Appropriation du stéréotype par le champ littéraire
La polysémie sémantique du stéréotype n’a pas encore atteint sa complétude. De l’imprimerie vers les sciences humaines, c’est maintenant au tour des littéraires, sémiologues et linguistes de s’y intéresser. Roland Barthes est le premier à le faire passer au rang de répétition formelle, en le décrivant comme un signe « suiviste, grégaire [ … ] qui traîne dans la langue ». Le stéréotype évoque, à lui seul, l’impossibilité pour l’écrivain, voire pour tout théoricien, de parvenir au degré zéro de l’écriture. Dans chaque parole, nous sentons le caractère rapporté, emprunté, d’aucuns diraient sans originalité. Nous ne réussissons à parler qu’avec un langage commun, impersonnel, avec des mots qui ont déjà été prononcés. Nos idées même ne viennent pas uniquement de nous. C’est ce qui nous mène, peut-être paradoxalement, vers une tentative de légitimation de l’emprunt à travers les siècles. C’est de cette manière, selon nous, que nous pouvons parvenir à l’essence même du stéréotype formel, à sa compréhension la plus juste, par la preuve qu’il est le fruit d’un questionnement constant à travers les époques sur la valeur que l’on peut accorder à la reprise des notions d’autres penseurs avant nous. Nous nous réfèrerons ici aux notions de mimèsis et de transtextualité (incluant la citation). Nous chercherons également à enrichir et à clarifier les définitions théoriques des stéréotypes d’elocutio, de dispositio et d’inventio. Enfin, nous nous pencherons sur le rapport entre stéréotype et réseau par l’étude de l’autostéréotypie dans les œuvres d’un même auteur.
De la mimésis à la transtextualité
Dès l’Antiquité, un questionnement se pose sur l’utilisation du langage qui est faite par l’homme. La production littéraire, dont la langue constitue le système de signes, offre . des possibilités d’adéquation au réel. La mimésis, comme « concept utilisé en philosophie de l’art ainsi qu’en théorie de la littérature, selon lequel l’imitation de la Il nature Il se trouve à la base de la création artistiqué», constitue l’une des premières approches connues, sinon la première, sur cette réflexion à travers les âges de la notion d’emprunt, cette fois-ci applicable aux constituantes du monde tangible. Pour Aristote, l’emprunt est un trait caractéristique fondamental de l’être humain: Représenter est en effet inné chez les hommes, dès l’enfance (et ils se différencient des autres êtres vivants parce qu’il [l’homme] en est un particulièrement doué pour reproduire, et que ses connaissances il les acquiert d’abord en reproduisant), comme est inné le plaisir que tous prennent aux représentations .
La mimèsis participe d’un trait instinctif donc, chez l’homme, à regarder ce qui existe et se fait autour de lui pour le reproduire, et ainsi, favoriser le processus cognitif. À titre d’exemple, les auteurs de pièces théâtrales antiques essaieront de rendre leurs pièces le plus vraisemblable possible. De cette manière, le spectateur, en assistant à une tragédie, ressentirait les mêmes émotions que si les évènements lui étaient arrivés personnellement et ce phénomène, que nous appelons la catharsis, abaisserait le niveau de tensions chez ce même spectateur qui perdrait toute envie de réaliser les crimes mis en scène devant lui. C’est dire comment représentation et réalité sont intrinsèquement liées, la première pouvant remplacer la seconde dans un rapport d’équivalence. Et si l’emprunt était la constituante nécessaire à toute production artistique? Et si la littérature elle-même ne consistait qu’à recycler les anciens usages et à reproduire, au fil des siècles, les mêmes histoires?
Transtextualité
Nourrie par les travaux de Mikhail Bakhtine sur le principe dialogiqué , de même que par la notion d’intertextualité traitée, notamment, par Julia Kristeva, la transtextualité est introduite par Gérard Genette, dans Palimpsestes : la littérature au second degré, comme comprenant « tout ce qui met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ». Le terme se dérive a son tour en de multiples déclinaisons, soitl’intertextualité (incluant la citation, le plagiat et l’allusion), le paratexte , la métatextualité , l’hypertextualité et l’architextualité. De par le titre de son ouvrage, Genette montre que la réappropriation est à l’essence même de la notion de littérature, qui conserve toujours, peu ou prou, une trace tangible et perceptible de ce qui a été écrit auparavant.
