DE LA DÉCADENCE DANS LES RAPPORTS HUMAINS
La représentation de la déchéance des relations humaines marque un tournant décisif dans la perspective d’écriture de Saint-Exupéry. Elle se lit à travers la « relativité textuelle » que sous-tend l’hybridité générique par le biais de laquelle s’instaure un champ de confrontation entre les personnages. Ceux-ci, étant des victimes de l’angoisse de la condition humaine, subissent « un insupportable tremblement » , une chute dont la face terrifiante est susceptible de provoquer des guerres désastreuses pour la communauté.
Comprendre cette atmosphère belliqueuse revient à décomposer le cadre spatial pour appréhender la nature des images qui s’y dégagent. Dans cette optique, l’étude des mouvements intérieurs et extérieurs devient un impératif majeur pour mieux scinder la position des personnages par rapport à la volonté, l’urgence et l’harmonie que réclament les rapports humains . L’exploitation de la phénoménologie bachelardienne, de l’intertextualité biblique , de la perspective newtonienne et du « mécanisme du transfert » freudien serait aussi d’un apport favorable pour le décryptage des images qui émanent de l’atmosphère belliqueuse du XXe siècle.
Celle-ci explique l’attitude démoniaque des hommes qui assistent à l’inflation honteuse du matérialisme dont les répercussions construisent un espace carcéral où l’argent impose son hégémonie. Cette dernière annonce, en perspective, les prémisses d’une crise spirituelle symbolisée perpétuellement par l’inaction des figures du « bureaucrate » , d’Abdallah, dans Terre des Hommes, du commandant Alias, à travers Pilote de guerre, et « des revenants » de la Lettre à un otage.
LES AFFRES DE LA CONDITION HUMAINE : DE L’HOSTILITÉ DE LA NATURE À L’IMPÉRATIF DE RÉSISTANCE
Énorme champ d’aimantation et d’échanges, les relations humaines connurent une forte décadence au XXᵉ siècle. Cette déchéance déclenche un déséquilibre existentiel chez les hommes. Dans cette optique, les pilotes, qui se donnent la responsabilité de veiller scrupuleusement à la sauvegarde des liens sociaux, deviennent, dans Terre des Hommes, des acteurs et témoins d’assauts perpétuels lancés par la présence obsédante d’une nature hostile. Cette dernière soumet de rudes épreuves aux pilotes qui « [vivent] dans la crainte des montagnes d’Espagne, qu’ [ils] ne [connaissent] pas encore […] » . Cette puissance de la nature, qui éveillent les forces vives de la dignité humaine, ralentit leur allure ambitieuse à travers le caractère vétuste des avions dont « les moteurs, à cette époque-là, n’offraient point de sécurité » . Leur espérance d’accomplissement s’opposent, donc, à la mise en place d’une aventure qui offre l’idée d’un aboutissement encore insaisissable .
L’entreprise littéraire, qui expose la confrontation entre les pilotes et la nature, donne à Saint-Exupéry l’occasion « d’analyser la dynamologie des tempêtes » qui s’affichent en suspens dans les pensées du lecteur. « L’écrivain sait d’instinct que toutes les agressions, qu’elles viennent de l’homme ou du monde, sont animales » . Son analyse permet d’établir une correspondance entre la description de la nature et les craintes qu’elle provoque dans l’esprit du narrateur qui sent que « l’Espagne était pauvre en refuges » . Et il ajoute : « je craignais, en face de la panne menaçante, de ne pas savoir où chercher l’accueil d’un champ de secours » . Dans cette mesure, la frayeur intérieure du pilote consacre l’hégémonie de la nature et signe l’évidence d’une tragédie qui guette la condition humaine. Cette imminente faiblesse qui s’implante dans l’aventure isole le pilote et crée une atmosphère d’incertitude dont la prégnance s’intensifie avec l’absence de relations humaines dans l’univers aérien.
Soumis à l’annonce « d’invisibles puissances dont il faut calculer l’approche » , Mermoz « vole en aveugle, corrige difficilement sa dérive, et doute de sa position » . Alors, il se heurte à une mort implacable qui annonce la victoire de la nature dans l’espace aérien. Cette tragédie crée des doutes chez les autres pilotes en les affectant en profondeur. SaintExupéry éclaire la portée de cet événement phénoménal dans leur conscience : « la nouvelle ne semblait guère inquiétante, et, cependant, après dix minutes de silence, tous les postes radio de la ligne de Paris jusqu’à Buenos-Aires commencèrent leur veille dans l’angoisse » . La mort de Mermoz devient, de ce fait, un élément perturbateur susceptible d’inhiber la progression des pilotes. Elle diminue leur enthousiasme et crée un déséquilibre périodique dans le champ de leur réalisation. En filigrane, cette disparition, bien que héroïque, ébranle l’optimisme de Guillaumet et le mène dans un climat de trouble incontrôlable. La pesanteur du trépas vient s’ajouter à la face terrifiante du « versant chilien des Andes » . Cette présence obsédante de la brutalité du milieu naturel engendre en lui l’expression de la fatalité :
C’est le ciel entier qui semble descendre. On se sent pris, alors, dans une sorte d’accident cosmique. Il n’est plus de refuge. On tente en vain le demi-tour pour rejoindre, en arrière, les zones où l’air vous soutenait, solide et plein comme un pilier. Mais il n’est plus de pilier. Tout se décompose, et l’on glisse dans un délabrement universel vers le nuage qui monte mollement, se hausse jusqu’à vous et vous absorbe .
Guillaumet crée, par le truchement du pronom indéfini « on », une sorte de refuge afin de puiser des forces dans la communion des pilotes. Il est à la merci de deux univers (intérieur et extérieur) qui s’excluent mutuellement. Si le sentiment de fatalité le bouleverse de l’intérieur, l’agressivité de la nature n’en est pas moins oppressante. Elle insère en lui un dilemme existentiel qui ferme les portes du « sur-hauteurisme » . Dès lors, il assiste à un nouveau type de confrontation entre le conscient et l’inconscient. Ce duel crée un déséquilibre qui annule la sensation du temps et de l’espace et opère une symbiose entre Guillaumet et son sentiment de fatalité, si bien que le pilote est pris dans un labyrinthe décisif , qui tente d’engloutir toute forme de réalisation. Ce recours à l’indéfini est la conséquence d’une quête identitaire qui attise la nostalgie d’être chez le pilote.
La nostalgie de Guillaumet est conçue comme une aspiration fondamentale. Elle se manifeste dans l’esprit de Saint-Exupéry par un délire dont les réclamations nourrissent son dialogue avec Prévôt, atteint profondément par le « vertige » du désert oppressant:
Il brille sur cette carapace universelle. Il n’y a plus ici ni sable, ni renards. Il n’y a plus ici qu’une immense enclume. Et je marche sur cette enclume. Et je sens, dans ma tête, le soleil retentir. Ah ! Là-bas…
‒ Ohé ! Ohé !
‒ Il n’y a rien là-bas, ne t’agite pas, c’est le délire.
Je me parle ainsi à moi-même, car j’ai besoin de faire appel à ma raison. Il m’est si difficile de refuser ce que je vois. Il m’est si difficile de ne pas courir vers cette caravane en marche… là… tu vois !…
‒ Imbécile, tu sais bien que c’est toi qui l’inventes…
‒ Alors, rien au monde n’est véritable…
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : DE LA DÉCADENCE DES RAPPORTS HUMAINS
CHAPITRE 1 : Les affres de la condition humaine : de l’hostilité de la nature à l’impératif de résistance
1-1 La chute de l’homme : une lecture intertextuelle par les perspectives biblique et newtonienne
1-2 La terreur des guerres : les disgrâces du corps face à l’instinct meurtrier
CHAPITRE 2 : Le matérialisme dégradant, l’expression d’un espace carcéral
2-1 Le règne de l’argent : l’emprise de l’insensibilité
2-2 La commotion de l’esprit, une négation de la dignité humaine
DEUXIÈME PARTIE : L’ÉNONCIATION CHEZ ANTOINE DE SAINTEXUPÉRY
CHAPITRE 3 : La crise du langage : de l’hybridité générique à l’émanation des images
3-1 Les conflits des interprétations : des enjeux de la lecture à la participation ontologique du lecteur
3-2 L’instauration d’un nouveau langage : l’inflation du silence suite à l’effort de formulation
CHAPITRE 4 : La construction allégorique de la Cathédrale ou de la communauté humaine
4-1 Le cadre spatio-temporel de l’enfance : centre d’attraction d’une quête spirituelle
4-2 Le symbolisme et / ou les différentes facettes de la maison
Conclusion
Bibliographie