnelle du mouvement
III.4. Analyses à base de l’expressivité
III.4.1. Descripteurs expressifs mi-niveau
III.4.2. Analyse des qualités de Laban
III.4.3. Quantification des qualités de Laban
IV. Descripteurs LMA
IV.1. Qualité de Corps
IV.2. Qualité d’Espace
IV.3. Qualité de Forme
IV.3.1. Sous-qualité de Flux de forme
IV.3.2. Sous-qualité de Mouvement directionnel
IV.3.3. Sous-qualité de Mise en forme
IV.4. Qualité d’Effort
IV.4.1. Sous-qualité d’Espace
IV.4.2. Sous-qualité de Temps
IV.4.3. Sous-qualité de Flux
IV.4.4. Sous-qualité de Poids
IV.4. Conclusion
V. Conclusion
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