De Darwin à la définition actuelle de la spéciation écologique
« La sélection naturelle conduit aussi à la divergence des caractères ; car, plus les êtres organisés diffèrent les uns les autres sous le rapport de la structure, des habitudes et de la constitution, plus la même région peut en nourrir un grand nombre.» (Darwin 1859) .
Dans l’Origine des espèces (1859), Charles Darwin propose un cadre théorique à la pensée évolutionniste en se basant sur quatre principes. Premièrement, les organismes présentent naturellement des variations individuelles héréditaires ; deuxièmement, les organismes produisent plus de descendants que nécessaire pour les remplacer à la génération suivante ; troisièmement, les ressources limitées créent une «lutte pour l’existence» qui régule la taille de la population, de sorte que la plupart des descendants meurent sans se reproduire ; et quatrièmement, les individus qui survivent et se reproduisent sont, en moyenne, en raison de leurs variations individuelles héréditaires, mieux adaptés à leur environnement local que les individus ne présentant pas ces variations. Compte tenu de ces quatre principes, Darwin propose ce qu’il appelle « la théorie de la descendance avec modification » dans laquelle le mécanisme de la sélection naturelle joue un rôle central dans la formation des espèces. Ainsi, dans la seule figure de L’Origine des espèces (Figure 1.1), Darwin propose un modèle dans lequel il résume l’évolution possible d’une espèce au cours du temps. Il prend l’exemple d’une espèce commune, très répandue et à forte variabilité intraspécifique (l’espèce A). Dans ce modèle, selon le principe de l’avantage résultant de la divergence des caractères (énoncé en introduction de ce paragraphe), cette espèce fixe et accumule dans le temps les variations les plus extrêmes jusqu’à former des variétés distinctes (a1 et m1).
Ces variétés peuvent, de la même manière, produire une seule (a1 produit a2) ou deux nouvelles variétés (m1 produit m2 et s2). Ainsi, en considérant un grand nombre de générations, la divergence entre les variétés sélectionnées peut devenir suffisamment grande pour les considérer comme des espèces distinctes (a14 à m14). Cependant, dans son ouvrage, Darwin n’explique pas clairement comment la sélection naturelle peut être à l’origine de la stérilité entre espèces bien qu’il s’agisse alors d’un des critères permettant de définir l’espèce. Cela lui a valu de vives critiques de la part de ses contemporains, y compris de la part de ses défenseurs les plus ardents (Huxley 1860 cité dans Mallet 2008b). Darwin ne considère pas l’isolement reproducteur comme critère nécessaire et suffisant pour définir l’espèce partant du fait qu’il existe des cas de stérilité des croisements au sein de certaines espèces et qu’il existe aussi des espèces distinctes interfertiles. Selon lui, deux variétés deviennent progressivement des espèces distinctes lorsque l’on observe entre elles un intervalle significatif dans la distribution de leur morphologie (Figure 1.2).
L’évolution graduelle de cet intervalle (i.e. la spéciation) provient de la sélection divergente entraînant l’extinction des formes intermédiaires. Cette vision darwinienne de l’espèce n’a pas convaincu la communauté scientifique et paradoxalement, il a depuis été largement accepté que Darwin n’a pas clairement défini l’espèce ni réussi à expliquer l’origine des espèces (Mallet 2008a; b). Aujourd’hui encore, de nombreux biologistes de l’évolution utilisent le concept biologique de l’espèce, définissant l’espèce comme un groupe de populations naturelles interfécondes et reproductivement isolées d’autres groupes semblables (Mayr 1942). De ce point de vue, l’étude de la spéciation revient alors à étudier l’évolution de l’isolement reproducteur, ce qui a probablement contribué à limiter l’étude du rôle probable de la sélection naturelle dans la formation des espèces durant la mise en place de la théorie synthétique de l’évolution (Schluter 2009). Ainsi Dobzhansky (1940) suggère que les gènes qui sous-tendent les différences phénotypiques entre les populations ont peu de chance d’être la base de l’isolement reproducteur. En outre, selon Mayr (1942), l’isolement géographique est nécessaire à la mise en place de l’isolement reproducteur, que la sélection naturelle soit impliquée ou non. Cependant, à cette même époque, les travaux du botaniste Clausen sur les écotypes suggèrent l’importance de la sélection naturelle dans la mise en place de l’isolement reproducteur (revu dans Lowry 2012). Ce n’est qu’avec la résurgence du débat autour la spéciation sympatrique que le lien entre sélection naturelle et spéciation a ressurgi car celle-ci n’est en effet possible uniquement sous l’hypothèse d’une forte sélection disruptive (Maynard Smith 1966). Cependant, les études menées à cette époque ont tendance à se concentrer sur le contexte géographique de la divergence adaptative plus que sur la mise en place de l’isolement reproducteur (Coyne & Orr 2004). La réconciliation entre la vision darwinienne de la spéciation et le concept biologique de l’espèce a finalement lieu avec le développement de la théorie de la spéciation écologique.
La spéciation écologique est définie par trois composantes essentielles : (1) une source de sélection naturelle divergente ; (2) une forme d’isolement ; et (3) un mécanisme génétique liant la sélection à l’isolement reproducteur. La spéciation écologique considère uniquement les cas où la sélection a une base écologique c’est à dire qu’elle doit agir sur des traits intervenant dans l’interaction des individus avec leur environnement (Rundle & Nosil 2005; Schluter 2009). Le terme environnement est ici considéré dans son sens le plus large et se réfère aux éléments biotiques et abiotiques du milieu (e.g. climat, ressources) ainsi qu’aux interactions intra et interspécifiques (e.g. compétition, prédation, mutualisme). D’autre part, la sélection doit être divergente c’est à dire qu’elle doit agir dans des directions opposées dans différentes populations. Enfin, les traits directement soumis à sélection divergente, ou ceux qui leur sont liés génétiquement, doivent affecter l’isolement reproducteur. Il est à noter que la spéciation écologique peut se produire dans n’importe quel contexte géographique (allopatrie, parapatrie, sympatrie) et que celui-ci est important car il peut influencer la source de la sélection divergente ainsi que la quantité de flux de gènes entre les populations en cours de différenciation (Rundle & Nosil 2005; Nosil et al. 2009; Surget-Groba et al. 2012).
Le continuum de spéciation
« Les petites différences qui distinguent les variétés d’une même espèce tendent régulièrement à s’accroître jusqu’à ce qu’elles deviennent égales aux grandes différences qui existent entre les espèces d’un même genre, ou même entre des genres distincts. » (Darwin 1859) .
En s’appuyant sur son schéma (présenté Figure 1.1), Darwin suggère que les processus adaptatifs régissant l’évolution des populations (microévolution) sont les mêmes que les processus évolutifs à l’origine des espèces (macroévolution), ces derniers agissant sur des pas de temps plus longs. Ainsi, Darwin prétend que la divergence des populations est un processus graduel et continu pouvant dans certains cas aboutir aux discontinuités observées entre les espèces par extinction des formes intermédiaires (Reznick & Ricklefs 2009). Malgré cela, il faudra attendre que la théorie de la spéciation écologique soit suffisamment étayée pour que la nature continue du processus de spéciation soit clairement reconnue (Wu 2001; Butlin et al. 2008; Mallet 2008b; Lowry 2012). Ainsi, les degrés de divergence phénotypique et génotypique entre populations peuvent varier quantitativement (Jiggins & Mallet 2000; Drès & Mallet 2002; Nosil 2007; Mallet et al. 2007; Thorpe et al. 2010; Rymer et al. 2010), de même que l’intensité de l’isolement reproducteur (Coyne & Orr 1989; Funk et al. 2006; Nosil 2007; Merrill et al. 2011), et le tri des lignées (Dopman et al. 2005). Ces différents degrés de divergence et d’isolement reproducteur entre populations peuvent être représentés de manière croissante le long d’un continuum 8 allant de la panmixie jusqu’à l’isolement reproducteur complet et irréversible (Figure 1.3). Si les différents concepts d’espèce peuvent être en désaccord sur les critères permettant de déterminer quand la spéciation est complète (revu dans Coyne & Orr 2004), le cadre conceptuel du continuum de spéciation permet davantage de s’intéresser aux processus mis en jeu en étudiant les facteurs responsables de l’évolution de la divergence des populations le long de ce continuum.
Pour aborder cette question de manière pratique, Hendry (2009) a défini quatre étapes le long du continuum de spéciation. L’étape 1 correspond à une variation continue des caractères adaptatifs entre les individus (distribution unimodale) sans isolement reproducteur (panmixie) mais où les individus présentant les caractères extrêmes peuvent être spécialisés dans l’utilisation de ressources différentes. L’étape 2 correspond à une variation partiellement discontinue des caractères (par exemple suivant une distribution bimodale avec chevauchement) avec un faible isolement reproducteur. L’étape 3 correspond à une variation fortement discontinue des caractères (par exemple suivant une distribution bimodale sans chevauchement) avec un isolement reproducteur fort mais réversible. Enfin, l’étape 4 est atteinte lorsque l’isolement reproducteur devient complet et irréversible. Il est important de noter que les transitions entre ces étapes ne sont pas abruptes ni évidentes car il s’agit d’une division arbitraire d’un continuum. En outre, les transitions entre les étapes ne sont pas inévitables et ne sont pas nécessairement unidirectionnelles (Hendry 2009).
Les mécanismes de la spéciation écologique
Il existe de nombreux mécanismes pouvant être impliqués dans la spéciation écologique car chacune de ses trois composantes essentielles (sélection naturelle, isolement reproducteur et leur lien génétique) peut prendre diverses formes non mutuellement exclusives et pouvant agir en synergie (pour une revue exhaustive, voir Nosil 2012). Ainsi, la sélection naturelle peut résulter de différences environnementales entre populations, favorisant ainsi différents traits selon les populations. Cela inclut le cas particulier de la sélection sexuelle où les traits sélectionnés interviennent dans la reproduction sexuée (Seehausen et al. 2008). La sélection naturelle peut aussi dépendre d’interactions écologiques entre les populations comme la compétition, la prédation, les mutualismes (Doebeli & Dieckmann 2000). Dans ce cas, les aires de répartition des populations doivent être au moins partiellement chevauchantes et la sélection naturelle est généralement fréquence-dépendante. Cela inclut les cas particuliers de sélection favorisant directement l’isolement prézygotique après contact secondaire (mécanisme de renforcement ; Servedio & Noor 2003) et de sélection disruptive pouvant théoriquement provoquer la spéciation sympatrique (Turelli et al. 2001).
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Table des matières
1 Introduction générale
1.1.Cadre théorique: la spéciation écologique
1.1.1. De Darwin à la définition actuelle de la spéciation écologique
1.1.2. Le continuum de spéciation
1.1.3. Les mécanismes de la spéciation écologique
1.1.4. Les facteurs affectant la progression de la spéciation écologique
1.1.5. L’étude de la spéciation écologique
1.1.6. L’importance de la spéciation écologique dans la nature
1.1.7. Les mécanismes alternatifs
1.2.La spéciation écologique dans les systèmes insulaires
1.2.1. Intérêt dans l’étude de la spéciation en milieu insulaire
1.2.2. Les exemples connus de spéciation écologique en milieu insulaire
1.2.3. Le cas des Mascareignes
1.3.Contexte de l’étude : les orchidées Angraecinae des Mascareignes
1.3.1. Biogéographie des Angraecinae aux Mascareignes
1.3.2. Rôle de l’interaction plante-pollinisateur dans la radiation de la section Hadrangis
1.3.3. Le genre Jumellea
1.4.Problématique, objectifs et structure de la thèse
2 Différences morphologiques et identification de Jumellea rossii et Jumellea fragrans (Orchidaceae) à l’île de la Réunion : implications pour la conservation
2.1.Présentation de l’article
2.1.1. Résumé
2.1.2. Abstract
2.2.Introduction
2.3.Matériels et méthodes
2.3.1. Sites d’étude
2.3.2. Matériel biologique
2.3.3. Mesures végétatives et florales
2.4.Résultats
2.4.1. Phénologie florale
2.4.2. Mesures des caractères végétatifs et reproducteurs
2.5.Discussion
2.5.1. Différences taxonomiques au sein du complexe du faham
2.5.2. Origine de la confusion taxonomique et identification des taxons
2.5.3. Caractères morphologiques discriminants les deux espèces
2.5.4. Implications pour la conservation du faham
2.6.Remerciements
3 Delineation of evolutionary significant units in the Mascarene endemic Faham complex (Jumellea spp.) from genetic and ecological distinctiveness
3.1.Présentation de l’article
3.1.1. Résumé
3.1.2. Abstract
3.2.Introduction
3.3.Materials and methods
3.3.1. Study area and species
3.3.2. Genotyping
3.3.3. Genetic diversity
3.3.4. Neutral genetic structure
3.3.5. Adaptive phenotypic structure
3.3.6. Definition of conservation units and assessment of their extinction risk
3.4.Results
3.4.1. Genetic diversity
3.4.2. Genetic and phenotypic clustering
3.4.3. Genetic and phenotypic structure by habitat
3.4.4. Conservation units and extinction risk
3.5.Discussion
3.5.1. Taxonomic delimitations
3.5.2. Ecological-driven divergence
3.5.3. Conservation implications
3.6.Acknowledgements
4 Conclusion générale