Antoine Compagnon va dans le même sens, dans son ouvrage sur La seconde main ou le travail de la citation, dans lequel il décrit la citation comme la substance première de l’écriture et de la lecture. Pour lui aussi, le texte représente un métissage d’idées rapportées, confondues dans l’espace-livre : « Écrire, car c’est toujours récrire, ne diffère pas de citer ». Umberto Eco, à cet égard, invente le concept d’« œuvre ouverte », dans son ouvrage du même nom, signifiant par là que tout texte littéraire s’inscrit dans un contexte sociohistorique donné et qu’il ne subit pas seulement une influence littéraire, mais aussi celle du courant de pensée en entier duquel il est issu, par un jeu d’interréciprocité avec les autres pratiques culturelles avec lesquelles il est en contact (musique, chant, danse, peinture, cinéma, etc.).
Comme nous venons de le voir, même si l’apparition du stéréotype remonte au :xxe siècle, il appert que l’élaboration du terme part d’un long questionnement, depuis l’Antiquité, sur l’appropriation de discours, et que même si l’emprunt n’a pas toujours été valorisé, il constitue un outil important pour déceler le rapport au monde, au langage et à la littérature de toute société donnée. Il n’en demeure pas moins que la définition du stéréotype formel, tel qu’il apparaît aujourd’hui, est passablement floue, et plusieurs s’interrogent sur son sens, notamment sur ce qui le différencie du cliché avec lequel le stéréotype formel partage la même origine typographique et est souvent confondu.
Le stéréotype formel
Le stéréotype formel n’est pas restreint aux formules figées comme le cliché. Le stéréotype formel est mécanique, retranscrit comme un procédé industriel et reste, en cela, très près de son origine typographique et de la notion de cliché. Isabelle Rieusset-Lemaire croit qu’il empêcherait même, jusqu’à un certain point, l’écrivain de s’exprimer de façon personnelle: La stéréotypie, c’est le langage réduit au degré zéro de l’imaginaire, et c’est à ce titre qu’elle nie la dimension du sujet. Privé d’imaginaire, le locuteur d’énoncés stéréotypés n’est plus un sujet, mais un simple média qui reproduit, telle une machine, des fragments de langage.
Dans une société tournée vers l’innovation et le progrès, le stéréotype a le mauvais rôle parce qu’il ne réinvente rien. Il est le signe d’une « mauvaise» littérature, écrit Amossy, d’une « sous-littérature » ajoute Claude Bouché. Le fait est qu’à l’instant où il est reconnu, le stéréotype est relégué par le lecteur à un genre usé, prévisible.
Le stéréotype trouve son origine dans le social pour rejoindre les textes, faisant office de communicateur entre les deux, organ on du passage du contexte de production vers la matérialité du texte. Il est ce que nous pourrions nommer l’état solide des préoccupations fluides dans un espace défini dans le temps. Plus technique que le stéréotype social, il est fixé par l’écrit et exige une activité singulière de repérage dépendante des connaissances du lecteur (ou pratiques de lecture). Il enjoint connaissances littéraires, d’abord, et connaissances du social ensuite. Comme le rappelle Dufays, il est une constituante essentielle de toute didactique de la lecture, puisqu’au cœur de tout apprentissage en littérature: « apprendre à lire, c’est d’abord apprendre à maîtriser les stéréotypies ». Situé aux trois niveaux du discours, le stéréotype formel se retrouve aussi bien dans l’elocutio, la dispositio que l’inventio.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1: LA STÉRÉOTYPIE
1. Évolution du stéréotype dans les sciences sociales
1.1. Origine typographique et transformation du stéréotype
1.2. Stéréotype social
1.3. Concepts associés – Lieux communs et idées reçues
1.3.1. Lieux communs
1.3.2. Idées reçues
2. Appropriation du stéréotype par le champ littéraire
2.1. De la mimésis à la transtextualité
2.1.1. Transtextualité
2.2. Le stéréotype formel
2.2.1. Stéréotypes d’elocutio
2.2.1.1. Le cliché
2.2.2. Stéréotypes de dispositio
2.2.3. Stéréotypes d’inventio
2.3. Réseaux et autostéréotypie
CHAPITRE 2 : LES STÉRÉOTYPES SOCIAUX: DES MODÈLES À SUIVRE POUR LES PERSONNAGES FÉMININS?
1. Les stéréotypes sociaux
1.1. La poupée
1.1.1. La Barbie
1.1.2. La poupée sexuelle
1.2. La folle
1.3. La femme-larve
CHAPITRE 3 : LA STÉRÉOTYPIE FORMELLE: DÉCONSTRUCTION DU LANGAGE ET ÉCLATEMENT DU CADRE SPATIO-TEMPOREL
1. Lieux communs et stéréotypies au féminin
1.1. L’utilisation de clichés
1.2. Le procédés de modalisation et les extrapolations vers l’imaginaire
2. La dé-construction narrative
2.1. Étude de l’incipit de folle
2.2. Étude des perspectives en alternance dans À cielouvert
2.3. Étude sur les analepses dans Paradis clef en main
3. L’effet miroir
3.1. La femme-pluriel
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet